Supermarchés
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Anticipons la fin des supermarchés

Pour Max Rousseau, chercheur en en science humaine et politique , la disparition programmée des supermarchés et grandes surfaces ne doit pas être une fatalité. Selon l’expert, c’est au contraire une opportunité pour repenser le développement local sur de nouvelles bases, comme celles de débitumer, dépolluer, réensauvager.   

CARTE BLANCHE | Max Rousseau, chercheur en science humaine et politique [1]

Un demi-siècle après l’apparition des premières friches industrielles, traverser la France offre l’occasion d’un nouveau traumatisme visuel : celui des friches commerciales. Car désormais, celles-ci ne concernent plus seulement les devantures vides qui parsèment tristement les rues commerçantes des villes moyennes, à laquelle on avait fini par s’habituer. Elles s’offrent à tous les regards puisqu’elles touchent désormais les entrées de ville, longtemps symboles de l’hypermodernité, mais dont les parkings vides et les entrepôts fermés déploient désormais une nouvelle imagerie du déclin urbain. 

Les causes sont bien connues : prise en tenaille entre une demande de relocalisation alimentaire accrue par les ruptures de stock apparues lors des confinements et la facilité, souvent moins avouable, de la livraison à domicile, la grande distribution semble, à terme, condamnée. Faut-il s’en réjouir ? Non, tant le règne annoncé du capitalisme de plateforme, qui repose sur la destruction de l’emploi local et l’exploitation d’une main-d’œuvre corvéable à merci comme de producteurs mis en concurrence à l’échelle internationale, s’annonce encore bien pire. 

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Comme des zombies

Il n’en faut pas moins passer sous silence les immenses dommages causés par cette forme commerciale longtemps hégémonique. Il ne s’agit pas seulement de l’appauvrissement psychique de consommateurs «perdus» entre des rayons promotionnels, à la recherche d’une introuvable «personnalité authentique» (comme dans la chanson Lost in the supermarket des Clash), voire dépeints comme des zombies errant dans un centre commercial (comme dans les films horrifiques de George Romero). Et encore la contre-culture du tournant des années 80 était-elle loin d’imaginer les raffinements de l’expérience d’aliénation qui serait ensuite permise par les caisses automatiques… 

Il ne s’agit pas non plus seulement des effets si lointains de l’allongement des chaînes de valeur : peu de consommateurs savent par exemple que derrière la pastèque marocaine de l’étal d’un hypermarché francilien, c’est l’eau des portes du Sahara qui est en fait vendue, et que son exportation accroît la pénurie désormais chronique pour les habitants de Zagora.

Ce que rend soudainement visible cette multiplication des fermetures de supermarchés, c’est que ces dommages ne concernent désormais plus seulement un horizon distant, mais bien un amont proche. Celui du paysage banal de la vie quotidienne balafré par un bitume désormais inutile. Celui de petites communes démunies face à la fermeture brutale d’un supermarché dont on peine à se souvenir que l’ouverture avait inexorablement laminé les petits commerces avoisinants. 

D’où des questions désormais très concrètes. Que faire avec ces emplois disparus ? Où s’approvisionner désormais ? Ces questions, pour l’heure encore cantonnées à quelques territoires «pionniers» de la mort du supermarché, promettent de se poser de manière particulièrement intense en France. Tout simplement parce qu’il s’agit du pays où le ratio mètres carrés de surface commerciale par habitant est le plus élevé d’Europe.

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Centres villes détruits et extrême-droite en progresion

Rappelons que depuis le début des années 70, l’implantation (ou l’agrandissement) des grandes surfaces est soumise à l’approbation de commissions ad hoc. Ce système opaque a généré une intense corruption, du simple enrichissement personnel au financement occulte des partis politiques. Il a également nourri l’émergence de nombreuses grandes fortunes françaises, recourant parfois à l’évasion fiscale. Mais évidemment, il a généré de nombreux perdants. Bien des centres-villes ont vu leur armature commerciale détruite par les supermarchés périphériques, préalable à une spirale sans fin de déclin et de tensions. 

A Roubaix, ville-laboratoire ceinturée de supermarchés dès la fin des années 70 (dont le quartier des Hauts-Champs a donné son nom à la chaîne Auchan), l’extrême droite, propulsée par des commerçants en voie de paupérisation, a ainsi réalisé une percée remarquée dès le début des années 80. La même histoire s’est ensuite multipliée silencieusement dans de nombreuses villes moyennes et petites.

Rappelons également qu’outre la pollution générée par la grande distribution (par l’élargissement des chaînes logistiques, mais aussi par la dépendance à la voiture individuelle), l’imperméabilisation massive des centres commerciaux produit par ailleurs un coût environnemental immense, sous forme d’une destruction de la biodiversité, de risques accrus d’inondation, et enfin d’îlots de chaleur. Ces risques sont d’autant plus élevés que les zones commerciales périphériques se voient généralement gagnées par la ville. En effet, implanter une zone commerciale et créer de nouvelles dessertes routières, c’est rendre de nouveaux terrains accessibles, et donc valorisables par la forme urbaine la plus gourmande en foncier : les lotissements pavillonnaires. 

Rendre constructible les terres agricoles, c’est certes financer silencieusement la fin de l’agriculture en offrant un revenu complémentaire à l’exploitant qui, pour prendre sa retraite, n’en reste pas moins un électeur… Mais c’est oublier que ces terres ne seront désormais plus exploitables, alors même qu’un nombre croissant de jeunes désireux de lancer des activités agricoles plus vertueuses se heurtent à la pénurie de foncier.

Un demi-siècle après l’apparition des premières friches industrielles, traverser la France en juillet 2021 offre l’occasion d’un nouveau traumatisme visuel : celui des friches commerciales. © Belga 

Une opportunité pour repenser le développement local

La disparition programmée des grandes surfaces ne doit donc pas être subie comme une fatalité : elle doit être pensée comme un levier, une opportunité pour repenser le développement local sur de nouvelles bases. Les grandes surfaces constituent un cheval de Troie de l’étalement urbain, une forme urbaine construite sur une consommation foncière effrénée, et qui conduit des populations à un éloignement les fragilisant par le surendettement et la dépendance automobile. 

Au cours des dernières années, la multiplication des ZAD puis l’explosion des Gilets jaunes est venue clairement démontrer que la «solution périurbaine» miraculeuse aux inégalités croissantes – car elle permet une accession, bien que de plus en plus dégradée, à la propriété, loin des centres métropolitains en gentrification, tout en soutenant de prospères secteurs (banques, assurances, énergies fossiles, construction) – est désormais à bout de souffle.

Les grandes surfaces constituent un cheval de Troie de l’étalement urbain

Autant, donc, anticiper. Quid de la remise en état de terrains imperméabilisés, non sécurisés ni entretenus ? Des solutions existent pour débitumer, dépolluer, voire réensauvager. Elles peuvent permettre de restaurer les écosystèmes, voire de soutenir l’émergence d’une offre de commerces et de services plus adaptée aux nouvelles demandes. Mais elles coûtent cher. 

Qui doit payer ? Si l’opérateur se contente de mettre la clé sous la porte avant de partir vers des activités plus lucratives ou des cieux plus conciliants, alors le modèle des grandes surfaces, qui repose dès ses origines sur la démolition économique, sociale et environnementale des territoires, apparaîtra définitivement comme un modèle extractiviste. Autrement dit, un modèle de mal-développement courant dans les pays pauvres soumis aux opérations d’investisseurs distants, qui viennent piller le territoire avec la complicité du pouvoir local avant de s’enfuir sans rendre de comptes. 

Au final, le problème qui risque de se poser à de nombreuses petites communes est comparable à la fermeture annoncée d’une mine. Aux élus et aux populations d’anticiper, en scrutant les évolutions de la grande distribution, en se rapprochant d’autres territoires concernés par le problème, mais aussi en faisant bon usage de l’arsenal réglementaire désormais à leur disposition.


[1] Max Rousseau, chercheur en science-po (France, CIRAD et Université de Perpignan) travaille sur les questions urbaines et plus particulièrement la question des villes en déclin, des alternatives émergentes et de la reconfigurations des territoires tant du point de vue économique et politique que social. Cette carte blanche a initialement été publiée dans le journal Libération, à destination de ses abonnés. Max Rousseau nous a permis de la publier.   

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