L’une est installée en plein cœur de Bruxelles depuis plusieurs années, l’autre démarre son projet en zone rurale, dans la région de Profondeville. Bienvenue à la Ferme du Chant des Cailles et à la Ferme des Arondes. Deux projets de ferme partagée, comme il en fleurit de plus en plus en Belgique. Et si le « faire ensemble » se révélait une solution contre la disparition des exploitations paysannes ? Portrait croisé au fil du printemps et de l’été.
Jehanne Bergé, journaliste
En point de départ, la lecture d’une étude passionnante dédiée aux fermes partagées publiée par la SAW-B. Ensuite, des rencontres et de nombreuses visites au sein de deux fermes : celle des Arondes à Arbre (Profondeville), et celle du Chant des Cailles à Watermael-Boitsfort.
D’un côté, six productrices et producteurs expérimentés qui reprennent une ferme grâce à l’épargne citoyenne pour mener un projet commun où chaque activité de production reste autonome financièrement. De l’autre, une exploitation urbaine et participative qui allie citoyens et professionnels de l’agriculture dans une forte dimension collective.
Si chaque lieu fonctionne selon son propre mode d’emploi, au cœur des deux vibre le moteur de produire différemment, de rassembler, de mutualiser, et ce dans un objectif nourricier.
Accéder aux terres, la galère
Arbre (Profondeville), dernier dimanche de mai, ancienne Ferme de Montigny, future Ferme des Arondes. Camille Eickhoff la boulangère, Sébastien Petit le maraîcher, Loïc Monseur l’artisan transformateur, Benoit Roche le producteur de champignons, Zoé Brusselmans la fromagère et Floriane Heyden la pro de la gestion accueillent les visiteurs. Comme chaque week-end depuis plusieurs semaines, ces trentenaires présentent leur projet agroécologique, diversifié et collectif, au public. Leur objectif : récolter les 1.830.000 € nécessaires pour racheter les terrains et le bâti de cette ferme de 34 hectares.
La musique résonne, les enfants courent derrière les papillons, les adultes discutent une bière locale à la main. Si le retour à la terre peut se révéler synonyme de fantasmes, ici, pas question de rêver ; ces néo-agricultrices et néo-agriculteurs ont de la bouteille ! Depuis plusieurs années, quatre d’entre eux travaillent à Rhisnes, dans les environs de Namur, au sein de la coopérative Jardins d’Arthey.
« C’était un super endroit pour tester notre projet à la fois au niveau individuel et collectif, mais le contrat qui nous lie au propriétaire nous limite en termes d’espace et de perspectives dans le temps puisque c’est un bail en commodat[1]. Or, les activités agricoles demandent de se projeter à très long terme au niveau des investissements, mais aussi du soin du sol… », avance Sébastien Petit en berçant son bébé. « On a décidé de reprendre une ferme ensemble. Avant de découvrir celle-ci, on en a visité plusieurs et on a vite compris à quel point c’était galère », souffle Camille Eickhoff.
Pour saisir les enjeux de cette galère, replaçons le contexte de l’accès à la terre : le prix du foncier en Belgique se révèle de plus en plus exorbitant et complètement déconnecté des réalités agricoles, quant aux opportunités de louer des terrains dans de bonnes conditions, elles sont de plus en plus rares, et les propriétaires, de moins en moins scrupuleux… Conséquence directe de ces réalités, de multiples verrous à la construction d’un modèle paysan viable économiquement. Résultat, les fermes de taille familiale disparaissent au profit d’exploitations industrielles.
+++ Ce portrait croisé est au sommaire de notre numéro 11 (automne 2022).
L’épineuse question des transmissions
« Nous avons eu la chance de tomber sur la fratrie Bouchat de la Ferme de Montigny », confie Sébastien Petit.
« Mon père est décédé il y a trois ans. Nous avons hérité de la ferme et avons décidé de la vendre, tout en cherchant à soutenir des jeunes travaillant en bio », explique Thérèse-Marie Bouchat, membre de la fratrie de six futurs ex-propriétaires. Après s’être rencontrées, ce fut le match entre les deux générations. La famille se dit séduite par le projet, l’expérience et le dynamisme du groupe.
Loin d’être anecdotique, cette transmission relève d’enjeux politiques : aujourd’hui en Wallonie, 69% des agriculteurs ont plus de 50 ans, et seul un sur cinq a un repreneur identifié pour sa ferme. Dans le cadre des Arondes, sans ces propriétaires qui ont choisi d’accorder le temps nécessaire aux repreneurs pour récolter les fonds et ont préféré soutenir une initiative porteuse de sens plutôt que de miser sur la spéculation, la reprise n’aurait pas été possible.
Encore fallait-il rassembler la somme pour l’achat de la ferme en plus des investissements personnels liés à chaque activité de production… La bande s’est alliée à Terre-en-Vue, une coopérative dont l’objectif est d’acquérir des terres agricoles grâce à l’épargne citoyenne et de les mettre à disposition de producteurs sur le long terme.
Dès avril 2022, une vaste levée de fonds en plusieurs paliers a été organisée. « Les Arondes est le plus gros projet auquel nous ayons participé jusqu’à présent. Pour nous, c’est le futur ! D’ailleurs, pour la première fois, W.ALTER[2] a investi dans un de nos projets », se réjouit Diane Rosendor, responsable grands donateurs pour Terre-en-Vue.
« Nous, nous serons les premiers exploitants, mais notre activité repose sur une structure séparée de l’achat de la terre. À travers Terre-en-Vue, la ferme appartiendra aux citoyens, elle deviendra un bien commun agricole » éclaire Floriane Heyden, accoudée à une table décorée de fleurs sauvages. « Si notre projet se casse la pipe, quoi qu’il arrive, ça restera une ferme nourricière», enchérit Camille Eickhoff.
Aujourd’hui, après 11 journées portes ouvertes et 2.000 visiteurs, les deux premiers paliers de la levée de fonds sont acquis, on porte un toast. Dans la cour, le concert de Pang, les rois du rap-écolo-bio, commence. L’heure est à la fête.
+++ Transmission des fermes : trois générations pour raconter l’urgence… Une enquête à lire dans notre numéro 5 .
En ville, on cultive en mode précaire
Changement d’ambiance, Watermael-Boitsfort, début juin, ferme du Chant des Cailles. Comme chaque dimanche, cet écrin vert tout à fait inédit en Région bruxelloise accueille les habitués et les curieux. Des enfants caressent les agneaux, petits et grands dégustent des glaces au lait de brebis, quelques personnes se promènent entre les fleurs à couper et les zones de maraîchage en autocueillette.

Parmi la foule, Alex Lejeune ; cet habitant de la cité-jardin attenante au champ fait partie « des anciens » qui ont lancé la ferme en 2012. Dans l’herbe à quelques mètres du potager collectif, il raconte : « Depuis 1964, ce terrain appartient à la Société Immobilière de Service Public Le Logis-Floréal. C’est en fait une zone à bâtir destinée à la construction de logements sociaux, mais pendant des années, il y avait ici un agriculteur qui cultivait du blé. Quand il est parti, le terrain est resté en friche… ».
Une trentaine de motivé·es prennent alors contact avec Le Début des Haricots, une ASBL œuvrant dans l’agriculture urbaine. Dans l’attente du projet de construction, le Logis-Floréal leur met le champ à disposition sous la forme d’une convention à titre précaire et gratuite. Citoyens et professionnels se rassemblent, s’organisent, travaillent la terre. Du maraîchage, des bâtiments légers, des brebis, beaucoup de créativité ; très vite, le projet décolle. Les premiers légumes sont cultivés, les premiers fromages fabriqués. De 60 personnes nourries par ses paniers, la ferme passe à plus de 400 mangeurs et mangeuses.
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[1] Le commodat est appelé également prêt à usage. Il est gratuit et constitue un service rendu, le contrat conclu pour des terres agricoles n’est pas soumis aux dispositions de la loi sur le bail à ferme.
[2] W.ALTER, filiale de la Société régionale d’Investissement de Wallonie, est une entreprise publique soutenant les entrepreneurs du secteur de l’économie sociale et coopérative en Région wallonne.