Sans papier, travailleurs saisonniers agricoles
@ADOBE STOCK

Célestin, sans-papiers en Belgique: « La vie que je mène ici, ce n’est pas une preuve? « 

Au Rwanda, Célestin avait une famille, une maison, un travail. Puis tout a basculé sur le plan politique. Depuis 2014, il vit en Belgique. Sans papiers, sans perspective. Pour survivre, il a bossé comme saisonnier agricole en Flandre avant de se former pour travailler dans la construction. Injurié, mal payé, blessé aussi. Des années de galère sous la coupe de patrons belges exploitant sans vergogne une main-d’oeuvre en situation de précarité. « Tu penses vraiment que j’aurais envie d’une vie pareille si j’étais bien au Rwanda ?« .

Témoignage recueilli par Clémence Dumont, journaliste | clemence@tchak.be

+++ Ce témoignage fait partie – avec plusieurs autres – de notre enquête Saisonniers agricole: ces forçats qu’on ne veut pas voir, à lire dans le numéro 6 de Tchak (été 2021).

« Je m’appelle Célestin[1]. J’ai 50 ans passés. Au Rwanda, d’où je viens, ma vie est menacée. J’ai introduit une demande d’asile en Belgique en 2014 mais elle a été refusée. Tous mes recours ont été rejetés donc, aujourd’hui, je suis sans papiers, sans perspectives… Puisqu’il faut bien que je mange, j’ai rapidement dû me débrouiller pour travailler. Je connaissais un sans-papiers qui était saisonnier. Je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre : je n’avais pas de contacts pour être engagé quelque part, pas de formation… Les agriculteurs qui acceptent les sans-papiers, il n’y en a pas tant et les plus anciens ont la priorité, donc je n’ai pas été pris tout de suite. Mais une agricultrice a fini par me prendre en août 2018 pour cueillir des pommes et des poires. C’était pas loin de Liège, en Flandre. Je payais 5 euros par jour à un chauffeur qui nous conduisait en groupe jusqu’aux vergers. 

« On travaillait en plein soleil et on n’avait pas le droit de boire »

Pendant trois semaines, j’ai travaillé de 7h à 16h tous les jours. On n’avait pas de pause, sauf 15 minutes à midi. On était en plein soleil et on n’avait même pas le droit de boire. Si quelqu’un s’arrêtait, la patronne lui disait : “toi, ne viens pas demain !” Elle savait très bien que quelqu’un d’autre serait prêt à le remplacer… On n’avait pas le droit de parler non plus. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était grimper à l’échelle le plus vite possible, cueillir, redescendre uniquement quand notre panier était complètement rempli, le vider et recommencer. Une fois remplis, les paniers sont très lourds donc j’avais le dos cassé. 

Franchement, j’ai rarement vu une femme aussi méchante. Elle nous demandait une rapidité inhumaine. Elle nous insultait tout le temps. Son mari était là aussi, mais lui il ne criait pas. Après une semaine, au moins un quart des travailleurs avaient abandonné tellement c’était dur. Et pourtant, il y avait plein de sans-papiers là-bas, des gens dont je peux vous assurer qu’ils avaient vraiment besoin d’argent ! Sur 40 saisonniers environ, il y avait peut-être cinq personnes avec des papiers. 

La femme m’avait dit que je serais payé 6,50 euros par heure. À la fin des trois semaines, j’ai été payé 6 euros par heure. Elle m’a dit : “Le reste, je ne paye pas”. Tu imagines ça ? Tu travailles sans arrêt en étant insulté, et puis t’es mal payé ! 

« Aujourd’hui encore, cet oeil me fait mal »

En 2019, je suis quand même retourné travailler au même endroit. J’ai été payé un peu mieux : 7,50 euros par heure. Un jour, une branche d’arbre m’a blessé à l’œil. Comme je ne voulais pas arrêter de travailler, j’ai continué avec l’œil gonflé. Aujourd’hui encore, cet œil me fait mal. Un autre jour, j’ai été choisi pour rejoindre l’équipe en charge du triage. Pendant que les fruits défilent sur un tapis roulant, il faut les trier selon la taille et écarter ceux qui sont mauvais. La femme faisait aller la machine à fond. Après quelques heures, je voyais complètement flou. À un moment, un travailleur a été pris de vertige et il est tombé. Les patrons étaient là mais ils ont fait semblant de rien. Ils sont partis sans rien demander. Là je me suis vraiment dit : et quoi, on est des animaux ? J’étais choqué !

L’été 2020, j’y suis retourné une troisième fois. Mais après cinq jours de travail, la police a débarqué pour un contrôle. Je me suis caché dans un champ de maïs. D’autres sans-papiers ont été interrogés. Le lendemain, la patronne nous a supplié de signer des contrats. Je pense qu’elle voulait faire croire qu’on était des travailleurs permanents et qu’elle ignorait qu’on était sans-papiers. Elle était en pleurs. Mais moi, je n’ai pas signé. Elle m’avait trop maltraité. Plus tard, j’ai appris qu’elle avait dû payer des amendes.

Ma dernière expérience de saisonnier, c’est avec un autre agriculteur flamand, un producteur de poires et de cerises. Lui était beaucoup plus gentil. Il donnait 8 euros par heure et on avait droit à deux pauses. J’ai été content de ce boulot-là, même si c’était dur. À part les deux premiers jours de rodage, il fallait remplir 14 caisses de cerises par jour pour avoir le droit de revenir le lendemain. Le premier jour, j’en ai rempli 11. Le deuxième, 13. Puis je suis arrivé à 14. Pour moi, c’était impossible de faire plus. Un garçon de 21 ans y arrivait mais moi, je ne suis plus si jeune !

« Si j’avais eu des papiers, jamais je n’aurais accepté »

Si j’avais eu des papiers, jamais je n’aurais accepté ces conditions de travail. J’essaye d’améliorer ma situation en suivant des formations. Pendant trois ans, j’ai étudié la menuiserie et la maçonnerie. Maintenant, je travaille dans la construction. C’est mieux que saisonnier, mais je vis comme un mendiant. Quand je pose un châssis, je gagne 3 euros. Un professionnel avec des papiers, il gagne 100 euros ! Il y a quelques temps, mon patron m’a demandé de casser des murs à l’intérieur d’un bâtiment. J’ai tout cassé, puis je me suis rendu compte que c’était de l’amiante. J’avais travaillé sans protection.

Tu penses vraiment que j’aurais envie d’une vie pareille si j’étais bien au Rwanda ? Là-bas, j’avais une maison, une famille, un travail. Puis tout a basculé à cause d’un conflit politique. La Belgique estime que je n’ai pas donné suffisamment d’éléments de preuve. La vie que je mène ici, c’est pas une preuve ? »


[1] Prénom d’emprunt.

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