Après deux années de pause forcée, la Foire de Libramont renoue avec le public le vendredi 29 juillet. Un retour précédé d’une redéfinition de sa finalité : la promotion d’une agriculture durable. De quoi faire taire ceux qui la descendent en flèche ? Cet événement de masse offre une caisse de résonance inégalable au monde agricole. Mais entre la démarche commerciale et le positionnement politique, son cœur oscille.
Clémence Dumont journaliste | clemence@tchak.be
La Foire agricole, forestière et agroalimentaire de Libramont a des fans inconditionnels. À l’idée de déambuler entre les chapiteaux et de boire un coup à L’Ardenne Joyeuse, l’espace réservé aux produits de terroir, ils trépignent. Pour beaucoup d’agriculteurs et d’agricultrices, il s’agit d’un lieu de rendez-vous qui remonte à l’enfance. Parfois, ils lui consacrent leurs seuls jours de vacances.
+++ Cette enquête est au sommaire du n°10 de Tchak (été 2022), en vente ici.
Les fermiers wallons, qui y sont invités gratuitement, ne sont pas les seuls à la plébisciter. Depuis sa création en 1927, à l’origine pour promouvoir le cheval de trait ardennais, elle attire un public de plus en plus large : des professionnels venus de Flandre et de l’étranger, des entrepreneurs, des responsables politiques, et beaucoup de touristes. Les dernières éditions ont réuni près de 200.000 visiteurs, sur un site qui couvre 300.000 m². Ce qui en fait rien de moins que la plus grande foire agricole en plein air d’Europe.
Ce développement n’a pas que des admirateurs. Ses détracteurs dénoncent un événement avant tout commercial, faisant la part belle à l’agriculture productiviste avec l’aide de deniers publics mal dépensés et sous la houlette d’administrateurs politisés.
Des critiques justifiées ? Ou des reproches réducteurs, qui s’arrêtent aux images de tracteurs rutilants, de bovins aux muscles hypertrophiés et de poignées de main ministérielles ?
La 89e édition sera celle du renouveau, avec pour slogan : « Ici commence un monde durable », a annoncé la Foire de Libramont. L’occasion pour Tchak d’essayer d’y voir plus clair sur les intérêts qu’elle a défendus jusqu’ici, sa vision du monde agricole, sa proximité avec le monde politique, la légitimité des subsides qu’elle reçoit et l’ampleur de la réforme qu’elle a entreprise.
1. Une foire pour l’agriculture industrielle ?
Chaque année, sauf récentes perturbations sanitaires, la Foire de Libramont rassemble pendant quatre jours jusqu’à 800 exposants et offre une visibilité à environ 5.000 marques. S’y activent des fabricants de machines, des entreprises de construction spécialisées, des vendeurs d’aliments pour bétail, de produits phytopharmaceutiques, de semences, de matériel d’équitation ou encore des fournisseurs d’énergie et des banques.
Les syndicats agricoles, les administrations, différentes filières d’enseignement, les institutions publiques liées aux secteurs agricoles et les associations qui gravitent autour d’elles sont également présents.
Les producteurs, eux, ont une vitrine surtout via les espaces de dégustation de L’Ardenne Joyeuse et du chapiteau En Terre Bio. Ils sont également mis en avant lors de concours, d’exposition d’animaux et autres animations.
La liste des exposants ne s’arrête pas là : il faut y ajouter l’enseigne Carrefour, des vendeurs de matériel de parcs et jardins, de voitures, et même de meubles ou encore de literie.
Tous ces stands, bien entendu, se monnayent. Comptez de 17 à 72€ le m², hors aménagements. Certaines entreprises payent un supplément pour gagner en visibilité, soit en étant positionnées à des endroits stratégiques, soit à titre de sponsors. Parmi les sponsors annoncés pour cet été : la brasserie Battin, le vendeur d’eau minérale Spadel, la banque Crelan et la marque de tondeuses Husqvarna.
« La Foire est à l’image de la politique agricole wallonne »
Pour certains exposants, cette grande kermesse manque d’un cap. « La Foire a développé un nombre considérable d’activités qui n’ont plus rien à voir avec la ruralité, déplore le directeur d’une association subventionnée par la Région wallonne. Par rapport aux enjeux agricoles, elle évolue. Mais globalement, ellereste un fief de l’agriculture conventionnelle », ajoute-t-il.
Et de préciser : « En fait, la Foire est à l’image de la politique agricole wallonne : son choix est de ne pas faire de choix. Elle représente tous les types d’agriculteurs. Mais elle fait mine d’oublier que certains détruisent les autres ! De facto, il y a une hiérarchie qui se fait en fonction des moyens financiers. Les entreprises qui s’adressent au plus grand nombre ont plus d’espace et plus de moyens pour attirer le chaland. Et je ne vous parle même pas de Demo Forest [la prolongation forestière de la Foire de Libramont, qui se tient une année sur deux, NDLR], c’est encore pire ! »
« Si la Région wallonne ne finançait pas notre stand, nous ne pourrions pas nous le payer, enchaîne le responsable d’une autre association. La Foire reste un événement incontournable. Pour rassembler, elle est hyper forte. Mais c’est vrai que les courants qui portent le plus les solutions de demain y sont marginalisés. Or la Foire a une grande puissance motrice. Elle pourrait oser beaucoup plus ! »
Si ces critiques reviennent régulièrement, la plupart de ceux qui les évoquent tiennent à les relativiser. « Tous ceux qui travaillent pour le monde agricole sont là. La Foire n’est pas la vitrine d’un seul modèle. Pour les agriculteurs, c’est un événement utile et surtout convivial, insiste ainsi Yves Vandevoorde, coordinateur de la Fédération unie des éleveurs et agriculteurs (la Fugea, un syndicat paysan). C’est aussi l’un des seuls moments où on peut débattre de l’agriculture et montrer les différences entre syndicats. Et on peut en parler avec le grand public, ce que ne permettent pas d’autres foires. Pour moi, le danger, c’est que l’agriculture n’y soit plus qu’un prétexte pour vendre des barbecues ou des matelas. Mais on n’en est pas là. »
Un rare lieu de sociabilisation
Philippe Baret, bioingénieur et professeur à l’UCLouvain [1], partage ce point de vue : « On ne peut pas reprocher à la Foire d’être une foire. Une foire agricole, historiquement, c’est un endroit où les agriculteurs se retrouvent pour acheter du matos et boire des chopes, rappelle-t-il. Celle de Libramont s’adresse à tous les agriculteurs, sans courir pour un modèle. D’ailleurs, il faut arrêter de penser que le monde agricole est divisé en deux, c’est trop simpliste. On peut regretter la présence de Carrefour ou de Total, mais les agriculteurs ont besoin de vendre leurs produits et de mettre du carburant dans leur tracteur. Pour eux, Libramont est l’un des rares lieux de sociabilisation. L’intérêt de cet événement, c’est aussi l’écho médiatique qu’il suscite. Grâce à lui, je suis invité dans les JT pour parler d’agroécologie ! Et la fréquentation touristique permet de recréer du lien entre les agriculteurs et les consommateurs. »
Bien que cette mixité du public fasse débat, nombre d’exposants avancent que la Foire de Libramont lui doit son salut. « En Belgique et à l’étranger, il y a trop de foires agricoles. Beaucoup ne se portent pas bien. J’en entends regretter que celle de Libramont soit devenue trop touristique. Ce n’est pas mon cas. Les touristes contribuent à la faire vivre et c’est pour son ambiance que les agriculteurs continuent à venir, argumente François Solek, manager du constructeur de machines d’épandage Joskin.
En 2019, Fedagrim, la Fédération belge des fournisseurs de matériel agricole, avait appelé ses membres à boycotter la Foire de Libramont une année sur deux, afin qu’elle concurrence moins Agribex, le salon bisannuel qu’elle organise elle-même à Bruxelles. Ce mot d’ordre n’a pas tellement été suivi et certains nous ont appris qu’ils feraient le choix inverse ces prochaines années : abandonner Agribex au profit de Libramont.
Une course au gigantisme ?
Quant au contenu des stands commerciaux, des experts et agriculteurs engagés en faveur de la transition trouvent exagéré le reproche d’une course au gigantisme. « On vend des trucs industriels à la Foire. Mais la plupart des produits exposés peuvent convenir à des fermes familiales, estime par exemple Henri Louvigny, jeune éleveur bio et président du cercle de concertation de la Foire sur la thématique de la logistique. Bien sûr, les fermes évoluent. Mon père a commencé avec un cheval de trait tandis que moi, j’ai un tracteur avec GPS. Mais l’élevage bovin est peu industrialisé et la Foire de Libramont reste plutôt une foire d’éleveurs. »
« Je dirais que la tendance va dans les deux sens : vers des machines plus petites et plus grandes, nuance Laurent Feuillen, le responsable marketing de Robert, un constructeur belge de matériel agricole. À Libramont, on veut surtout montrer l’étendue de notre gamme. »
François Solek, manager de Joskin, embraye : « Les fermes ont grossi, et cela se reflète dans les machines vendues. Mais si celles-ci ont des pneus de plus en plus énormes, c’est aussi pour éviter le tassement des sols. Ça, le grand public ne le sait pas. Bien sûr, on essaye d’inspirer en exposant des machines avant-gardistes. Mais si vous voulez voir des immenses arracheuses de patates, allez plutôt au salon Potato Europe. C’est autre chose que Libramont ! »
Des lignes rouges
Qu’en pense l’équipe de la Foire de Libramont elle-même ? Exerce-t-elle une sélection parmi les exposants potentiels ? Va-t-elle se montrer plus sévère maintenant qu’elle veut profiler son bébé comme la plus grande foire agricole durable d’Europe ?
« En tant qu’organisateurs, on ne prône pas une seule voie pour être durable. On cherche plutôt à rassembler les acteurs pour qu’eux-mêmes débattent des chemins possibles. Mais on veut mieux assumer cette ambition. On a prévenu nos exposants que, dorénavant, ils devaient mettre en avant leurs produits qui contribuent le plus à une économie durable », répond Natacha Perat, l’administratrice déléguée de Libramont Coopéralia, le nouveau nom de la société organisatrice.
« On ne fait qu’inciter, mais on a quand même des lignes rouges, précise-t-elle. On a déjà refusé la participation d’un élevage de visons ou d’un centre d’insémination hollandais. Je crois qu’il y a parfois un décalage entre notre image et ce qu’on fait. Monsanto ou Bayer n’ont jamais eu de stand à la Foire. On n’y vend pas non plus d’installations pour porcheries industrielles. En fait, ce genre d’entreprise ne demande pas à venir parce qu’elles ne trouveraient pas leur public. Si elles poussaient la porte, on aurait de grandes difficultés à les accepter. »
Les revendeurs locaux de produits phytopharmaceutiques, eux, sont les bienvenus. Tout comme Phytofar, le lobby belge de l’industrie des pesticides. « Leur présence a un intérêt pour les agriculteurs et on veut qu’ils puissent participer aux discussions qui se tiennent ici », justifie Natacha Perat.
« C’est aussi dans cette idée qu’on s’est ouverts à la grande distribution. Il y a 20 ans, ce maillon de la chaîne alimentaire n’était pas représenté alors qu’il était souvent au centre des discussions. Carrefour est la seule enseigne qui a accepté de venir. La première année, les responsables de Carrefour se sont fait siffler et leur stand a été assailli d’agriculteurs en colère. Au fil des jours, un dialogue s’est enclenché. On peut critiquer la politique de Carrefour, mais toujours est-il que leur présence a permis d’avancer. Pour nous, s’ils se font prendre à partie, c’est qu’ils sont importants dans le débat ! »
Et peu importe qu’ils fassent leur pub grâce à Libramont. Carrefour, tout comme Phytofar, a été partenaire de vidéos publiées en ligne par la Foire pendant les confinements… Des vidéos qui mettent aussi en avant Biowallonie, un fabricant de purin d’ortie et plein de fermes en circuit court. La Foire mange à beaucoup de râteliers !
La fin de « l’avenue Total »
Libramont Coopéralia signale qu’elle va tout de même se montrer plus proactive pour que l’expérience des visiteurs colle mieux avec ses prétentions de durabilité. Entre autres initiatives, elle a fait le tri dans ses sponsors. Exit le pétrolier Total, dont les bannières ornaient l’allée centrale du champ de foire. « Ils ne seront plus sponsors. Ils pourront rester exposants uniquement s’ils ont des projets innovants à présenter, indique l’administratrice déléguée. Dans le passé, on a aussi refusé un sponsoring de Coca-Cola. Pour rester cohérents, il faut pouvoir dire non, même si cela nous prive d’un paquet d’argent. »
Et vendre des fauteuils et des matelas, est-ce cohérent ? « On se pose régulièrement la question. Cette offre répond à une demande des agriculteurs et agricultrices. Et ces stands permettent de financer d’autres actions. Donc pour l’instant, on leur garde un espace. On veille néanmoins à bien le circonscrire. »
À l’inverse, comment donner plus de visibilité aux pratiques agricoles les plus durables ? Ces pratiques ne reposent pas nécessairement sur des produits à acheter. Et les innovations en la matière sont parfois portées par de jeunes entreprises ou organismes n’ayant pas les moyens de se payer un stand. « Pour les stands, nos prix sont nos prix, même si les gens en ont parfois une idée faussée, réagit la directrice. Cependant, on accueille plein d’acteurs gratuitement pour des démonstrations. Et il faut rappeler qu’un tas d’associations reçoivent un stand payé par la Région wallonne [voir point 03, NDLR]. Quand un chouette projet nous contacte, on essaye toujours de trouver un arrangement. »
Plusieurs petites entreprises et associations nous l’ont confirmé, tout en précisant qu’il reste malgré tout difficile de capter des agriculteurs venus d’abord pour festoyer et admirer des marchandises. De leur côté, les organisateurs insistent encore sur le fait que la Foire ne se résume pas aux stands et aux démonstrations. Certaines opérations passent sous les radars médiatiques alors qu’ils y consacrent beaucoup d’énergie. Comme la cérémonie « Agriculteurs de valeurs » qui, depuis 2009, récompense des hommes et des femmes aux pratiques inspirantes sur les plans social, économique et environnemental.
« L’enjeu, c’est de créer un effet d’entraînement »
Enfin, Libramont aide à cristalliser des projets grâce à toutes les rencontres provoquées ou spontanées qui s’y tiennent. Le label Prix Juste Producteur, par exemple, un label de commerce équitable, s’est concrétisé à la suite d’une pétition pour des prix plus justes lancée par les organisateurs de la Foire.
« Ce qui est fantastique avec la Foire de Libramont, c’est qu’elle rassemble les mondes agricole, économique et politique tout en étant populaire, vante Benoît Greindl, l’un de ses anciens administrateurs. On y retrouve tout l’écosystème nécessaire pour impulser une mutation systémique. Le management a pris conscience de cette force. »
« L’équipe a la volonté sincère de faire évoluer les mentalités, certifie une collaboratrice de la Foire. L’enjeu, c’est de créer un effet d’entraînement pour les agriculteurs du ‘ventre mou’, ceux qui ne savent plus trop dans quel sens aller. Ceux-là, ils ne vont jamais fréquenter la Petite Foire (une foire alternative, NDLR) ! Pour qu’ils continuent à venir à Libramont, ils doivent s’y reconnaître. Donc c’est une démarche très humble qui a été initiée. »
« Ceux qui s’attendent à une révolution cet été seront déçus, prévient notre interlocutrice. La Foire de Libramont, ça reste un mastodonte et on n’évitera pas le greenwashing de certaines entreprises. Malgré tout, je trouve que la manière dont elle a repensé son ambition est enthousiasmante ! »
2. Une gouvernance opaque et politisée ?
Jusque fin 2021, la Foire de Libramont était l’événement-phare d’une union professionnelle appelée Société royale du cheval de trait ardennais. Un reste de ses racines historique, bien que, de longue date, le cheval de trait ne soit plus au centre de la vie agricole… Il fallait y ajouter deux autres sociétés gravitant autour d’elle : la société anonyme Libramont Exhibition & Congress (LEC) et l’Association du parc d’expositions de Libramont, une ASBL.
Un montage juridique opaque ? Complexe en tout cas, reconnaît la directrice de toutes ces sociétés, Natacha Perat. Il s’explique par la construction en 2012 du LEC, le bâtiment d’envergure érigé sur le site de la Foire et dont la moitié du financement provient de la Sogepa, un fonds d’investissements de la Région wallonne qui n’a pas le droit d’investir dans des sociétés non commerciales.
Depuis lors, tout a été simplifié. La Société royale du cheval de trait ardennais s’est transformée en une coopérative à finalité sociale dénommée Libramont Coopéralia. C’est elle qui organise la Foire de Libramont et gère l’occupation du LEC, dont elle détient 47% du capital et à qui elle paye un loyer. Le LEC est devenu une société purement immobilière. L’Association du parc d’expositions de Libramont, elle, a été dissoute.
Appel à coopérateurs
« Une réforme de la gouvernance s’imposait, selon Natacha Perat. On a redéfini nos missions et formalisé notre côté collaboratif, même s’il a toujours été dans notre ADN. »
Les nouveaux statuts de Libramont Coopéralia stipulent que la coopérative a pour finalité « la promotion d’une ruralité responsable, qui génère un développement ou des modes de production capables de répondre aux besoins présents (et locaux) sans compromettre la capacité des générations futures et/ou des populations vivant ailleurs de subvenir à leurs propres besoins ».
Un appel à coopérateurs a été lancé le 27 avril dernier. Cinq catégories de coopérateurs ont été créées pour que, outre les fondateurs, soient représentés des producteurs, des fournisseurs d’outillage, des institutions et des consommateurs.
Les anciennes « commissions », des groupes de personnes-ressources grâce auxquelles la Foire de Libramont s’assure de son ancrage avec le terrain, ont été institutionnalisées pour devenir huit « cercles » thématiques. Y figurent des agriculteurs, des forestiers, des chercheurs, des fonctionnaires, des syndicats agricoles, d’autres organismes publics ou privés et des représentants des ministres wallons de l’Agriculture et de la Forêt.
Dans la foulée, le conseil d’administration va progressivement être renouvelé afin d’y faire monter de nouveaux coopérateurs et membres des cercles. L’idée, nous dit-on, est de diversifier cet organe composé jusqu’ici principalement d’hommes liés à l’élevage équestre et bovin. Une femme vient d’y faire son entrée : Caroline Devillers, une cultivatrice de légumes bio de grandes cultures, qui préside depuis peu le cercle agricole.
« Il y aura certainement des discussions entre nous. Tout le monde n’a pas les mêmes priorités, anticipe Caroline Devillers. Qui considère cependant que « l’ambition d’une foire plus durable est partagée ».
Une osmose avec le monde politique
Cette réforme de la gouvernance est-elle aussi un moyen de diluer l’influence d’administrateurs politisés qui freineraient les évolutions ? D’aucuns affirment en effet que la Foire de Libramont est un repère « orange-bleu », des couleurs politiques qu’ils associent à des positions conservatrices. Deux administrateurs ayant une étiquette politique sont d’ailleurs toujours en place : Jean-François Piérard, le président du CA qui est aussi échevin Les Engagés (le nouveau nom du cdH) à Marche-en-Famenne, et Jean-François Heymans, l’un des directeurs généraux de l’Afsca et ancien chef de cabinet adjoint de ministres MR.
« Depuis que je la connais, la Foire est un rendez-vous orange-bleu. Elle est le reflet de la sociologie électorale de la province de Luxembourg et du monde rural, analyse Benoit Coppée, qui la fréquente depuis son enfance et en fut le président de 2004 à 2017. Mais les administrateurs n’y font pas de politique. Je n’ai jamais vu de collusion au-delà du souci d’entretenir un lien de qualité avec les ministres de l’Agriculture en place, et ce quel que soit leur parti. »
« Il y a des relations évidentes entre la Foire de Libramont et le monde politique dans son ensemble, appuie Bernard Caprasse, ex-gouverneur de la Province de Luxembourg (1996-2016). Tous les partis tiennent à s’y montrer et à la soutenir. Mais je crois la structure assez indépendante. »
Qui plus est, le poids du cdH devenu Les Engagés s’effondre à mesure de ses déboires électoraux. Et le CA ne s’est pas opposé à ce qu’une mission de consultance soit récemment confiée à Emily Hoyos, ex-coprésidente d’Écolo qui a brièvement présidé le cercle agricole de la Foire…
Un chasseur dans la bergerie
Un autre élément a sans doute participé à la suspicion de relais politiques obscurs : le recours par la Foire de Libramont aux services d’Hémicycle, l’agence de communication de Benoît Petit. Car Benoît Petit est aussi le président du Royal Saint-Hubert Club, le lobby des chasseurs. Un lobby qui a ses entrées auprès des Engagés et du MR [2]… et qui n’est pas en odeur de sainteté auprès des agriculteurs.
« Mon contact à la Foire pour mettre en place le stand du ministre de l’Agriculture, c’était Benoît Petit. Je n’ai jamais compris ce qu’il faisait là ni quel était son statut », nous a ainsi rapporté une ancienne cabinettarde.
« J’en suis à ma 40e édition de la Foire ! Au départ, je travaillais pour la banque Crelan, l’un de leurs sponsors, répond Benoît Petit. À l’époque, je ne présidais pas le Royal Saint-Hubert Club. Ils m’ont demandé de gérer la communication thématique de la Foire et de faire office de relais entre les administrations, les cabinets et le monteur des stands. Je l’ai fait quelle que soit la couleur des ministres en place ! »
Tchak n’a pas eu vent de critiques sur l’efficacité de son travail. C’est plutôt sa personne, associée à une vision de la chasse rétrograde, qui étonne. « Nous l’avons choisi comme consultant après un appel d’offres. Il offrait le meilleur rapport qualité-prix, défend Natacha Perat. On ne lui a jamais demandé de faire de la politique. Cette année, vu tous les changements, j’ai décidé de reprendre la main sur la communication avec les institutions. À l’avenir, on refera des appels d’offre et il postulera s’il veut… »
3. Un événement ultra-subsidié ?
« La Foire de Libramont est un lieu intéressant pour faire du réseautage. Mais cela justifie-t-il tout le fric qu’elle reçoit des pouvoirs publics ? Au sein de l’administration wallonne, il y a très peu de réflexion sur l’intérêt de nos stands. On se dit que c’est le rendez-vous annuel et on ne se pose même pas la question. Pourtant, nos conférences y attirent maximum 50 personnes, souvent beaucoup moins. Les gens viennent plutôt pour la bière et les bêtes de concours ! »
Voilà le point de vue d’un fonctionnaire à tout le moins perplexe. Mais en fait, à combien s’élèvent les subsides de fonctionnement accordés à la Foire de Libramont ? Environ 900.000€ annuels, dont 852.800€ du gouvernement wallon, le reste émanant de l’Agence pour la promotion d’une agriculture de qualité (Apaq-W) et de la Province de Luxembourg. Une somme qui ne comprend pas le prix des nombreux stands des pouvoirs publics, dont ils payent à Libramont Coopéralia la location, le montage et l’aménagement. Soit environ 500.000€ pour ceux de l’administration wallonne, de tous les organismes qu’elle invite dans son « village de l’agriculture », de l’Apaq-W et du Centre wallon de recherches agronomiques (CRA-W), qui bénéficient d’un tarif préférentiel. Tout cela sans parler des subsides accordés à d’autres participants, dont la Foire profite indirectement.
En 2020, le subside wallon a été maintenu malgré l’annulation de la Foire à cause du Covid, vu les frais déjà engagés. En 2021, ce subside a été réduit d’un tiers car le site de la Foire a servi de centre de vaccination, ce qui a généré un revenu, a justifié auprès de Tchak Willy Borsus, le ministre wallon de l’Agriculture (MR).
Un soutien qui n’aura pas empêché Libramont Coopéralia de creuser son endettement et de devoir se séparer de la moitié de son équipe. Ses comptes 2021 se sont clôturés sur une perte de plus de 540.000€…
Un édifice hors de prix
Étant donné la confiance des banques à son égard, elle devrait s’en remettre. Il en aurait été autrement si le gouvernement wallon n’était pas intervenu pour la sauver d’une crise autrement plus redoutable pour elle : le litige qui l’a opposée pendant huit ans au constructeur Franki.
En 2011, Franki, une filiale wallonne du groupe flamand Willemen, avait été choisi pour bâtir ce qui devait devenir l’édifice emblématique de la Foire de Libramont : le Libramont Exhibition & Congress ou LEC. Un complexe à l’architecture innovante, passif, offrant plus de 13.000 m² d’espaces intérieurs pour un coût initial de 15 millions d’euros, dont 39% devaient être supportés par des financements (semi-) publics.
Franki avait promis de le construire rapidement, entre deux foires. Sauf que le chantier a tourné au désastre : retards, malfaçons, mauvaise coordination entre sous-traitants, manquements aux normes de sécurité à l’égard des ouvriers,… Les maîtres d’ouvrage (soit la Société royale du cheval de trait ardennais avant qu’elle ne devienne Libramont Coopéralia et la société anonyme LEC) finissent par résilier le marché, qu’ils attribuent à d’autres entreprises sans payer à Franki ce qu’ils jugent mal exécuté. Franki se retourne contre eux en justice. En 2019, le tribunal de Neufchâteau donne partiellement raison au constructeur, jugeant la résiliation du marché abusive. Les propriétaires du LEC sont sommés de lui verser 7,5 millions d’euros.
Face au risque de faillite que ce conflit génère tant pour le LEC que pour Franki (pas certain d’obtenir une décision aussi favorable en cas d’appel), les autorités wallonnes font pression pour régler l’affaire à l’amiable. Il faut dire que la Sogepa, le bras financier de la Région wallonne, figure dans le capital du LEC mais aussi de Franki…
Finalement, la Sogepa revoit à la hausse son investissement dans le LEC et accorde un crédit aux organisateurs de la Foire de Libramont pour que, ensemble, ils puissent solder leur dette à l’égard de Franki. Au total, la Sogepa aura investi pas moins de 10,5 millions d’euros dans le LEC, soit 10 fois plus que ce qui était prévu au départ. Elle détient la moitié du capital de cette société immobilière et 75% de ses droits de vote.
Pas d’évaluation indépendante
Bref, tout cela fait un fameux paquet d’argent public ! Dans les rangs politiques, certains s’interrogent : « L’investissement dans le LEC est disproportionné. Et en plus, la Foire de Libramont reçoit des subventions annuelles dont le montant a été plusieurs fois augmenté et qui sont maintenant fixées dans une convention-cadre dont la durée a été allongée à 13 ans la veille des dernières élections [par René Collin, le prédécesseur cdH de Willy Borsus, NDLR] ! Cet argent n’est pas forcément scandaleux, mais le PS et Écolo demandent une évaluation indépendante de la Foire. Le MR, lui, n’en veut pas. On a été bloqués », rapporte un conseiller politique.
« Après chaque foire, une évaluation scrupuleuse est faite par l’administration sur la base de la qualité des pièces justificatives », indique de son côté Willy Borsus, à qui Tchak a demandé si la Foire avait fait l’objet d’une évaluation approfondie. Le ministre libéral précise que tous les postes de dépenses sont détaillés dans la convention-cadre conclue entre les organisateurs et le gouvernement wallon.
Effectivement. À la lecture de ce document, on apprend que les subsides servent principalement à financer la mise en avant des institutions wallonnes et de l’agriculture locale sur le champ de foire et dans tous les outils de communication. Ils soutiennent également l’organisation des concours d’animaux, de la cérémonie « Agriculteurs de valeur », d’une exposition thématique annuelle, d’un parcours de sensibilisation à la vie agricole à destination des familles ou encore l’envoi postal d’entrées gratuites à tous les agriculteurs et forestiers wallons.
En revanche, les subsides ne sont conditionnés à aucune exigence en termes de changements sociétaux à encourager. Via les cercles, la Région wallonne est associée aux discussions sur les thèmes annuels mais, dans les faits, elle intervient très peu sur le positionnement global de la Foire. La réforme en cours pour recentrer cet événement autour des enjeux de durabilité n’a d’ailleurs pas été impulsée par elle.
« Je pense simplement qu’ils sont satisfaits de notre travail, avance Natacha Perat. Les subsides représentent 14% de notre chiffre d’affaires (sans compter le financement des stands et du LEC, NDLR). Cet argent soutient des activités de sensibilisation et d’éducation permanente. Nous ne sommes pas une foire classique qui se contenterait de vendre des stands et des tickets ! Les montants ne me semblent pas excessifs. Mais on ne s’oppose pas à une évaluation plus globale de l’intérêt public de la Foire. Au contraire, on est demandeurs de pouvoir se justifier. »
« Il appartient aussi aux pouvoirs publics de s’interroger sur la façon dont ils pourraient mieux tirer parti de la Foire et de tout le travail mené par les cercles », glisse encore la directrice générale.
L’administration wallonne, pour sa part, ne conteste pas la faible audience des conférences qu’elle organise avec ses partenaires. « Elles attirent un public spécialisé. Mais ce sont des moments d’échange importants », considère Bénédicte Heindrichs, directrice de la DG Agriculture, Ressources naturelles et Environnement du Service public de Wallonie.
La participation de l’administration à la Foire de Libramont a « un intérêt majeur », insiste-t-elle de manière plus générale. « C’est l’occasion de toucher en une fois l’ensemble des publics de nos 12 départements. On peut y répondre aux questions des professionnels du monde agricole et économique, y faire de la sensibilisation à destination des familles et créer du lien entre nos partenaires pour mieux collaborer. »
« Les agriculteurs viennent à la Foire surtout pour se rencontrer entre collègues. Mais la présence de l’administration et des structures d’accompagnement est quand même intéressante pour eux, appuie Yves Vandevoorde, le coordinateur de la Fugea. Ils peuvent y poser les questions qu’ils n’osent pas poser par téléphone, prendre des dépliants, … Si un tel événement n’existait pas, il faudrait l’inventer ! »
Benoit Coppée, l’ancien président de la Foire, renchérit : « La priorité, c’est de réenchanter cet événement qui a été plombé par le conflit avec Franki et le Covid ! Je peux comprendre les critiques sur le manque de conditionnalité des subsides. Et c’est vrai qu’il y peut y avoir une tension entre les impératifs commerciaux de la Foire et son message plus politique. Mais c’est une tension qui peut être féconde. La Foire est d’abord un lieu d’échanges. Ce n’est pas son rôle de venir avec des certitudes. »
[1] Philippe Baret a récemment rejoint le cercle agricole de la Foire.
[2] O. Bailly, « Les seigneurs des Ardennes », Médor, n°12, 2018.
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