Foire de Libramont
© Foire de Libramont

Libramont : la Foire aux préjugés?

Après deux années de pause forcée, la Foire de Libramont renoue avec le public le vendredi 29 juillet. Un retour précédé d’une redéfinition de sa finalité : la promotion d’une agriculture durable. De quoi faire taire ceux qui la descendent en flèche ? Cet événement de masse offre une caisse de résonance inégalable au monde agricole. Mais entre la démarche commerciale et le positionnement politique, son cœur oscille. 

Clémence Dumont journaliste | clemence@tchak.be

La Foire agricole, forestière et agroalimentaire de Libramont a des fans inconditionnels. À l’idée de déambuler entre les chapiteaux et de boire un coup à L’Ardenne Joyeuse, l’espace réservé aux produits de terroir, ils trépignent. Pour beaucoup d’agriculteurs et d’agricultrices, il s’agit d’un lieu de rendez-vous qui remonte à l’enfance. Parfois, ils lui consacrent leurs seuls jours de vacances.

+++ Cette enquête est au sommaire du n°10 de Tchak (été 2022), en vente ici. 

Les fermiers wallons, qui y sont invités gratuitement, ne sont pas les seuls à la plébisciter. Depuis sa création en 1927, à l’origine pour promouvoir le cheval de trait ardennais, elle attire un public de plus en plus large : des professionnels venus de Flandre et de l’étranger, des entrepreneurs, des responsables politiques, et beaucoup de touristes. Les dernières éditions ont réuni près de 200.000 visiteurs, sur un site qui couvre 300.000 m². Ce qui en fait rien de moins que la plus grande foire agricole en plein air d’Europe.

Ce développement n’a pas que des admirateurs. Ses détracteurs dénoncent un événement avant tout commercial, faisant la part belle à l’agriculture productiviste avec l’aide de deniers publics mal dépensés et sous la houlette d’administrateurs politisés. 

Des critiques justifiées ? Ou des reproches réducteurs, qui s’arrêtent aux images de tracteurs rutilants, de bovins aux muscles hypertrophiés et de poignées de main ministérielles ?  

La 89e édition sera celle du renouveau, avec pour slogan : « Ici commence un monde durable », a annoncé la Foire de Libramont. L’occasion pour Tchak d’essayer d’y voir plus clair sur les intérêts qu’elle a défendus jusqu’ici, sa vision du monde agricole, sa proximité avec le monde politique, la légitimité des subsides qu’elle reçoit et l’ampleur de la réforme qu’elle a entreprise. 

© Foire de Libramont

Une foire au bénéfice de l’agriculture industrielle ?

Chaque année, sauf récentes perturbations sanitaires, la Foire de Libramont rassemble pendant quatre jours jusqu’à 800 exposants et offre une visibilité à environ 5.000 marques. S’y activent des fabricants de machines, des entreprises de construction spécialisées, des vendeurs d’aliments pour bétail, de produits phytopharmaceutiques, de semences, de matériel d’équitation ou encore des fournisseurs d’énergie et des banques. 

Les syndicats agricoles, les administrations, différentes filières d’enseignement, les institutions publiques liées aux secteurs agricoles et les associations qui gravitent autour d’elles sont également présents.

Les producteurs, eux, ont une vitrine surtout via les espaces de dégustation de L’Ardenne Joyeuse et du chapiteau En Terre Bio. Ils sont également mis en avant lors de concours, d’exposition d’animaux et autres animations.

La liste des exposants ne s’arrête pas là : il faut y ajouter l’enseigne Carrefour, des vendeurs de matériel de parcs et jardins, de voitures, et même de meubles ou encore de literie.

Tous ces stands, bien entendu, se monnayent. Comptez de 17 à 72€ le m², hors aménagements. Certaines entreprises payent un supplément pour gagner en visibilité, soit en étant positionnées à des endroits stratégiques, soit à titre de sponsors. Parmi les sponsors annoncés pour cet été : la brasserie Battin, le vendeur d’eau minérale Spadel, la banque Crelan et la marque de tondeuses Husqvarna.

© Foire de Libramont

« La Foire est à l’image de la politique agricole wallonne »

Pour certains exposants, cette grande kermesse manque d’un cap. « La Foire a développé un nombre considérable d’activités qui n’ont plus rien à voir avec la ruralité, déplore le directeur d’une association subventionnée par la Région wallonne. Par rapport aux enjeux agricoles, elle évolue. Mais globalement, ellereste un fief de l’agriculture conventionnelle », ajoute-t-il. 

Et de préciser : « En fait, la Foire est à l’image de la politique agricole wallonne : son choix est de ne pas faire de choix. Elle représente tous les types d’agriculteurs. Mais elle fait mine d’oublier que certains détruisent les autres ! De facto, il y a une hiérarchie qui se fait en fonction des moyens financiers. Les entreprises qui s’adressent au plus grand nombre ont plus d’espace et plus de moyens pour attirer le chaland. Et je ne vous parle même pas de Demo Forest [la prolongation forestière de la Foire de Libramont, qui se tient une année sur deux, NDLR], c’est encore pire ! » 

« Si la Région wallonne ne finançait pas notre stand, nous ne pourrions pas nous le payer, enchaîne le responsable d’une autre association. La Foire reste un événement incontournable. Pour rassembler, elle est hyper forte. Mais c’est vrai que les courants qui portent le plus les solutions de demain y sont marginalisés. Or la Foire a une grande puissance motrice. Elle pourrait oser beaucoup plus ! »

Si ces critiques reviennent régulièrement, la plupart de ceux qui les évoquent tiennent à les relativiser. « Tous ceux qui travaillent pour le monde agricole sont là. La Foire n’est pas la vitrine d’un seul modèle. Pour les agriculteurs, c’est un événement utile et surtout convivial, insiste ainsi Yves Vandevoorde, coordinateur de la Fédération unie des éleveurs et agriculteurs (la Fugea, un syndicat paysan). C’est aussi l’un des seuls moments où on peut débattre de l’agriculture et montrer les différences entre syndicats. Et on peut en parler avec le grand public, ce que ne permettent pas d’autres foires. Pour moi, le danger, c’est que l’agriculture n’y soit plus qu’un prétexte pour vendre des barbecues ou des matelas. Mais on n’en est pas là. »

© Foire de Libramont

Un rare lieu de sociabilisation

Philippe Baret, bioingénieur et professeur à l’UCLouvain[1], partage ce point de vue : « On ne peut pas reprocher à la Foire d’être une foire. Une foire agricole, historiquement, c’est un endroit où les agriculteurs se retrouvent pour acheter du matos et boire des chopes, rappelle-t-il. Celle de Libramont s’adresse à tous les agriculteurs, sans courir pour un modèle. D’ailleurs, il faut arrêter de penser que le monde agricole est divisé en deux, c’est trop simpliste. On peut regretter la présence de Carrefour ou de Total, mais les agriculteurs ont besoin de vendre leurs produits et de mettre du carburant dans leur tracteur. Pour eux, Libramont est l’un des rares lieux de sociabilisation. L’intérêt de cet événement, c’est aussi l’écho médiatique qu’il suscite. Grâce à lui, je suis invité dans les JT pour parler d’agroécologie ! Et la fréquentation touristique permet de recréer du lien entre les agriculteurs et les consommateurs. »

Bien que cette mixité du public fasse débat, nombre d’exposants avancent que la Foire de Libramont lui doit son salut. « En Belgique et à l’étranger, il y a trop de foires agricoles. Beaucoup ne se portent pas bien. J’en entends regretter que celle de Libramont soit devenue trop touristique. Ce n’est pas mon cas. Les touristes contribuent à la faire vivre et c’est pour son ambiance que les agriculteurs continuent à venir, argumente François Solek, manager du constructeur de machines d’épandage Joskin. 

En 2019, Fedagrim, la Fédération belge des fournisseurs de matériel agricole, avait appelé ses membres à boycotter la Foire de Libramont une année sur deux, afin qu’elle concurrence moins Agribex, le salon bisannuel qu’elle organise elle-même à Bruxelles. Ce mot d’ordre n’a pas tellement été suivi et certains nous ont appris qu’ils feraient le choix inverse ces prochaines années : abandonner Agribex au profit de Libramont.

[1] Philippe Baret a récemment rejoint le cercle agricole de la Foire.


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