Etudiants bioingénieurs : pourquoi Bruno Schiffers a renversé la table

Au moment où les pesticides étaient portés aux nues dans les universités et dans la recherche, Bruno Schiffers a « bifurqué », à sa manière. Le professeur retraité de phytopharmacie à Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège) a compris, plus vite que ses collègues, qu’il était indispensable d’alerter les étudiants bioingénieurs sur les ravages des pesticides de synthèse. Ce qu’il a vu sur le terrain l’a dégoûté et conforté dans l’idée qu’il fallait renverser la table et orienter différemment ses cours.

Sang-Sang Wu, journaliste | sang-sang@tchak.be

Bruno Schiffers, vous avez donné des cours sur les produits phytopharmaceutiques pendant plus de trois décennies aux étudiants bioingénieurs de Gembloux Agro-Bio Tech. Entre le début et la fin de votre carrière, comment le contenu de votre enseignement a-t-il évolué ?

J’ai vraiment commencé à enseigner vers 1985, à la fin de mon doctorat dans le cadre duquel j’ai travaillé sur les systèmes de diminution de l’utilisation des pesticides. Et au début de ma carrière, je présentais ces produits plutôt positivement. Bien sûr, je parlais de leurs impacts et de leur toxicité, mais je ne remettais pas en question la lutte chimique dans l’itinéraire technique. Même si je ne donnais pas les listes de pesticides, je parlais tout de même des familles chimiques et de leurs propriétés. Puis, sous la pression de la réglementation européenne, il y a eu une révision des substances actives et les trois quarts des produits ont disparu. Je me suis alors plus intéressé à l’évaluation des risques, non seulement pour les opérateurs et les ouvriers agricoles, mais aussi pour les consommateurs et les riverains menacés par une exposition insidieuse aux résidus de pesticides. Mes cours se sont adaptés, j’ai alors davantage parlé des méthodes alternatives, comme l’utilisation de levures par exemple, et de lutte intégrée.

La direction des cours que vous donniez a-t-elle ainsi été complètement réorientée ?

Cela a surtout été le cas à partir des années 2000. J’ai procédé à une refonte complète de la manière dont j’abordais la protection des cultures. J’ai renversé la table et commencé mon cours en expliquant pourquoi l’utilisation des pesticides conduisait à des impasses agronomiques, écologiques, économiques et sanitaires. À tel point que parfois, les étudiants étaient frustrés car ils entendaient un autre son de cloche chez mes collègues qui avaient encore une vision très industrielle, conventionnelle et chimique de l’agriculture.

Bruno Schiffers Bioingénieurs
Au moment où les pesticides étaient portés aux nues dans les universités et dans la recherche, Bruno Schiffers (Gembloux Agro-Bio Tech – ULiège) a « bifurqué », à sa manière et a réorienté les cours qu’il donnait aux élèves bioingénieurs ©Philippe Lavandy

Quel a été l’élément déclencheur de ce revirement dans votre façon d’enseigner ?

Chez moi, il a fallu attendre la fin des années 1990. De 1999 à 2001, j’ai pris une mise en disponibilité chez Senchim-AG, une entreprise agrochimique basée au Sénégal qui fabriquait 3 millions et demi de litres de produits. J’étais le conseiller scientifique du directeur pour la certification des laboratoires et la mise au point des programmes de développement. On vendait des produits en Gambie, en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, au Tchad. Je suis allé dans ces pays pour voir comment nos produits étaient utilisés. J’ai alors réalisé à quel point il y avait des problèmes dus à la méconnaissance des consignes de sécurité et au manque d’équipement et de formation. Ces produits insecticides très dangereux étaient mis dans les mains des petits paysans qui étaient persuadés de bien faire. Ils ne percevaient absolument pas les risques car les officiels leur disaient que c’était comme ça qu’il fallait faire. Ils utilisaient les mêmes produits sur le coton et les légumes qu’ils consommaient. J’ai vu des horreurs dans les stocks. Je me suis dit que ce n’était pas possible de continuer comme ça, qu’il fallait faire quelque chose. À mon retour à Gembloux, j’ai donc décidé de revoir complètement mes cours et de les réorienter vers l’évaluation des risques. Personne, y compris mes collègues, n’était formé à ça.

La remise en question est un processus difficile. Cette résistance au changement ne doit pas faire exception à l’université…

Il est clair que vous sortez formaté de vos études. Quand on m’a donné le cours de phytopharmacie générale, dans les années 1970, on devait apprendre les 300-400 molécules et on était interrogés sur une série d’entre elles. J’ai toujours trouvé ça idiot. Il n’y avait pas du tout de remise en question de la lutte chimique, bien sûr. Au contraire, on disait quasiment que c’était génial, qu’il s’agissait de la solution technique la plus simple et efficace car cela permettait d’économiser du temps, de la main-d’œuvre, de l’argent, tout en augmentant les rendements. Bref, c’est tout le discours qu’on a entendu entre 1960 et 1985. Au travers de multiples exemples, on nous a dit que c’était la bonne parole et qu’on devait aller convaincre les agriculteurs d’utiliser ces produits. On ne parlait pas des problèmes de résidus des pesticides, de pollution du sol, de l’eau et de l’air, pour la bonne raison que l’avantage était de loin supérieur aux inconvénients. Quand vous sortez formaté comme ça, vous ne remettez pas immédiatement en question le paquet de connaissances que vous avez acquises au prix de beaucoup d’efforts. Vous y allez bille en tête, et ce n’est que lorsque vous vous confrontez à la réalité que vous vous rendez compte qu’il y a finalement plus d’inconvénients que d’avantages à l’utilisation des pesticides.

Cette interview – dont vous avez pu lire 30% en accès libre – fait partie de notre enquête «Les profs à côté de la fac !» est à la une du 12° numéro de Tchak (hiver 22-23). Elle donne la parole aux étudiants, aux professeurs, aux autorités facultaires. Elle comporte cinq chapitres :

1. Témoignages : les étudiants déplorent des cours trop centrés
sur l’aspect technique et le productivisme.
2. Analyse : les freins qui bloquent l’évolution des cursus.
3. Focus : master en agroécologie, une filière sans véritable soutien.
4. Interview : « Beaucoup de profs n’ont pas fait de mutation mentale ».
5. Regard : la fronde s’étend également aux facs de sciences-économie.

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