Les pesticides et leurs métabolites, ces molécules issues de la transformation des substances actives, sont présents dans les eaux souterraines wallonnes. Des métabolites le sont aussi dans l’eau du robinet, tout à fait légalement, alors que leur présence est très régulée chez nos voisins français et luxembourgeois. Explications.
Cédric Vallet, journaliste
En septembre dernier, les lecteurs du journal français Le Monde furent abasourdis de découvrir que 20% de leur eau du robinet n’était pas conforme aux normes de potabilité en vigueur. En cause : les résidus de pesticides, mais surtout de leurs métabolites, du nom de ces molécules issues de la dégradation et de la transformation de la substance active du produit. Depuis quelques années, les autorités sanitaires françaises, de plus en plus armées dans la connaissance de ces molécules et de leurs effets parfois toxiques, se sont mises à davantage les contrôler et les réguler.
+ Ce décryptage est au sommaire du numéro 15 de Tchak (automne 2023).
Qu’en est-il en Wallonie ? En Région wallonne, comme en France, l’eau du robinet est le produit de consommation le plus scruté, avec près de 40.000 contrôles par an et des « taux de conformité » qui oscillent invariablement entre 99 et 100%, indiquant de très rares dépassements des normes de potabilité. « Mais dès qu’on commence à chercher de nouvelles substances, on en trouve à des concentrations importantes . Tant qu’on ne cherche pas, on ne trouve pas », pointe Agathe Defourny, de l’ASBL Canopea et autrice du rapport « Questions impertinentes sur les pesticides dans les eaux wallonnes ».
Jusqu’à aujourd’hui, les normes de conformité des eaux de distribution en Wallonie obligent les producteurs et distributeurs d’eau à contrôler vingt pesticides et certains de leurs métabolites. Le Plan wallon de réduction des pesticides rappelle d’ailleurs que cette surveillance est « très partielle au regard des 271 substances actives autorisées en Belgique », et encore plus partielle si on prend en compte les nombreux métabolites issus des processus de dégradation de ces pesticides.
Les entreprises de production et de distribution d’eau, comme la SWDE ou la Compagnie intercommunale liégeoise des eaux, ne se contentent toutefois pas de ce minimum légal. Elles recueillent des données sur un nombre plus important de molécules — jusqu’à 90 — qu’elles transmettent à l’administration, lui permettant d’avoir une vue plus vaste de l’état des lieux de l’eau du robinet. Par ailleurs, les autorités et les producteurs d’eau récoltent et analysent les données dans les eaux souterraines. 18 substances sont analysées obligatoirement depuis 2018, auxquelles sont attribuées des valeurs seuils permettant de classer la qualité des masses d’eau.
Pour éviter de faire simple, la liste des vingt substances analysées dans l’eau de distribution diffère de celle des eaux souterraines, avec 13 substances en commun. Une réforme en cours va permettre d’harmoniser les listes afin d’y voir plus clair.
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Les inconnus de la toxicité
C’est une directive européenne sur l’eau potable qui définit les normes de qualité de l’eau. Chaque pesticide qu’on considère comme très présent ou chaque métabolite, lorsqu’il est classé comme « pertinent », ne peut pas dépasser une concentration d’un microgramme par litre. Les concentrations de pesticides et métabolites pertinents, pris dans leur ensemble, ne peuvent pas dépasser la norme de 0,5 microgramme par litre d’eau. Seuls les vingt pesticides et métabolites mentionnés dans la circulaire ministérielle wallonne sont soumis à cette norme — même si certains d’entre eux sont soumis à des normes plus ou moins strictes.
Ces seuils de potabilité ne correspondent pas à une valeur de toxicité. Ils ont été choisis car pour la plupart des substances, à l’époque de la rédaction de la directive européenne, il était impossible de les détecter à des concentrations moindres. Il s’agit donc d’une norme de précaution.
A priori, de légers dépassements de ces normes n’entraînent pas d’effet immédiat sur la santé. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a fixé des seuils de toxicité bien plus hauts que ceux de la directive sur l’eau potable. Canopea a fait le calcul pour la Bentazone, un herbicide controversé, encore autorisé en Belgique, surtout pour les cultures de pois et de haricots. « La dose journalière admissible est de 0,09 mg par kilo de poids corporel par jour. Pour atteindre cette quantité ingérée en buvant de l’eau qui est à la limite de la potabilité (0,1 microgramme par litre), il faudrait consommer 63.000 litres d’eau par jour. »
Donc pas de souci à l’horizon. En théorie. Car les connaissances scientifiques au sujet des effets toxiques des substances et, encore plus, de leurs métabolites sont loin d’être exhaustives. Bruno Schiffers, ancien directeur du Laboratoire de phytopharmacie de Gembloux Agro-Bio Tech, rappelle quelques fondamentaux : « La théorie, en toxicologie, c’est celle d’une relation entre la dose et l’effet. Plus la concentration et l’exposition à une substance sont importantes, plus l’effet toxique est important. Mais cette théorie est battue en brèche, par exemple pour les perturbateurs endocriniens. Là, de très faibles doses peuvent avoir un effet, à certains moments de la vie, notamment pendant la grossesse. Et dans ce domaine, on est encore dans le flou. Dans tous les cas, on ne devrait pas trouver de telles substances dans l’eau. »
Certains pesticides ont des propriétés de perturbateurs endocriniens. Les connaissances scientifiques actuelles concernant le Bentazone, que l’on retrouve souvent dans les eaux belges — il compte pour 8,8% des occurrences de pesticides trouvés dans les eaux souterraines wallonnes — ne permettent pas aujourd’hui d’exclure que ce pesticide est un perturbateur endocrinien. C’est donc l’incertitude qui règne. Quant aux métabolites, « certains sont très persistants et d’autres sont plus toxiques que leur substance mère », rappelle Bruno Schiffers.
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C’est quoi un métabolite « pertinent » ?
Un métabolite que l’on va déclarer et reconnaître comme « pertinent » est donc soumis à une norme stricte de concentration dans l’eau du robinet : 0,1 microgramme par litre d’eau de distribution. En Wallonie, s’il n’est pas pertinent, aucune norme légale ne s’applique, pour l’instant, à ce métabolite qui pourra donc être présent dans l’eau du robinet, même si certains sont surveillés dans les eaux souterraines. Qui décide qu’un métabolite est pertinent ou qu’il ne l’est pas ? C’est d’abord l’Union européenne qui est compétente pour l’octroi d’une autorisation de mise sur le marché des substances actives, en analysant notamment la toxicité des molécules. Ce sont ensuite les États membres qui procèdent aux autorisations des produits finaux — les « produits phytopharmaceutiques », souvent composés de plusieurs substances, qui seront vendus aux utilisateurs. Enfin, c’est Sciensano qui va prendre en charge l’essentiel de l’analyse toxicologique des métabolites, en suivant des lignes directrices européennes, pour déterminer leur pertinence. Bref, la balle est au fédéral, comme nous le confirme le Service public de Wallonie.
Pourtant, en Belgique, les régions sont compétentes dans le domaine de l’environnement et de la qualité des eaux. Donc, très vite, les frontières institutionnelles s’avèrent moins claires qu’il n’y paraît. Selon Julien Fievet, du SPF Santé, « les différents acteurs dans le domaine de l’eau peuvent également procéder à une évaluation de la pertinence des métabolites selon leurs propres critères. La directive concernant la qualité des eaux permet aux régions de fixer des valeurs guides qu’ils considèrent comme acceptables pour un métabolite donné ». En Région wallonne, « seuls deux métabolites de pesticides sont considérés comme pertinents », rapportait La Libre Belgique le samedi 15 juillet. On trouve un pesticide interdit depuis 2004, la Déséthylatrazine et l’Heptachlore époxyde qui sont aussi analysées dans les eaux souterraines.
À la lecture de ces listes, la surprise concerne le petit nombre de pesticides considérés comme pertinents. Surtout au regard des pratiques d’autres États membres de l’Union européenne, à commencer par la France. « Au niveau européen, il n’y a pas de définition précise ni de liste consolidée des métabolites considérés comme pertinents, il y a donc de grandes divergences entre États membres », explique Jean-Luc Fourré, spécialiste de l’eau et citoyen très impliqué dans la recherche de pesticides dans les eaux wallonnes. Pour l’Union européenne, dans la directive sur l’eau potable, un métabolite est considéré comme pertinent si ses propriétés sont comparables à la substance mère ou « s’il fait peser un risque sur les consommateurs ».
Une phrase qui laisse de grandes marges d’appréciation. La France, et son Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), a pris le parti d’axer l’analyse de la pertinence des métabolites à l’aune du principe de précaution. Le manque de données sur le caractère cancérigène et (géno)toxique sur la reproduction, peut conduire, surtout lorsque la substance mère pose problème, à un classement comme métabolite « pertinent ». Ainsi, l’Anses a récemment classé dix métabolites comme « pertinents », dont des métabolites du Chlorotalonil, un fongicide interdit depuis 2020 à cause de ses effets « cancérogènes présumés ».
Des normes pour cinq métabolites « non pertinents »
En Belgique, neuf métabolites du Chlorothalonil sont considérés comme « pertinents », nous dit-on au SPF Santé. Mais ils sont ignorés par la Wallonie. « Nous sommes très attentifs à la situation », nous répond-on au Service public de Wallonie, concernant ces neuf métabolites du Chlorothalonil qui ne figurent donc pas pour l’instant dans la liste des substances recherchées dans les eaux souterraines wallonnes, ni dans les eaux de distribution.
Dès lors, aucune norme de concentration maximale dans l’eau potable ne leur est pour l’instant appliquée, même si l’un d’entre eux, le « Chlotothalonil Esa » est recherché dans les eaux souterraines au regard d’un seuil indicatif de pollution. C’est d’autant plus interpellant que la Commission européenne, dans le règlement d’exécution de 2019 n’autorisant pas le renouvellement de l’approbation du Chlorothalonil, évoque l’avis de l’Efsa, l’Agence européenne de sécurité des aliments. Cette dernière a « relevé une préoccupation essentielle en ce qui concerne la contamination des eaux souterraines par les métabolites du Chlorothalonil ». En outre, l’Efsa, « n’a pas pu exclure un problème de génotoxicité concernant les résidus auxquels les consommateurs seront exposés ». Les termes sont limpides.
Dans son récent rapport, Canopea a analysé les résultats de 69 échantillons d’eau du robinet réalisés dans 22 communes du Brabant Wallon, obtenus grâce à une demande d’accès à l’information. Le rapport montre que si ce métabolite du Chlorothalonil était considéré comme pertinent, il dépasserait la norme légale de un microgramme par litre dans 16% des échantillons analysés. Quant au Métolachlore ESA, métabolite de l’herbicide Métolachlore, jugé pertinent par l’Anses, on en retrouve plus d’un microgramme par litre dans 19% des échantillons.
« Je suis effaré par la manière dont on gère cette problématique, commente Jean-Luc Fourré. Il y a des incertitudes, donc il faut davantage appliquer le principe de précaution. » Le SPW rétorque qu’il a été demandé à l’ISSEP, au sujet d’un métabolite du Chlorothalonil — le fameux « Chlorothalonil ESA » reconnu comme pertinent en France —, de « développer une méthode d’analyse et s’il s’avère que la molécule est bien présente de manière significative », alors la molécule sera reprise dans la liste d’analyse obligatoire des eaux souterraines.
Malgré tout, les règles du jeu sont en train de changer, en Wallonie. Cinq métabolites « non pertinents » vont sortir du néant. Alors qu’ils n’étaient soumis qu’à des contrôles obligatoires en matière d’eaux souterraines, ils le seront dorénavant aussi dans l’eau du robinet. « Une norme maximale de 4,5 microgrammes par litre dans les eaux de distribution va être fixée, pour des métabolites “non pertinents” présents de manière significative dans les eaux wallonnes. Cela concernera cinq métabolites, dont un du Chlorothalonil (le fameux Chlorothalonil ESA, NDLR), et du Métolachlore, c’est une norme très sécuritaire », explique-t-on au Service Public de Wallonie.
Notons toutefois qu’en France, une norme de 0,9 microgramme s’applique aux métabolites non pertinents. « Mais il est surtout interpellant de constater que cette norme wallonne pour les métabolites “non pertinents” sera appliquée à des métabolites jugés “pertinents” en France ou au Luxembourg, donc soumis à des normes bien plus strictes », déplore Jean-Luc Fourré.
Cette intervention réglementaire, même si elle ne touche qu’une poignée de métabolites, aura des répercussions sur les producteurs d’eau, qui devront mettre en place des mesures correctives et davantage investir dans le traitement des eaux puisées dans les eaux souterraines ou de surface, soit par dilution, soit grâce à des filtres à charbon actif, déjà utilisés sur plus de 50 sites de captage d’eau en Wallonie. « Il semble plus facile de demander aux distributeurs d’eau de procéder au traitement que de faire baisser l’utilisation de pesticides à proximité des captages », regrette Cédric Prevedello d’Aquawal, l’union des professionnels. Car l’état des masses d’eau souterraine wallonne n’est pas des plus réjouissants.
Depuis 2018, la Wallonie analyse ainsi la présence de 18 molécules — pesticides et métabolites — dans les eaux souterraines. 28,2% des sites de contrôle contenaient ces molécules en quantités excessives, provoquant le classement de ces eaux dans les catégories « moyennes à mauvaises ». Plus on analysera de molécules, plus l’état des eaux se dégradera. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la pulvérisation est toujours autorisée dans les « zones de prévention rapprochées », à proximité des zones de captage, là où l’on estime que le « transfert » d’une substance polluante vers les nappes phréatiques ne prend que 24 heures. Une telle mesure n’est pas envisagée dans le troisième Plan wallon de réduction des pesticides.
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