© Philippe Lavandy

Ce monde n’est pas fait pour les herbes qui ne poussent pas droit

À Macon, près de Chimay, Philippe Genet, paysan-boulanger, cultive ses propres céréales. Lorsqu’il a débarqué là avec son projet de ferme un peu fou, il savait qu’il allait faire jaser. Qu’importe ! Sans engrais ni pesticides, il a commencé à labourer un hectare de terre. Des années plus tard, toute la région lui reconnait un savoir-faire qui nourrit autant le corps que l’esprit.

Sang-Sang Wu, journaliste

Le choix du récit à la première personne a été posé afin de mettre mieux en lumière son témoignage. Ce texte a été publié dans le tout premier numéro de Tchak, voici pile 4 ans.

Chapitre 1

À l’heure où blanchit la campagne, je franchis le seuil de ma ferme et prends une grande bouffée d’air. En un instant, elle me rafraîchit les poumons. Je me dirige alors vers notre ancienne roulotte, transformée en poulailler. Je libère la vingtaine de poules qui se jettent sur leur ration de nourriture. Les cochons et les quelques moutons que je possède sont nourris avec les légumes que je produis ici et, pendant que les animaux émettent leurs grognements de contentement, je contemple le paysage typique de la campagne wallonne qui se dessine sous mes yeux. Ses contours se précisent, ses couleurs se réchauffent et la brume matinale se dissipe tandis que le soleil sort de son hibernation. La lumière est belle comme un tableau et face à ce spectacle, je me surprends à penser que, depuis dix ans maintenant, il m’émerveille toujours autant. 

Avec ma femme et mes deux filles, nous avons débarqué ici, à Macon, au lieu-dit du Pré aux Chênes, il y a – il me semble – une éternité. Avec notre bécane usée par les kilomètres et nos deux roulottes plantées au beau milieu de six hectares de prairie vierge, on ressemblait un peu à des forains. Nos plus proches voisins non ruminants habitaient à quelques kilomètres de chez nous, à vol d’oiseau, nous offrant la quiétude et le calme que nous étions venus chercher.

La vue imprenable sur le village et la compagnie des vaches suffisaient à notre bonheur. Dans le creux de cet écrin verdoyant, nous avions l’impression d’être seuls au monde, à la fois si éloignés et si proches des gens d’en bas. En débarquant de ma région liégeoise natale, l’étranger que j’étais a toujours fait profil bas, mais dès le départ, j’ai été étiqueté, libellé, catalogué, moqué. Pour les uns, j’étais « le baraki » ; pour les autres, « Charles Ingalls ». Pour tous, j’étais un illuminé, un doux rêveur que la vie allait se charger de clouer les pieds sur terre. 

« Grâce à mon expérience, j’appris au moins que si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire.

 Extrait du livre Walden ou la Vie dans les bois, de Henry David Thoreau.
Philippe Genet dans son atelier. © Philippe Lavandy.
Philippe Genet devant son four. © Philippe Lavandy

Chapitre 2

En général, j’attends le début de l’après-midi pour m’atteler à la préparation du pain. Je jette nonchalamment le bois dans la gueule du four qui l’avale et le digère au fur et à mesure. À l’intérieur, la température grimpe progressivement et j’entends le crépitement des bûches, avant de refermer la porte. À la manière du son d’un vinyle rayé par l’aiguille du tourne-disque, cette musique ronronnante envahit mes oreilles et me rattrape dans mes souvenirs. 

Lorsque je suis arrivé avec mon projet de ferme un peu fou, je savais qu’il allait faire jaser. Sans engrais ni pesticides, j’ai commencé à labourer un hectare de terre. Très vite, un fermier m’a donné une truie en cadeau et, grâce à elle, j’ai eu douze petits. La récolte de blé m’a quant à elle permis de fabriquer quatre tonnes de farine. C’était la fête ! Le signe que nous allions dans la bonne direction, qu’il fallait continuer. Je voulais commencer petit, à mon rythme, avancer pas à pas, en faisant quelques essais et plein d’erreurs. Et surtout : je refusais d’investir, et de me ligoter au coffre d’une banque, pour démarrer mon activité. J’ai donc récupéré le four d’un boulanger français en fin de carrière. Son repreneur voulait entrer dans l’ère de l’ultratechnologie en achetant un four multi-énergies innovant. Bref, il voulait virer l’ancêtre et j’ai sauté sur l’occasion. Il avait publié une annonce qui mentionnait « À donner, à démonter ». Au volant d’un autre ancêtre, j’y suis allé et j’ai démonté.

De retour à Macon, je me suis mis à assembler les pièces de ce puzzle géant. Et cela fait dix ans qu’il me permet de vivre de mon activité de paysan-boulanger. Preuve qu’il était encore en parfait état de marche. Mais dans cette société, c’est : « tu consommes, donc tu es ». Du coup, comme j’investissais sans gaspiller, la perspective d’avoir accès aux aides publiques s’est évaporée plus vite que la rosée par un matin d’été. Car celui qui est subsidié, c’est l’agriculteur traditionnel, le fils qui reprend la ferme. Lui, c’est le bon fermier, celui qui veut faire des hangars de taille démesurée, qui a de l’ambition et qui claque la bise à tout le monde au Conseil communal. Il en va tout autrement des gens comme moi, ceux qui ne rentrent pas dans la bonne case ou à qui il en manque une, c’est selon. Même le chemin de terre bosselé et balafré qui mène à la ferme n’est pas pris en charge par la commune. Elle refuse que je m’y domicilie, alors même que je m’engage à ne pas lui demander de raccordement à l’électricité, à l’eau ou au gaz. Il ne faudrait pas que ça soit trop facile. Des fois que ça donnerait des idées. 

© Philippe Lavandy

Chapitre

Pendant qu’une chaleur douce et rassurante s’installe dans le four, je passe à la confection de la pâte. Je me saisis de mon pétrin manuel en bois massif fabriqué sur mesure, à l’ancienne. Après avoir soulevé le couvercle du meuble à roulettes, je place mon levain dans le caisson rectangulaire. J’y ajoute l’eau et la farine écrasée à la meule, ici même, dans mon moulin alimenté par la lumière du jour. Commence alors le travail répétitif – quoique agréable – du pétrissage manuel. Remuée, mélangée, malaxée, la matière pâteuse et collante se transforme sous mes mains en une énorme boule de pâte homogène. Peu à peu, la masse compacte se détache des parois du coffre lorsque j’y jette des poignées de farine. Elle est alors prête à être pliée comme du linge propre. 

Plusieurs fois par semaine, je pétris ainsi à la main des dizaines de kilos de pain, même si cette pratique semble révolue à l’heure actuelle, y compris dans les boulangeries dites artisanales. Du pétrin mécanique à la diviseuse, à la mouleuse puis à la balancelle… À la fin de la valse, la boule de pâte atterrit sur un tapis et l’exécutant n’a plus qu’à la jeter machinalement dans le four. Pour moi, ça revient à dire qu’on n’a rien fait. À la fin du processus, le boulanger est propre, il n’a pas une once de farine sur lui. Est-ce normal ? Je ne jette pas l’opprobre sur la mécanisation, mais à un rythme de 1 600 tours par minute, les hélices s’affolent et oxydent la matière. Elle blanchit alors de façon excessive, si bien que les industriels y mettent des pois pour la jaunir. Comme souvent, au lieu de prendre le problème à la racine, on se contente de solutions artificielles pour ne pas avoir à l’affronter du regard.

© Philippe Lavandy

Chapitre 4

Dans ce hameau campagnard où tout se sait, on a donc galéré, ri, pleuré. Même si nous ne manquions de rien, les habitants du village se gaussaient bien de notre mode de vie marginal. Il n’y a pas si longtemps, les sourires étaient encore moqueurs, les haussements de sourcil condescendants, les paroles blessantes… Il y eut des virages plus difficiles à prendre, des torrents à dompter, des digues à rebâtir et des vallées de larmes à ravaler, à Macon. Car je le sais, ce monde n’est pas fait pour les herbes qui ne poussent pas droit. Mais j’ai une lueur d’espoir quand je vois que l’acceptation sociale a fini par arriver, en même temps que le respect et – j’ose à peine le penser – l’admiration. Ou bien est-ce simplement la reconnaissance d’un savoir-faire qui nourrit autant l’esprit que le corps ? Qu’importe. Tout en restant fidèles à nous-mêmes, nous avons l’impression que désormais, nous faisons partie de la grande famille maconnaise.

À l’heure où noircit la campagne, je sors mes derniers pains du four, je frotte mes mains enfarinées, je délie mon tablier, le corps fatigué mais le cœur gonflé de gratitude. Depuis une décennie maintenant, l’insoumis volontaire que je suis expérimente à Macon le bonheur de la liberté et la liberté du bonheur. Je suis venu ici pour être un homme qui rêve au-dessus de ses moyens, qui croit qu’avec de l’abnégation et de la passion, on peut accomplir des choses plus grandes que soi. Quand le courage me manque et que je sens poindre la lassitude, je me remémore ces phrases qui m’ont conduit jusqu’ici : « En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux dans les airs, votre travail n’aura pas à se trouver perdu ; c’est là qu’ils devaient être. Maintenant posez les fondations dessous. »

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[1] Extrait du livre Walden ou la Vie dans les bois de Henry David Thoreau.