L’Alliance pour une révolution verte en Afrique… Une plateforme financée par la Bill & Melinda Gates Foundation. Objectif : augmenter la productivité agricole et les rentrées des exploitants. Le résultat ? Un échec sur tous les plans, dénonce Timothy Wise, auteur du livre Eating tomorrow. La diversité des cultures décline et le nombre de personnes sous-alimentées augmente. Interview.
Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be
Thimothy Wise (lire encadré en bas), vous êtes notamment chercheur à l’Institut du développement mondial et de l’environnement (université Tufts, Boston). Pourquoi avez-vous décidé de faire une étude sur l’Alliance pour une révolution verte (Agra) ?
La moitié de la recherche pour Eating Tomorrow, mon livre, s’est déroulée en Afrique australe. Sur place, j’ai été frappé par l’engagement obstiné des décideurs politiques à promouvoir une « révolution verte » via, notamment, l’utilisation de semences commerciales et d’engrais chimiques. Cela malgré le décalage évident avec les paysans, leurs terres et leurs cultures alimentaires. Impulsée et financée par la Bill et Melinda Gates Foundation en 2006, l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (Agra) en était le moteur. Elle promettait de grandes choses : doubler les rendements et les revenus de 30 millions de petits exploitants agricoles tout en réduisant de moitié l’insécurité alimentaire d’ici 2020. Or, nous étions en 2020 ; je voulais voir quelles étaient les preuves de leur succès.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, plantons le décor. Quels sont les plus grands défis du continent africain en matière de production agricole ?
La majeure partie de l’Afrique subsaharienne est encore rurale et dépendante de l’agriculture ; la majorité des familles tirent au moins une partie de leur subsistance de la terre. La productivité est relativement faible, les sols se sont appauvris au fil des ans et les paysans ont été expulsés des meilleures terres et se retrouvent sur des sols pauvres. Les agriculteurs font paradoxalement partie du plus grand groupe de personnes sous-alimentées du continent. Ils ont besoin d’aide pour restaurer la fertilité de leurs sols, augmenter la productivité de leurs exploitations et leur permettre d’être plus résilientes au changement climatique, qui rend déjà leur vie plus précaire.
À votre connaissance, pourquoi la Fondation Gates s’est-elle initialement impliquée dans pareil projet ? Pourquoi ce combat et pas un autre ?
En tant que capitaliste de la technologie, Bill Gates considère la technologie et les marchés comme les solutions à la pauvreté et aux inégalités. En 2006, sa fondation a reçu une importante donation du financier (NDLR : et milliardaire) Warren Buffett, qui lui a permis de lancer cette alliance. Composé de semences commerciales et d’engrais chimmiques, le paquet technologique de cette « Révolution verte » semblait pouvoir résoudre les problèmes de la faim en Afrique. Et pour la Bill & Melinda Gates Foundation, les innovations futures, telles que les cultures génétiquement modifiées, promettaient d’améliorer considérablement l’agriculture africaine.
Quels étaient les objectifs théoriques de la Fondation Gates en lançant l’Agra ? Sur quelle partie du continent africain ? Dans quels pays ?
L’objectif initial était de doubler les revenus de 20 millions de ménages de petits exploitants tout en réduisant de moitié l’insécurité alimentaire. La fondation a vu le jour dans 18 pays qu’elle jugeait prometteurs. Par la suite, les objectifs sont devenus plus ambitieux : doubler les rendements et les revenus de 30 millions de ménages de petits exploitants tout en réduisant de moitié l’insécurité alimentaire et les risques de famines d’ici 2020. Concernant les pays dans lesquelles l’Agra est active, ce sont ceux que nous avons étudiés dans notre rapport : Burkina Faso, Éthiopie, Ghana, Kenya, Mali, Mozambique, Niger, Nigeria, Rwanda, Tanzanie, Ouganda et Zambie. A ceci près que depuis peu, le Niger ne fait plus partie de l’Alliance.
Le nombre de personnes sous-alimentées n’a pas été réduit de moitié, il a augmenté de 31 %
Timothy Wise
Selon votre étude, cette révolution verte a échoué. Pouvez-vous citer, en bref, trois éléments qui vous permettent de tirer pareille conclusion ?
L’Agra est, de fait, incapable d’atteindre ses objectifs. D’après les statistiques nationales, les rendements dans les 13 pays de l’Agra n’ont augmenté que de 18 % depuis 2006, et non des 100 % promis (doublement). La diversité des cultures est en déclin, car l’Agra encourage le maïs et d’autres cultures amylacées au détriment de cultures plus nutritives et plus résistantes au climat pratiquées par les agriculteurs africains. Et le nombre de personnes sous-alimentées n’a pas été réduit de moitié, il a augmenté de 31 %. Un échec sur tous les plans.
Reprenons ces éléments un par un. Vous dénoncez d’abord le fait que les objectifs de productivité n’ont pas été atteints, y compris pour le maïs…
Oui, tout à fait. Comme expliqué, la croissance des rendements n’a été que de 18 % pour les 13 pays de l’Agra. Pas un seul n’a atteint son objectif de doubler la productivité. Y compris pour le maïs, un aliment de base dans de nombreux pays de l’Agra. Ses rendements n’ont augmenté que de 29 % en 12 ans.
Deuxième problème : le déclin de variétés indigènes. Pouvez-vous nous expliquer ça ?
Comme je viens de le souligner, les subventions accordées aux agriculteurs pour cultiver plus de maïs n’ont produit qu’une faible croissance de la productivité. Mais dans le même temps, elles ont encouragé les agriculteurs à planter ce maïs dans des terres précédemment occupées par du millet, du sorgho, des patates douces ou du manioc. Un exemple : depuis 2006, la production de millet a diminué de 24 % dans les pays de l’Agra.
Selon le généticien éthiopien Melaku Worede, « les variétés africaines détiennent un énorme potentiel inexploré qui est mis en danger par des solutions importées ». L’expert observe également que ces « solutions » pourraient mener les paysans à l’endettement. Vous partagez ce point de vue ?
C’est vrai, ses avertissements ont été prémonitoires. Sur le terrain, j’ai constaté que les cultures traditionnelles des paysans se font de plus en plus rares. Les agriculteurs ont d’ailleurs commencé à organiser des groupes pour collecter, conserver et distribuer des semences de cultures vivrières indigènes qui risquent d’être abandonnées ou qu’on ne trouve plus sur le marché. Cette diversité des cultures sera essentielle pour l’avenir alimentaire de l’Afrique, non seulement pour la diversité nutritionnelle mais aussi parce que ces cultures sont beaucoup plus résistantes au changement climatique en Afrique.
Troisième problème : la non-réduction de la pauvreté et de la faim en milieu rural malgré les millions et les millions investis. Comment expliquer ça ?
Selon l’Agra, les intrants commerciaux (NDLR : produits rajoutés au sol pour en améliorer le rendement) allaient doubler les rendements, donc doubler les revenus des agriculteurs, tout en améliorant considérablement la sécurité alimentaire. Au final, il n’y a aucune preuve que tout cela soit vrai. Dans les faits, l’Agra n’a atteint qu’un nombre restreint d’agriculteurs, donc certainement pas les 30 millions visés. Et pour ce nombre restreint, les intrants n’ont pas doublé les rendements. Par ailleurs, les études de cas réalisées pour notre rapport, au Mali, en Tanzanie, en Zambie et au Kenya, ont montré peu d’avantages pour les revenus des agriculteurs ou la sécurité alimentaire. Certains ont même signalé une baisse, car le coût des intrants les a endettés et les rendements n’ont pas augmenté suffisamment pour rembourser les prêts.
Apparemment, l’Agra refuse de donner la moindre donnée chiffrée sur ses éventuels progrès. Est-ce exact ? Et pourquoi selon vous ?
De fait, l’Alliance refuse de livrer de manière exhaustive la moindre donnée relative aux rendements, aux revenus, à la sécurité alimentaire, etc. Elle et la Bill & Melinda Foundation ont toujours souffert d’un manque de responsabilité publique par rapport aux millions de dollars dépensés. Cela dit, je pense qu’ils ont des études de suivi et d’évaluation internes qui révèlent à quel point leurs impacts ont été limités. Donc à ce stade, je crois qu’ils cachent les preuves de leurs échecs.
Sur le terrain, de nombreux groupes d’agriculteurs se sont activement opposés à l’Agra. Ils ont fait le parrallèle avec les premières révolutions vertes en Asie et en Amérique latine, et ils en ont dénoncé les impacts sociaux et environnementaux négatifs. D’accord avec eux ?
De fait, les avertissement émis suite à ces révolutions vertes n’ont pas été entendus en Afrique. Aujourd’hui, une grande partie de l’Inde s’en éloigne en essayant de remédier aux dommages causés aux sols, à l’eau, à l’exposition excessive aux pesticides et à la baisse des revenus des petits agriculteurs. Beaucoup se dirigent activement vers l’agroécologie et l’agriculture biologique. D’ailleurs, les organisations africaines apprennent beaucoup de leurs homologues indiens et plaident pour leurs propres programmes d’agroécologie.
Bon nombre d’acteurs et d’observateurs dénoncent les liens existants entre la Bill & Mélinda Gates Foundation et les géants de la biotechnologie, Monsanto entre autres. Il est notamment question de financement d’études sur du maïs transgénique et de semences génétiquement modifiées. Quel est votre regard sur cette fondation ? Sert-elle des intérêts cachés ou s’agit-il plutôt de philantro-capitalisme ?
Je n’aime pas spéculer sur les motivations de la famille Gates. Une évidence tout de même : pour elle, technologies et grandes entreprises sont la solution aux problèmes du monde. Le souci, c’est que la Bill & Melinda Foundationinvestit dans ces mêmes technologies, dans ces mêmes entreprises tout en leur accordant des subventions. Cela crée des conflits d’intérêts. Par ailleurs, les bénéficiaires évidents de l’Agra et des autres actions de la révolution verte sont les multinationales qui vendent des intrants, ce qui pose aussi question. Monsanto et les autres entreprises ont ainsi un siège privilégié à la table des négociations lorsque les politiques sont rédigées. Un ancien cadre de Monsanto a d’ailleurs rédigé la première réforme de la politique semencière au Malawi. Cette réforme menaçait de rendre illégal pour les agriculteurs de conserver, d’échanger et de vendre leurs semences. Tout cela pour que Monsanto puisse augmenter la vente de ses semences de maïs.
Au final, comment l’Afrique peut-elle s’en sortir sur le plan d’une révolution agricole ?
Ce principe de révolution verte est basé sur des politiques passéistes qui ont échoué. Il faut se tourner vers l’agroécologie et offrir aux agriculteurs l’innovation dont ils ont besoin pour faire face à cet avenir.
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Qui est Timothy Wise ?
Diplômé en économie du développement et en politique publique, Timothy Wise est conseiller principal sur l’avenir de l’alimentation à l’Institut des politiques agricoles et commerciales (Minneapolis, Minnesota et Genève). Il est également chercheur à l’Institut du développement mondial et de l’environnement (université Tufts, Boston), il a par ailleurs travaillé comme journaliste économique dans le secteur du développement. Enfin, il a aussi dirigé l’agence d’aide américaine Grassroots International.
Accaparement des terres, conséquences de l’implantation de maïs génétiquement modifié, disparition des graines indigènes nutritives, dommages causés par les accords de libre-échange, etc. Dans son livre publié l’an dernier (*), Timothy Wise dénonce les ravages d’un agrobusiness vendu comme un progrès aux pays en développement alors qu’il ne recherche que le profit. Un plaidoyer, aussi, pour d’autres formes d’agricultures, plus résilientes à tous niveaux.
Timothy Wise est également un des experts qui a signé l’étude internationale Fausses promesses : L’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) » publiée par la Fondation Rosa Luxemburg en juillet dernier.
(*) Eating Tomorrow : Agribusiness, Family Farmers, and the Battle for the Future of Food, publié aux éditions The New Press.