Dans la vallée de la Roya, aux confins des Alpes-Maritimes (France) et de l’Italie, Cédric Herrou, paysan sans histoires, est devenu un héros ou un voyou. Dans sa ferme, il a accueilli des milliers d’exilés voulant franchir la frontière italo-française. Dans son livre Change ton monde, il relate quatre années de lutte, de doute, d’indignation, mais aussi de grands bonheurs et de petites victoires.
Sang-Sang Wu, journaliste | sang-sang.wu@tchak.be
Cédric Herrou, vous vous définissez comme un paysan et pas comme un agriculteur. Pourquoi cette distinction fait-elle toute la différence ?
Un paysan est quelqu’un qui s’adapte à son pays et à son paysage. Il essaie de se fondre dedans et plus généralement, dans la vie qui l’entoure. Comme il se nourrit lui-même, il essaie d’avoir des polycultures : il produit sa viande, ses œufs, ses légumes. Et le surplus, il le partage avec les autres. Être agriculteur, c’est un métier et il y a donc un but économique derrière. En général, les agriculteurs de taille industrielle ne font pas de l’agriculture pour produire leur nourriture. Être paysan, c’est un mode de vie. Et la différence fondamentale, c’est qu’il se sent responsable de sa localité. Il s’implique dans une certaine dynamique, ce qui le pousse à être solidaire. On l’a vu, dans la vallée de la Roya, les paysans ont été solidaires envers les exilés. Ce sont des personnes sensibles à ce que leur région devient.
+++ Cet article est au sommaire du numéro 4 de Tchak!
Des personnes attentives à ce que la vallée de la Roya ne devienne pas un endroit où les exilés, mineurs y compris, sont traqués et refoulés en Italie avant d’avoir pu exercer leur droit de demander l’asile…
Dans sa volonté de lutter à tout prix contre l’immigration, l’État français s’est mis dans l’illégalité. Pour qu’un mineur isolé puisse faire une demande d’asile, il faut que le parquet – le procureur de la République – nomme un représentant légal pour qu’il fasse les démarches de demande d’asile. Or, il n’a pas encadré ces mineurs demandeurs d’asile. Et c’est même pire que ça : les militaires et la police couraient derrière ces gamins noirs dans la vallée pour les maltraiter. L’État ne peut pas nous demander de respecter la loi quand il ne le fait pas lui-même. Nous ne pouvions pas rester inertes face à une telle situation. Et ce n’est pas une question d’être pour ou contre la migration, c’est juste qu’à un moment donné, voir des gens prendre des risques fous et être en galère le long de la route, ce n’est pas possible.
Ce qui dérange et choque, c’est qu’on puisse aider des migrants sans contrepartie et que c’est forcément par idéologie que l’on fait ça. Mais en réalité, c’est juste tenter de faire respecter les lois et le droit international que la France bafoue. Le préfet des Alpes-Maritimes s’est fait condamner plus de 400 fois par mon avocat pour atteinte et entrave au droit d’asile. Il y a des limites que l’État a franchies. Quand on voit qu’on a un préfet menteur et que la police est utilisée pour défendre une idéologie politique raciste… On se dit qu’il y a une nécessité de lutter.
Une lutte non seulement pour faire respecter le droit, mais aussi pour combattre l’injustice des humains ?
Si demain, une loi met en danger des personnes, je me dois de ne pas la respecter. Il ne faut pas simplement voir si c’est légal ou pas, il faut surtout voir si c’est juste ou pas. Après, chacun a sa conscience. Certains me parlent de démocratie, mais il y a des pays où tout le monde est d’accord pour lapider des femmes quand elles ont eu une relation extra-conjugale. Mais ce n’est pas ça, la démocratie ! La démocratie, c’est respecter les individus et les minorités.
Vous êtes donc également porté par votre engagement politique et une certaine idée de la vie en société…
On nous demande souvent si ce que l’on fait, c’est humanitaire ou politique. Mais on ne peut pas faire de l’humanitaire sans politique. Tout le monde fait de la politique, au quotidien. On a désolidarisé la vie citoyenne de la vie politique comme s’il n’y avait que les professionnels qui pouvaient en faire. On a fait de la politique un business et les élites vont là où ça rapporte des voix, c’est-à-dire dans la peur, la stigmatisation et le populisme. Éric Ciotti (député des Alpes-Maritimes, du parti Les Républicains, ndlr), c’est un vendeur d’aspirateurs. Je pense que plus personne ne se sent représenté par les partis politiques. Moi, j’avais confiance en l’État et ses institutions, comme tout le monde, même si je me suis toujours revendiqué un peu anar.
Depuis 2016, votre vie ressemble à une série. Quel souvenir gardez-vous de votre première arrestation ?
Le procureur de la République m’a fait bénéficier de l’immunité humanitaire et m’a presque encouragé à continuer. Et surtout, dans la vallée de la Roya, on a médiatisé notre situation pour que les citoyens comprennent. On a voulu communiquer sur les failles et les irrégularités de l’État et c’est ce qu’il n’a pas supporté. Il y a eu un acharnement contre moi avec les nombreuses perquisitions, gardes à vue et mises en examen. Ce qui énerve le gouvernement, c’est qu’on fasse des choses sans lui.
Ensuite, vous vous êtes organisé autrement. Pourquoi ?
À un moment, j’étais pris par l’émotion et je voulais absolument aider tous les gamins qui étaient à Vintimille. Mais ça mettait le camping (le CCH pour « camping Cédric Herrou », installé sur sa ferme, ndlr) en danger et ce n’était plus tenable : j’en avais marre de cacher des gens dans ma bagnole. On a alors changé de stratégie pour trouver une solution durable et légale.
Et vous avez réussi à faire changer la loi (voir encadré), ce qui est, en soi, un exploit…
Ce n’est pas rien, en effet. C’est la condamnation de tout un système et pas seulement la défaillance du préfet des Alpes-Maritimes. Lui aussi, il a des directives étatiques. C’est pourquoi je parle de racisme d’État et de volonté de nuire aux étrangers en bafouant la loi. Et d’ailleurs, ils continuent à l’heure actuelle. La seule différence, c’est que les policiers ont peur de nous, maintenant. Quand on est là, ils ne traquent pas les gens, mais quand on n’est pas là, ils continuent.
Vous avez grandi dans le quartier de l’Ariane, à Nice, entouré d’enfants fragilisés et relevant de l’aide sociale. Est-ce votre éducation qui vous a permis de comprendre le sort des migrants et d’y être sensible ?
Il y a, bien sûr, ce que mes parents m’ont appris, mais il y a aussi ce qu’on nous enseigne à l’école, comme le partage ou l’interdiction du racisme. Le délit de solidarité, c’est dire qu’on peut aider les Blancs, mais pas les Noirs. Si des gamins ne voulaient pas donner leur stylo ou leur goûter à des gamins noirs, on leur mettrait une grosse fessée. Les adultes se comportent comme ça et on ne leur dit rien. Ce sont pourtant des valeurs que l’Église porte aussi, en théorie. Ce qui est fou, c’est qu’on dit de moi que je suis un « no borders », un ultra de gauche, un anar, etc., mais j’ai le même discours que le pape sur le partage et d’autres valeurs.
Est-ce que le mot « frontière » a une signification pour vous ? Ou voyez-vous les frontières comme des barrières artificielles, arbitraires et mouvantes ? On imagine que vous vous sentez plus proches de vos voisins italiens de Vintimille que de vos compatriotes parisiens…
Le mot « frontière » a un sens pour moi, tout comme « Schengen » et « libre circulation » en ont un. On a dit oui à une Europe sociale, humaine et de rassemblement des peuples, après la Deuxième Guerre mondiale. Nos politiques en ont fait une Europe capitaliste et libérale qui laisse passer les marchandises, mais pas les hommes. Je veux être pro européen si ça rapproche les voisins, mais pas si elle soumet ses peuples pour en faire profiter seulement quelques-uns. Je veux bien qu’on bloque les frontières, mais alors il faut aussi bloquer les marchandises. C’est trop facile de faire venir des tomates d’Espagne récoltées par des sans-papiers exploités dont on ne veut pas. Les gens sont hypocrites. Quand je vais à Paris pour faire des interviews dans des maisons de radio, les chauffeurs, les gardes, les nounous, les femmes de ménages sont des Noirs et des Arabes. Donc, quand ils nous servent, tout va bien, mais quand on doit les aider, c’est non ? C’est dingue. On m’a accusé d’être co-responsable des attentats terroristes car ils sont perpétrés par des étrangers. Mais d’un autre côté, ceux qui utilisent les étrangers pour faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire, eux, ils ne sont pas complices. Quelle position schizophrène !
En juillet 2017, vous avez reçu le soutien de plusieurs rapporteurs spéciaux des Nations unies[1]. Ils ont parlé de harcèlement juridique et de pressions administratives exercées à votre égard. Ce type de déclaration a-t-il servi votre combat ?
Ce qui est troublant, c’est que ces gens n’agissent pas plus que ça. Ils étaient « obligés » de me soutenir car j’ai un peu fait leur job. Ces personnes ont une position de contre-pouvoir, mais ils sont gentils et consensuels. Ils devraient taper du poing sur la table quand ils ne sont pas entendus. Ce que j’ai fait, ça a perturbé ces institutions parce que je n’ai pas fait que dénoncer : j’ai secouru des gens, je suis allé en procès et en garde à vue. Ce n’est pas eux qui iraient dormir dans la merde des cellules. Ce sont des bureaucrates, des gens de la haute, des nantis. Leur travail est nécessaire, mais ils n’iront jamais en prison pour leurs idées. Il y a un abandon des classes populaires. La gauche s’est éloignée du peuple et aujourd’hui, elle sent le caviar. Je n’ai rien contre les gens qui ont de la thune, mais la gauche, normalement, elle est quand même du côté des petites gens.
Pour les demandeurs d’asile qui sont de passage dans la vallée de la Roya, la communauté paysanne que vous avez créée, Emmaüs Roya (voir encadré), permet de panser des blessures, de se réparer pour mieux rebondir. En redonnant une activité inespérée à ces personnes, avez-vous l’impression de leur rendre une dignité perdue sur la route de l’exil ?
Ce changement d’action était une suite logique. Ici, on travaille sur l’accueil à long terme. L’activité, quelle qu’elle soit, est bonne pour le moral. Et tant qu’à faire, autant qu’elle nuise le moins possible à l’environnement et qu’elle soit profitable à tous. Et ça, l’agriculture paysanne le permet. Souvent, je dis que les compagnes et compagnons font ici de la « culture identitaire » dans le sens où ils se réapproprient le patrimoine de la région. Cela permet d’avoir un savoir-faire reconnu par les gens du village et de faciliter l’intégration. À Emmaüs Roya, notre message est pluriel : on parle d’écologie, d’autosuffisance, de vivre-ensemble, de noblesse dans l’agriculture, de retour à la terre.
Vous êtes plutôt un solitaire. L’homme est-il un loup pour l’homme ?
Malgré toutes les épreuves que j’ai traversées durant ces quatre dernières années, je dirais malgré tout que ça a été une expérience joyeuse et, surtout, très enrichissante. Mais je continue à préférer la compagnie des chats, des chiens ou des cochons. Ils sont plus attachants, je trouve (il rit). Je ne suis pas très humaniste, en fait. J’ai fait tout ça parce qu’il y avait des injustices, mais l’humain ne me fascine pas. Pour moi, en chacun de nous sommeille un monstre et seule l’éducation permet de ne pas le réveiller.
[1] Il s’agit de Michel Forst (rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des Droits de l’homme), d’Elina Steinerte (vice-présidente du Groupe de travail sur la détention arbitraire), de François Crépeau, (rapporteur spécial des Nations unies sur les Droits de l’homme des migrants) et de Maud de Boer-Buquicchio (rapporteuse spéciale des Nations unies sur la vente et l’exploitation sexuelle d’enfants).
Info: Change ton monde, un livre de Cédric Herrou.
[1] Il s’agit de Michel Forst (rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des Droits de l’homme), d’Elina Steinerte (vice-présidente du Groupe de travail sur la détention arbitraire), de François Crépeau, (rapporteur spécial des Nations unies sur les Droits de l’homme des migrants) et de Maud de Boer-Buquicchio (rapporteuse spéciale des Nations unies sur la vente et l’exploitation sexuelle d’enfants)
Un lieu pour se réparer
Cédric Herrou ne se repose pas sur ses victoires juridiques. Après les passages de frontière clandestins, le bout de vallée où il habite s’est transformé en terre d’accueil pour des centaines de demandeurs d’asile. Le paysan y a créé la première communauté Emmaüs tournée vers l’agriculture. Il veut transmettre ce qu’il sait faire : produire des olives, des légumes, élever des poules et les vendre sur des marchés locaux.
Depuis juillet 2019, il est co-responsable d’une petite communauté de six à sept compagnes et compagnons. S’ils sont nourris, logés et blanchis, ils reçoivent aussi une allocation de 355 € par mois et paient des cotisations à l’Urssaf (Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales). À l’instar de ses grandes sœurs, Emmaüs Roya pratique « l’accueil inconditionnel ».
La communauté est ouverte à toute personne, qu’importe son parcours, son origine, sa confession ou son âge. Il n’y a pas d’objectif de rendement, mais Emmaüs Roya a produit des tomates, des fraises, des courgettes et des aubergines en abondance cet été. Et l’ambition est même d’aller plus loin.
« Avec notre nouveau projet « Bol d’air », l’idée est de mieux valoriser nos produits. On a acheté un ancien moulin du village de Breil et on aimerait y installer une salle polyvalente, une cuisine pour y faire des ateliers de transformation ainsi qu’un lieu d’hébergement pour les compagnes et compagnons d’Emmaüs Roya. »
Traqué comme un gangster
Cédric Herrou subit sa première arrestation en août 2016. La police stoppe son van qui transporte huit migrants. Il bénéficie de l’immunité humanitaire et est relâché sans poursuites. Quelques mois plus tard, il est de nouveau arrêté pour occupation de la gare désaffectée de Saint-Dalmas-de-Tende. S’en suivra une série d’arrestations, de gardes à vue, de condamnations et de relaxes.
Le paysan n’en démord pas : il dénonce « un racisme d’État » et une justice soumise à « une politique d’extrême-droite ». En août 2017, il est condamné à quatre mois de prison avec sursis pour aide à l’entrée, à la circulation et au séjour de personnes en situation irrégulière en France. Il est question de délit « de solidarité ». Si elle n’a pas d’existence juridique, cette expression désigne les poursuites et les condamnations de celles et ceux qui aident les personnes étrangères en situation irrégulière. Cédric Herrou saisit le Conseil constitutionnel : « On peut mettre en doute une loi et demander à ce qu’on vérifie qu’elle respecte bien la Constitution ».
Résultat : le principe constitutionnel de fraternité est consacré le 6 juillet 2018, tout comme la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire. « Le Parlement a transposé cette décision et la loi a été assouplie. Je n’ai donc pas été condamné. »