Les supermarchés poussent comme des champignons. Ils seront bientôt plus de 4000 en Belgique. Entre les enseignes, une concurrence effrénée. Seule façon de survivre, vous prendre dans une toile patiemment tissée. Exemple avec Aldi et sa campagne « Place au nouveau consommateur », diffusée depuis un an en prime time.
Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be – illustration: Stripmax
Ce spot d’Aldi, vous avez dû le voir passer à la télé ou sur les réseaux. Complices, des jeunes s’étreignent, rigolent et « dansent » avec un caddie, avant de l’abandonner près d’un conteneur poubelle. En voix-off, ce message…
« La grande distribution, les grandes marques, les hypers, les supers, c’est bien non ? Mais est-ce que tout ça n’est pas un peu trop grand ? Comme si tout le monde avait les moyens de tout s’offrir en grand, comme ça facilement. Pourtant, un autre modèle est possible : il suffit d’être plus proche des gens et d’écouter d’avantage la génération qui vient… Aldi… Place au nouveau consommateur. »
+ Cet article est au sommaire du numéro 5 de Tchak!, à paraître le 29 mars.
Lancée voici un an, cette campagne d’Aldi – française au départ – passe toujours en prime time aujourd’hui. Boostée par cinq mini clips de la même veine, elle a repositionné l’enseigne comme un hard discounter en phase avec des clients désormais « consom‘acteurs ».
Sur quels ressorts ce spot d’Aldi s’est-il appuyé pour (vous) séduire ? Nous avons posé la question à trois experts : Sophie Pochet, professeur en marketing (IHECS), Cécile Delcourt, professeur en marketing (HEC-Uliège) et Emmanuel Briard, fondateur et CEO de l’agence Hungry Minds. Décryptage en sept points. .
1. Parler valeurs au lieu de produits
Premier objectif : se démarquer. Ce n’est jamais évident, encore moins dans un secteur en pleine ébullition. Y compris en Belgique où, selon Gondola, le nombre de supermarchés devrait dépasser la barre des 4000 cette année. Un record !
« C’est un marché très concurrentiel, où les enseignes sont au coude-à-coude, développe Sophie Pochet, professeur en marketing (IHECS). Globalement, elles vendent les mêmes produits et usent des mêmes leviers de motivation : le prix et la proximité. Pour exister dans la tête des gens, elles doivent donc se différencier autrement, ce qu’elles font en mettant en avant des valeurs. »
Même constat pour Cécile Delcourt, également professeur en marketing (HEC-Uliège). « On est dans un secteur peu attractif, assez ‘’froid’’, pointe l’experte. Les produits vendus sont des biens de commodités, pas très funs, à faible implication. La seule façon de contrecarrer ça, c’est d’y insuffler de l’humain, de la chaleur, du sens. C’est ce qu’Aldi a cherché à faire ici. »
Pour preuve, aucune image d’un produit, d’un rayon ou d’un magasin Aldi dans le clip. « Logique, ce sont des éléments rationnels, fonctionnels, peu intéressants pour faire évoluer leur image de marque », étaye la spécialiste.
Confirmation avec Emmanuel Briard, fondateur et CEO de l’agence Hungry Minds. « Ici, l’objectif est clairement de créer un nouvel intérêt pour l’enseigne, d’interpeller, de remettre en perspective son positionnement perçu. Pas de vendre un produit. »
« Quand on analyse ce genre de publicité, on dit qu’on utilise du ‘’signe’’, ajoute Sophie Pochet (IHECS). Cela veut dire qu’Aldi a cherché à se faire apprécier par un travail sur son image plus que par le prix de produits. »
2. Bien choisir sa cible
Se différencier ne suffit pas. Pour réussir son coup, il ne faut pas louper sa cible. Là aussi, Aldi maîtrise le tir. À l’écran, quatre jeunes : deux filles, deux garçons et une mixité parfaite de types et de couleurs de peau.
« Quand j’ai vu cette pub, clairement, je me suis dit : Aldi fait face à une clientèle qui est vieillissante, elle veut la rajeunir et conquérir un segment de marché très prometteur : la génération Z, analyse Cécile Delcourt (HEC -Uliège). Dans quelques années, ces jeunes vont fonder des familles, ils vont avoir plus de besoins à combler. Dans ce contexte-là, il est vraiment crucial de construire leur fidélité dès maintenant. »
Comment Aldi s’y prend-elle pour les ferrer ? Elle met en scène leur monde « cool, insouciant et un peu désinvolte, leur spontanéité et leur plaisir d’être ensemble et de vivre des petits bonheurs simples », poursuit la spécialiste.
Ajoutez-y une bande-son musicale électronique… Bref, l’enseigne utilise les codes de sa cible. « Le but recherché est de créer une complicité, ajoute Emmanuel Briard. Il y a d’ailleurs une certaine légèreté de ton malgré un message très profond. »
En faisant des jeunes son égérie, Aldi leur envoie au final une image miroir très valorisante. « Ici, ils incarnent un renouveau et un changement que la chaîne veut elle-même insuffler à sa marque », constate Cécile Delcourt.
3. Ne pas oublier sa clientèle historique
En visant les 18-24 ans, gare à ne pas se mettre les seniors à dos. Ce n’est pourtant pas le cas ici. La raison ? « Notre société baigne dans une culture du jeunisme, répond Cécile Delcourt. Autrement dit, personne n’a envie d’aller dans une enseigne de ‘’vieux’’. Donc la clientèle historique d’Aldi a sans doute apprécié ce clip puisqu’elle va, par transfert, se sentir plus jeune par sa manière de poser des choix alimentaires. »
Tout profit pour l’enseigne, qui « tout en parlant à une nouvelle cible, rassure la clientèle existante en lui montrant que non, ce n’est pas nul de faire ses courses chez Aldi », acquiesce Emmanuel Briard.
Même analyse chez Sophie Pochet qui, elle, relève le côté englobant du slogan « Place au nouveau consommateur ». « En ayant l’air de cibler les jeunes, il s’adresse à tout le monde. Parce que tout le monde a envie de se sentir « neuf », tout le monde a envie d’être acteur du changement. Et il n’y a pas d’âge pour acheter du local. »
4. Jouer sur la nostalgie et la simplicité
Si le clip ne laisse personne en route, c’est aussi parce qu’il joue sur un sentiment qui ne laisse personne indifférent. « Il renvoie les clients historiques d’Aldi à leur propre jeunesse, décode Cécile Delcourt. À la clé, la nostalgie d’une époque révolue, d’une insouciance et d’une spontanéité passée. Ce ressort peut permettre d’aller chercher des segments plus matures. »
Ce côté « c’était mieux avant », l’amitié, la simplicité… « C’est un discours très tendance aujourd’hui ; et c’est un ressort très classique dans la publicité », valide Sophie Pochet, qui pointe un autre levier-miroir. « Si vous regardez bien, ils portent des vêtements un peu ‘’vintage’’. Je trouve ça très malin. Il y a ce côté « Je recycle mes fringues, je fais attention à ce que je consomme et si j’achète, je le fais d’occase ». Cela renvoie à l’air du temps, même si cela reste super idéalisé et très stéréotypé. »
5. Soigner les décors et la mise en scène
Dans le spot d’Aldi, gros travail, aussi, sur les arrière-plans, qui induisent un message implicite. Exemple avec cette base de loisirs et son toboggan géant, auquel les jeunes tournent le dos. « Est-ce que tout ça n’est pas un peu trop grand ? », demande la voix off pile au bon moment.
Symbole de cette démesure, ce caddie avec lequel les jeunes s’amusent. « Ce faisant, ils se moquent de la grande distribution, relève Cécile Delcourt. Leur parc d’attraction, c’est ce caddie dont ils ont complètement travesti la fonction. Il ne sert plus à transporter des produits mais à resserrer les liens entre amis. Un côté cool et hédonique qui, au final, sert l’image d’Aldi. »
L’objet en question a néanmoins une fonction plus pragmatique. « Une pub très jolie dont on ne sait même plus qui est l’annonceur rate sa cible, relève Sophie Pochet. Dans le cas présent, le caddie fait donc le lien avec Aldi, du moins dans sa version « pimpée ». Les rubans colorés accrochés au caddie par les jeunes évoquent par exemple ceux du mouvement hippie et son rejet de la société de consommation. »
Un symbole qui colle aux valeurs qu’Aldi veut mettre en avant, « dont le fait que tout un chacun devrait avoir les moyens d’acheter de la nourriture de qualité à bas prix ».
Cela dit, en fin de clip, ce caddie est finalement abandonné par les jeunes près d’un conteneur poubelle. Traduisez : relooké ou pas, ce caddie reste synonyme d’une surconsommation dont les nouveaux consommateurs ne veulent plus entendre parler.
6. Avoir de la suite dans les idées
Pour imprimer une nouvelle image de marque, une campagne doit également s’étaler dans le temps. Si celle d’Aldi n’a pas lassé, c’est parce qu’elle a été déclinée en cinq autres mini clips mettant eux aussi en avant une jeune génération qui veut en revenir à l’essentiel : des produits simples, de qualité, respectueux de l’environnement, au prix juste.
Intéressant : si la campagne d’Aldi est toujours d’actualité, c’est aussi parce que la pandémie et ses mesures sanitaires n’ont fait qu’exacerber cette nostalgie que nous éprouvons tous – jeunes et vieux – des bons moments. Autre ressort renforcé par la crise sanitaire, celui d’une enseigne à taille humaine. « Un an plus tard, les mots de ce spot sonnent toujours bien, observe Sophie Pochet. Nous traversons une période où les gens n’ont pas forcément facile et cherchent le meilleur rapport qualité prix. »
7. Le plus difficile : séduire sans mentir
La conclusion ? Revenons-en aux apparences et à l’importance de rester crédible. « Les consommateurs ont terriblement évolué, souligne Emmanuel Briard. Aujourd’hui, les entreprises qui misent sur ce type de communication doivent être en phase avec la réalité de leur offre. »
Là, force est de reconnaître que le discours d’Aldi ne convainc pas vraiment. « Dans sa pub, Aldi sous-entend faire partie des petits, pointe Sophie Pochet. Or, ce n’est pas le cas. L’enseigne fait clairement partie de cette grande distribution qu’elle dénonce. »
On ne peut pas plaire à tout le monde, rétorque l’enseigne dans sa toute nouvelle campagne. Un clip dont la signature sonore est identique et qui met cette fois en avant les réactions – parfois mitigées – des internautes. Avec cette promesse : « proposer des prix bas, tous les jours sans exception. Et ça, ça continuera de plaire aux nouveaux consommateurs ».
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