Il s’appelle Mathieu Dalmais. Il est français, agronome et… intermittent du spectacle. Il défend la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation. Selon lui, impossible de transformer l’agriculture sans mettre en place des politiques de lutte contre la pauvreté, qui permettent à tous d’avoir accès à une alimentation de qualité. Interview.
Steve Bottacin, correspondant | stevebottacin@hotmail.com
Lier politique agricole, politique alimentaire et politique sociale : cela ne va pas de soi dans nos univers compartimentés. C’est pourtant la vision de Mathieu Dalmais, agronome engagé au parcours singulier : hier permanent d’un syndicat agricole, aujourd’hui intermittent du spectacle. Sa conférence gesticulée (« De la fourche à la fourchette… Non ! L’inverse ! »[1]) défend une élaboration démocratique de la demande alimentaire et une « sécurité sociale de l’alimentation ». En bousculant au passage pas mal d’idées reçues. Interview.
+++ Ce dossier est au sommaire du numéro 7 de Tchak! (automne 2021).
Mathieu Dalmais… Un mot d’abord sur votre itinéraire : des études d’agronomie, un rejet du modèle agro-industriel, un poste d’ « animateur technique » pendant cinq ans à la Confédération Paysanne[2], un travail de fond au sein d’Ingénieurs sans Frontières [3], la fondation du collectif « Pour une sécurité sociale de l’alimentation »[4], et aujourd’hui sur les routes avec votre spectacle ! C’est quoi votre fil rouge ?
Je milite pour une agriculture respectueuse de ses producteurs, de l’environnement, avec le droit à l’alimentation comme objectif et finalité. Je poursuis en fait ma réflexion d’agronome sur les moyens de transformer les systèmes agricoles et alimentaires. Mon parcours se fait plutôt dans la continuité. Quand je travaillais à la Confédération Paysanne, on m’avait demandé de travailler sur la construction d’un mouvement social autour de l’agriculture et de l’alimentation, vers un projet de démocratie alimentaire. Je continue ce travail aujourd’hui comme intermittent du spectacle. Avec, c’est vrai, une sorte de « saut dans la précarité ».
Votre vision des choses bascule autour de 2015. Au sein de votre syndicat, vous prônez alors les circuits-courts et la filière bio, sauf que ça ne fonctionne plus comme au début des années 2000. De plus en plus de personnes ne s’en sortent pas, la concurrence s’accroît, les initiatives sont récupérées par l’agro-industrie et la grande distribution. C’est un déclic ?
A ce moment-là, pour nous, il est clair que si rien ne change, les alternatives vont survivre à la marge ou être récupérées. Et on se dit que, pour éviter ça, il faut des nouvelles politiques publiques : pour appliquer de nouvelles normes, pour interdire les pesticides, pour imposer une rémunération des producteurs, etc.
Et le monde politique vous entend ?
En France, à cette époque, le ministre de l’Agriculture est Stéphane Le Foll (PS). On a une série d’échangesavec lui, entre autres. Sa position, c’est qu’une intervention politique n’est pas nécessaire. En substance, il nous dit « Aujourd’hui, les gens ont le choix : s’ils veulent soutenir votre type d’agriculture, ils choisiront vos produits ; sinon, ils en choisiront d’autres. C’est le consommateur qui choisit le produit qu’il veut ! ». Avec ce type de discours, il dépolitise complètement le problème et il nous renvoie aux logiques du monde économique.
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Avec un autre argument, que vous résumez d’une phrase dans votre spectacle : « Si on se débarrasse de l’agriculture industrielle, qui va nourrir les pauvres ? ».
Oui. C’est un argumentaire qui est encore omniprésent aujourd’hui : « L’agriculture industrielle est nécessaire pour nourrir les plus démunis ». Nous sortons d’une campagne pour les élections régionales [les français ont voté les 20 et 27 juin 2021], et certains ont tenu ce discours mot pour mot, sans que ça les dérange. C’est aussi le discours de la FNSEA[5] : « On produit pas cher pour pouvoir nourrir tout le monde. » Et par certains côtés, ils ont raison : promouvoir une meilleure alimentation, ça signifie en effet demander aux gens de payer plus cher leur nourriture, alors que c’est impossible pour une partie de la population. Si on veut être cohérent, il nous faut des politiques qui prennent en compte ces questions-là.
Or c’est le contraire qui est mis en place : vous identifiez une « dualisation de l’agriculture et de l’alimentation » acceptée et organisée par les pouvoirs publics. D’un côté, la filière bio sert aujourd’hui de caution au modèle dominant : elle achète le silence des consommateurs privilégiés qui, sans cela, exigeraient une transformation profonde des modèles agricoles. C’est un pavé dans la mare, non ?
C’est vrai que les gens n’aiment pas trop quand je dis ça… Mais ensuite on se rend à l’évidence, collectivement. C’est une analyse politique qui s’est construite au sein de la Confédération Paysanne. Nous avons beaucoup travaillé avec un groupe de paysans qui, en effet, ont analysé le bio comme « complément de gamme » d’accompagnement du système agro-industriel. Par la suite, ils ont participé à la rédaction d’un ouvrage collectif qui vient d’être publié et qui peut être une bonne source d’inspiration. [6]
D’un autre côté, à l’autre extrémité de cette dualisation, il y a l’aide alimentaire, avec la redistribution des surplus de la grande distribution aux plus démunis. La majorité des citoyens apprécie ce système, au nom de la solidarité et de lutte contre le gaspillage. C’est une illusion, là aussi ?
Les citoyens et plupart des bénévoles croient sincèrement au modèle de l’aide alimentaire. Mais il faut appeler un chat un chat : le problème du gaspillage, c’est en réalité un problème de surproduction. On nous fait croire qu’on gaspille parce qu’on consomme mal, alors que c’est parce qu’on produit trop. On est ici dans des jeux de langage. La soi-disant lutte contre le gaspillage est en fait une façon de légitimer la surproduction de l’industrie agro-alimentaire et de la valoriser économiquement[7]. C’est aujourd’hui largement démontré : l’aide alimentaire est pensée pour permettre d’évacuer la surproduction et de défiscaliser cette surproduction, pas pour nourrir correctement ceux qui n’en ont pas les moyens financiers.
Ces constats et ces analyses vont modifier votre perception d’ « agronome engagé ». Aujourd’hui, vous défendez l’idée qu’ « il y a une impossibilité de transformer l’agriculture sans mettre en œuvre des politiques alimentaires »[8] : que voulez-vous dire exactement ?
On peut transformer l’agriculture sans politiques alimentaires, mais on ne construira pas un système alimentaire durable de cette façon. Par exemple, pour construire un système alimentaire durable, on doit absolument se poser la question des prix des produits. Comment fait-on pour que tout le monde ait accès à une alimentation de qualité ? Ça nous amène à parler du droit à l’alimentation, à rencontrer différents acteurs autour de cette notion. Au bout de cette réflexion, il y a l’idée d’une élaboration démocratique de la demande alimentaire, que nous allons développer chemin faisant.
C’est ce que vous appelez la « démocratie alimentaire ». Elle est au cœur de votre modèle de « sécurité sociale de l’alimentation », porté aujourd’hui par le collectif que vous avez co-fondé.[9]Comment présenter ce modèle simplement ?
J’aime bien dire pour commencer que ce modèle vise l’universalité : il s’agit d’organiser l’accès de tous à une alimentation de qualité. On ne construit pas une nouvelle politique pour les pauvres : plusieurs travaux montrent que ce genre de mécanisme n’est jamais très durable et génère des sentiments d’isolement, d’exclusion et de honte. Ce n’est pas très intéressant. Le Secours Catholique, avec qui nous travaillons, dit souvent qu’ « une politique pour les pauvres est une pauvre politique »[10]. Si nous voulons reconstruire du droit, ça doit être pour tout le monde, de manière équitable.
On est donc reparti de la carte de protection sociale [ou « carte Vitale »][11]. Comme tout le monde en a une en poche, personne ne se sent « assisté » quand une visite chez le médecin est remboursée, puisque tout le monde est remboursé ! C’est pareil pour la sécurité sociale de l’alimentation : on va donner à tout le monde une carte alimentaire, donc personne ne se sentira mal à l’aise de l’utiliser pour avoir accès à l’alimentation de son choix. C’est le premier pilier du système.
Quelles dépenses alimentaires seraient prises en charge via cette carte ?
Nous sommes partis sur un montant de 150 € par mois, crédités sur la carte Vitale. C’est un chiffre empirique, communiqué par des structures qui travaillent avec des personnes en situation de grande précarité, complètement exclues de l’accès aux droits et privées d’aide alimentaire (souvent des personnes migrantes). Comme il n’est pas toujours possible d’organiser des cantines, ces personnes reçoivent un don de 5 euros par jour pour s’alimenter. On est parti sur cette même base, mais ce montant serait bien-sûr amené à évoluer en fonction du prix moyen des aliments.
Vous parlez d’une somme créditée. Avez-vous envisagé d’autres pistes, par exemple un système de remboursement a posteriori ou bien de tiers-payant (le bénéficiaire ne paie que la partie non prise en charge par la sécurité sociale) ?
On envisage plutôt un crédit mensuel versé sur la carte Vitale. Mais on évoque aussi les autres pistes. C’est principalement une question de logistique : il faudra voir ce qui sera le plus intéressant. Fondamentalement, ça ne change pas grand-chose.
Quoi qu’il en soit, 150 € par personne et par mois pour une alimentation de qualité, c’est peu, non ?
Ce montant ne suffit pas pour une alimentation de qualité : c’est une base pour vivre à sa faim aujourd’hui avec des produits classiques … et ce n’est pas confortable non plus ! En fait, ça nous paraît le minimum pour commencer à dire qu’on est un peu libre de choisir son alimentation. Mettre en avant ce chiffre, c’est une manière de dire « pas en dessous ! ». C’est un point de départ, en sachant que, pour toutes les personnes qui ont peu d’argent, ce sont 150 € qui leur reviennent pour leur alimentation en plus de leurs autres revenus… Et si on augmente la qualité des produits qui sont accessibles par ce système, on peut augmenter relativement ce montant de 150 € aussi.
D’où vient cet argent ? Comment et par qui ce mécanisme serait-il financé ?
Le principe est de percevoir une cotisation sur la valeur ajoutée produite : c’est le deuxième pilier. C’est un modèle de financement possible, parmi d’autres. Nous l’avons mis en avant parce qu’il est plus accessible à la compréhension, vu que c’est une extension de quelque chose qui existe déjà [dans le domaine de la santé].
Quel taux de cotisation serait nécessaire pour financer le système ? Et sur quels revenus serait-elle calculée ?
Nous avons plusieurs réflexions en cours sur l’assiette de la cotisation, sur les taux et les modalités à appliquer. Pour nos calculs, on s’est basé sur ce qui existe en France pour la sécurité sociale de santé, mais en partant du principe que tous ceux qui ont un revenu cotisent… Tout le monde verrait donc une partie de ses revenus (salaire, chiffre d’affaires, retraite ou chômage) transformé en cotisations. Dans ce cas, une cotisation de 10 % de ce revenu permettrait à chacun d’être crédité de 150 € sur sa carte Vitale.
On reconnaît ici la notion de « salaire mutualisé », chère à l’économiste Bernard Friot et popularisée par « Réseau Salariat », qui fait partie de votre collectif[12]. Pourquoi pas d’autres sources de financement, par exemple via l’impôt ou une série de taxes spécifiques ?
On pense souvent à des taxes sur les plus-values financières, sur l’exode fiscal, sur la malbouffe, les sodas… Mais ce sont des choses qu’on a envie de ne plus voir, donc on ne va pas les taxer : on ne va pas s’encombrer d’un dispositif qui nous rendrait dépendants de leur existence.
On part plutôt de l’idée qu’on est producteur de valeur lorsqu’on travaille et qu’on produit de la valeur ajoutée. Donc c’est par là qu’on finance le système de protection sociale dont nous avons besoin. C’est une vision qui peut paraître un peu théorique mais ça a un grand avantage en termes de démocratie : on rend la décision sur la protection sociale à ceux qui la financent. L’Histoire montre que quand l’Etat a commencé à financer la sécurité sociale via l’impôt, il s’est affirmé comme le seul financeur et le seul décideur… Résultat : plus personne aujourd’hui ne donne son avis sur le choix de conventionner tel médicament ou tel autre.
Le mécanisme de la cotisation a vraiment beaucoup d’avantages : il est pérenne, il propose un financement direct (sans intervention de l’Etat) et il permet d’envisager un fonctionnement démocratique sur le long terme et une appropriation de plus en plus forte du dispositif.
Dans votre modèle, ce n’est donc pas l’Etat qui gère les cotisations et qui pilote la sécurité sociale de l’alimentation ?
Les cotisations vont alimenter des Caisses de sécurité sociale qui sont aussi les lieux de décision quant à la production alimentaire. C’est le troisième pilier du système. On se base ici sur ce qu’ont été les caisses de sécurité sociale et de santé en France entre 1948 et 1967 : à cette époque, il a été possible d’organiser démocratiquement une filière économique, au service du droit, avec une gestion par les travailleurs et non par l’État.
L’idée fondamentale est celle-ci : ce sont les gens qui mangent qui doivent choisir ce qui doit être produit. Une vraie démocratie économique, c’est ça : il y a une ressource foncière (en France, 28.000 ha) et il faut permettre au citoyen de décider ce qui doit être produit dessus, avec quels critères de qualité, etc. Ensuite, les producteurs mettent en place les pratiques qui les intéressent pour rencontrer cette demande.
Les « Caisses de sécurité sociale » décideraient donc des objectifs et des orientations des politiques agricoles, de la production à la distribution… Mais qui déciderait au sein de ces institutions ?
Des personnes élues localement, de manière démocratique. Le fonctionnement interne doit être lui aussi démocratique. Nous menons toute une série de réflexions (et elles sont stimulantes !) sur les critères d’élection, le recours au tirage au sort, les modes de prises les décision, les façons d’impliquer l’ensemble des citoyens, la mutualisation des décisions entre les différentes Caisses, etc. Ce qui est sûr, c’est que les objectifs de production seraient définis à partir d’un travail de citoyens qui réfléchissent à ce qu’ils ont envie de manger. A partir de là, un mécanisme de conventionnement orienterait ce qu’on a envie de produire. Ça serait beaucoup mieux pour notre agriculture et pour notre alimentation.
Comment fonctionnerait ce mécanisme de conventionnement ?
En fonction des objectifs et des orientations définies, un cahier des charges est établi pour les produits qu’on souhaite. Les producteurs qui respectent ce cahier de charges sont conventionnés. Seuls les produits conventionnés peuvent être achetés avec le crédit de 150 € sur la Carte Vitale.
Qu’en est-il des autres opérateurs de la chaîne (transformation, distribution, …) ?
Pour qu’un produit soit conventionné et donc accessible via ce système, l’ensemble des acteurs qui sont intervenus sur ce produit doivent avoir été conventionnés. On peut donc avoir chez certains distributeurs des produits conventionnés et des produits non conventionnés. C’est pareil chez les transformateurs et chez les producteurs : si quelqu’un fait 100 ha de céréales en conventionnel et un élevage de poulets bio extensifs à côté, il pourra être conventionné pour les poulets et pas pour les céréales, en fonction du cahier des charges défini par les citoyens.
Vous plaidez pour une forme d’économie planifiée ?
Il me semble que la forme du modèle qu’on propose n’est pas celle d’une économie planifiée mais plutôt d’une économie mixte. Avec effectivement une planification par les Caisses de sécurité sociale : à partir de la question « Qu’est-ce que les gens veulent manger ? », il faut s’organiser pour produire ça. Ici, c’est le besoin qui dirige l’économie et pas la volonté de faire un maximum de profit. Il y a donc effectivement la mise en place d’une telle économie. Mais elle cohabite avec le libre marché.
Un budget de 150 € par mois et par personne [pour acheter les produits conventionnés], ça permet de manger mais en s’en tenant à l’essentiel. Si les produits conventionnés ne correspondent pas aux souhaits de certaines personnes, il n’y a aucune interdiction de manger autre chose ! On ne va pas interdire les producteurs de caviar sous prétexte que c’est trop cher ou qu’on n’a pas envie de conventionner ce produit. Ce ne sera pas accessible via la Carte de Sécurité sociale, c’est tout. Donc on a deux modèles qui ont vocation à coexister.
D’accord. Mais à quel moment les professionnels sont-ils associés à la décision, par exemple sur les critères de « conventionnement » ?
Nous n’attribuons pas une place spécifique à des agriculteurs ou des producteurs au sein des Caisses de sécurité sociale, en tout cas pour ce qui concerne l’élaboration des besoins alimentaires, des critères de production, etc. Par contre, pour tout ce qui concerne la transition vers le nouveau modèle, ce serait intéressant qu’une représentation de professionnels accompagne cette transformation. En fait c’est un peu la différence entre le législatif et l’exécutif : pour fixer là où on va, ce sont les citoyens (éventuellement tirés au sort) qui décident ; pour mettre en pratique ces décisions, on discute et on laisse une part importante aux professionnels.
Prévoyez-vous des mesures d’accompagnement qui permettraient aux producteurs de s’adapter à ces « cahiers des charges » ?
L’idée n’est pas de dire « on ne conventionne que ce qui nous convient parfaitement » : c’est de conventionner les producteurs qui souhaitent s’engager, en acceptant le temps de la transition qui est nécessaire, avec les investissements que cela nécessite : en matériel, en formation, et ainsi de suite. Avec une assurance aussi, s’ils se plantent… Avec aussi la certitude pour eux d’avoir un prix rémunérateur garanti, et un volume assuré, même si le volume n’est pas obtenu à cause des aléas de production. A partir du moment où l’on assure ça aux producteurs, on leur laisse la possibilité de prendre le risque de changer de système.
Chaque Caisse serait compétente sur un territoire de quelle échelle ?
En France, on pense à un territoire entre le canton (15 à 20.000 personnes) et le département (70.000 personnes à plus de 2 millions)[13]. Mais en Belgique, le territoire de la Wallonie serait une bonne échelle pour expérimenter la sécurité sociale alimentaire[14]. D’autant que la Wallonie a la capacité de lever elle-même du financement, ce qui est très intéressant.[15] En France, les collectivités territoriales sont beaucoup plus limitées dans ce domaine.
D’un point de vue européen, c’est une atteinte à la libre organisation des marchés que de s’entendre sur les prix, ou de décider d’un conventionnement en fonction d’un cahier des charges.
Mathieu Dalmais.
En Belgique, les Régions ne sont pas compétentes en matière de sécurité sociale. La Wallonie pourrait seulement financer la « sécurité sociale de l’alimentation » par l’impôt… Mais vous disiez abandonner ce mode de financement, non ?
Certains dans notre collectif ne veulent pas en entendre parler. Personnellement, je ne l’abandonne pas complètement dans ma réflexion. L’impôt peut être un moyen complémentaire pour lancer le système, au début. C’est aussi un mécanisme de réduction des inégalités qui peut être intéressant de manière provisoire, tant qu’on ne s’est pas attaqué à d’autres inégalités plus fortes.
Au-delà de la théorie, votre modèle est-il vraiment applicable, ici et maintenant ?
Je ne pense pas que ce modèle pourra être mis en place rapidement. Au début, j’espérais que nous pourrions construire quelque chose de l’ordre d’un projet de loi, qu’une force politique pourrait ensuite mettre sur la table. Aujourd’hui, on se rend compte que plusieurs de nos propositions sont tout simplement anticonstitutionnelles. Elles ne sont pas applicables dans le cadre de la Constitution de la Ve République française, et encore moins dans le cadre du Traité Constitutionnel Européen [devenu Traité de Lisbonne]. D’un point de vue européen, c’est une atteinte à la libre organisation des marchés que de s’entendre sur les prix, ou de décider d’un conventionnement en fonction d’un cahier des charges. Et d’un point de vue français, le taux de cotisation est une prérogative de l’Assemblée nationale. Donc notre modèle de Sécurité Sociale de l’Alimentation n’est pas opérationnel aujourd’hui : il demande un travail de réflexion et de transformation politique assez profond.
Cette réflexion et cette transformation peuvent-elle s’appuyer sur des expériences pratiques existantes, en France ou ailleurs ?
On ne se base pas sur des expériences locales : c’est plutôt l’inverse. Notre projet de Sécurité Sociale de l’Alimentation a donné envie à beaucoup de gens de monter différentes choses. Donc quand le Confinement est arrivé, ces gens sont arrivés à créer de la solidarité alimentaire différemment et de la transformation agricole ou alimentaire différemment. Il y a une vraie stimulation autour de cela : des structures avancent, réfléchissent, se coordonnent. Ça peut paraître présomptueux, mais tout notre travail a vocation à faire évoluer ce mouvement et à servir de boussole ou d’idéal à suivre.
Auriez-vous un exemple concret d’une initiative en ce sens, même à petite échelle ?
Pendant le Confinement, une initiative est née en milieu rural, sur le territoire de plusieurs communes autour de Limoux [près de Carcassonne]. Des producteurs locaux impliqués dans des circuits courts ont mis en place une coordination logistique pour acheminer des paniers dans des zones rurales isolées. Ce travail sur l’accessibilité géographique des produits a été couplé avec un travail sur l’accessibilité économique, mené avec le Secours Catholique : cette organisation est intervenue dans l’achat des paniers pour les familles à petit budget. Ces acteurs se sont inspirés du modèle de Sécurité Sociale de l’Alimentation pour travailler ensemble et créer quelque chose qui prend forme aujourd’hui et qui avance.
La Sécurité Sociale de l’Alimentation se présente-t-elle comme une réponse au coût (social et économique) de la « malbouffe » ?
Non. C’est un argument qui est souvent souligné par nos relais au sein des institutions politiques. Beaucoup nous disent : « Vous devriez mettre en avant les économies réalisées pour la Sécurité Sociale de Santé ». Mais on rentre alors tout de suite dans une logique où, pour créer du droit, il faut regarder les montants financiers que cela nécessite. Au stade où nous en sommes dans la conception du modèle, nous n’avons pas envie de le défendre en disant que ça va créer des économies. Ce genre d’argument parle à ceux qui sont dans une logique d’État gestionnaire, alors que nous sommes dans une logique de droit et de protection sociale. En fait, quand on veut créer du droit, il faut s’en donner les moyens, c’est tout.
Il y a aussi une deuxième raison : le droit à l’alimentation, c’est permettre aux gens de manger ce dont ils ont envie. Il faut éviter une dérive qui apparaît très vite quand on parle de Sécurité Sociale de l’Alimentation : la volonté d’imposer une alimentation hygiéniste. Certains aimeraient contrôler qu’au moins 50 € [sur 150] des achats payés avec la carte Vitale sont consacrés à des fruits et légumes frais. Là, il y a la volonté d’imposer un changement de régime alimentaire. Or nous savons que l’alimentation tient aussi à des mécanismes de compensation, qui se mettent en place pour de nombreuses raisons. Si demain tout le monde se met à manger Bio, ça n’empêchera pas d’avoir envie de manger du sucre ou d’avoir des alimentations déséquilibrées. Notre objectif n’est pas de mener une politique hygiéniste. On n’est pas dans une logique où on veut interdire aux gens de mal manger.
Que pensez-vous du « chèque alimentaire », volontiers mis en avant comme une avancée vertueuse ? Est-ce ce que ça va dans le sens de votre modèle de Sécurité Sociale de l’Alimentation ?
Non, pas du tout ! En France, Emmanuel Macron s’est mis à parler de « chèque alimentaire » à partir d’une des propositions de la Convention Citoyenne sur le Climat[16]. Ça consiste à dire : « On va donner aux pauvres un chèque pour qu’ils puissent aller acheter à manger ». Nous ne nous sommes pas positionnés contre, parce que c’est un peu mieux que ce qui se fait en matière d’aide alimentaire aujourd’hui, mais ça n’a rien à voir avec une sécurité sociale de l’alimentation. D’abord, il n’y a aucun caractère universel : on reste sur quelque chose de très discriminant. Ensuite, il n’y a aucune réflexion sur une transformation des systèmes agricoles : on ne se prononce pas politiquement sur comment on change l’agriculture. Et enfin, c’est un levier entièrement étatique, sans aucun travail de mutualisation des moyens de la société… Donc non, ça n’a rien à voir avec notre modèle. Par ailleurs, même tel quel, le chèque alimentaire ne va visiblement pas être mis en place[17].
Quand vous mettez en avant le « droit à l’alimentation », à quelle définition vous référez-vous ?
À la définition de la FAO[18]. Une première version intéressante de cette définition a été fixée au début des années 2000 par Jean Ziegler [alors rapporteur de l’ONU sur le droit à l’alimentation]. Olivier de Schutter a ensuite repris le flambeau [de 2008 à 2014]. En fait, la clé, c’est l’accès à une alimentation choisie qui permette à tout le monde de répondre à ces
quatre fonctions principales : nourrir son corps, se faire plaisir, avoir une alimentation culturellement et socialement appropriée.
Peut-on transformer le système agricole sans se soucier de ce droit à l’alimentation ?
Nous nous situons dans une logique de fonctionnement démocratique : l’idée qui nous importe, c’est celle d’une appropriation citoyenne des enjeux agricoles et des enjeux alimentaires. Sans la conviction forte que tout le monde doit avoir le droit de bien manger et que cela implique de transformer notre système de production agricole en conséquence, on va vers de fausses solutions. L’objectif du projet de Sécurité Sociale Alimentaire, c’est aussi de porter ce message-là.
Et pour aller plus loin…
- Le site du Collectif pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation.
- Pour une sécurité sociale de l’alimentation, projet de sécurité sociale de l’alimentation rédigé par ISF-AgriSTA (disponible en ligne).
- « De la fourche à la fourchette… Non ! L’inverse ! », conférence gesticulée de Mathieu Dalmais (plusieurs vidéos en ligne)
- L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines, Seuil, Mai 2021
La Sécurité Sociale de l’Alimentation:
en Belgique, l’idée fait son chemin !
- FIAN Belgium s’intéresse de près à la SSA et nourrit activement la réflexion autour de ce modèle. Un récent webinaire (janvier 2021) a rassemblé Mathieu Dalmais et divers invités très éclairants sur ce sujet.
- La cinquième édition du Festival Nourrir Liège a accueilli Mathieu Dalmais en mai 2021, dans le cadre d’un focus détaillé sur les solutions à la précarité alimentaire.
- A Liège encore, la SSA est également au cœur des réflexions menées dans le cadre du Festival Tempo Color 2021 : un « Plaidoyer pour le droit à l’alimentation de toutes et tous » est en cours de conception.
- Brigitte Grisar, chargée de projet au sein de la Fédération des Services Sociaux, mène une réflexion et une action intersectorielles sur le droit à une alimentation choisie, avec un intérêt pour la SSA. Voir son spectacle « Faim de vie ».
- Le réseau « Radis », porté par Nature et Progrès, développe des initiatives de relocalisation alimentaire en regroupant consommateurs, producteurs, transformateurs et commerçants.
- Le Réseau Salariat Belgique défend notamment la cotisation comme salaire mutualisé et propose plusieurs réflexions et outils, notamment autour de la SSA.
[1] Plusieurs captations sont disponibles en ligne, dont : https://www.youtube.com/watch?v=9Tqy5DSL1N4. La citation qui ouvre l’article est extraite de ce spectacle.
[2] La Confédération Paysanne : confédération française de syndicats agricoles départementaux. Elle promeut une agriculture paysanne et est membre fondateur de la Coordination européenne Via Campesina. Son site : https://confederationpaysanne.fr
[3] Au sein d’Ingénieur·e·s sans frontières, le groupe thématique Agricultures et Souveraineté Alimentaire (ISF-AgriSTA) œuvre à la réalisation de la souveraineté alimentaire et de modèles agricoles respectueux des équilibres socio-territoriaux et écologiques. Voir https://www.isf-france.org/agrista
[4] Initié par ISF-AgriSTA, ce collectif élabore et promeut l’idée d’une Sécurité Sociale de l’alimentation, notamment via l’éducation populaire. Il regroupe une dizaine d’associations (organisation professionnelle agricole, syndicat, mutuelle, etc.) En ligne : https://securite-sociale-alimentation.org/
[5] Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles : principal syndicat agricole français, chantre de l’agriculture agro-industrielle.
[6] L’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines, Seuil, Mai 2021.
[7] En France, en vertu d’une loi surnommée « Loi Coluche », certains dons de produits alimentaires à des associations caritatives donnent droit à d’importantes réductions d’impôts : cet avantage fiscal rend le don financièrement plus attractif que d’autres expédients, comme le traitement des déchets.
[8] Mathieu Dalmais, Une sécurité sociale de l’alimentation pour renouer avec le progrès social,avril 2021. En ligne : https://www.leji.fr/france/336-une-securite-sociale-de-l-alimentation-pour-renouer-avec-le-progres-social.html
[9] Collectif pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation (https://securite-sociale-alimentation.org/); voir notamment sa conférence de presse du 29 mai 2021 : https://securite-sociale-alimentation.org/wp-content/uploads/2021/05/invitation-conference-de-presse_29-mai-2021_SSA.pdf
[10] Secours Catholique – Caritas France : https://www.secours-catholique.org/
[11] En France, tous les bénéficiaires de la sécurité sociale possèdent une « carte Vitale ». Il s’agit d’une carte à puce individuelle qui permet de justifier de son affiliation à un organisme de sécurité sociale et de bénéficier d’une prise en charge des dépenses de santé.
[12] Le « Réseau Salariat » est actif en France et en Belgique : https://www.reseau-salariat.info/
[13] https://ville-data.com/nombre-d-habitants/nombre-d-habitants-par-departement
[14] Au 01/01/2020, la Wallonie comptait 3 645 243 habitants sur un territoire de 16 901 km² (Source : IWEPS)
[15] En Belgique, les Régions peuvent lever des taxes supplémentaires pour financer leurs politiques (tout comme les communes et les provinces).
[16] Convention Citoyenne pour le Climat, Proposition SN 5.2.3 : concevoir une nouvelle solidarité nationale alimentaire pour permettre aux ménages modestes d’avoir accès à une alimentation durable, Juin 2020. En ligne : https://propositions.conventioncitoyennepourleclimat.fr/pdf/ccc-rapport-final-senourrir.pdf
[17] https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/02/10/climat-les-propositions-de-la-convention-citoyenne-ont-elles-ete-reprises-par-le-gouvernement_6069467_3244.html
[18] Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture : http://www.fao.org/about/fr/