Cette lettre est fictive. Elle a été écrite sur base de 50 témoignages d’étudiants bioingénieurs ou agroécologues, futurs ou fraîchement diplômés. Elle relaie leurs idées maitresses, en ouverture de notre enquête (lire encadré au bas de cet article).
Sang-Sang Wu, journaliste | sang-sang@tchak.be
Quand on a débarqué en fac d’agro, avec notre tête emplie d’utopies et d’espoir, on pensait qu’on allait être formés à participer à la protection de la nature, de la biodiversité, du climat, de la production alimentaire durable… Bref, qu’on allait contribuer à protéger la vie sur terre et sauver notre planète bleue.
On avait soif d’apprendre et faim de connaissances nouvelles. On voulait comprendre comment fonctionne notre environnement pour pouvoir se faire notre propre opinion sur l’état de la situation. On voulait s’outiller pour participer activement à la transition écologique des systèmes de production agricoles, ici ou ailleurs. Nous n’avions qu’un rêve : construire un monde meilleur. Nous n’avions qu’une envie : se former à un métier où se sentir utile à la société.
Aujourd’hui, après quelques années passées au sein de l’université ou étant déjà diplômé.e.s, nous restons fasciné.e.s par la complexité du vivant et de son fonctionnement. Mais nous avons changé. Certain.e.s d’entre nous ont été déçu.e.s et découragé.e.s, d’autres se sont radicalisé.e.s et croient plus que jamais en leurs idéaux, quitte à se marginaliser.
Que s’est-il passé ?
Sur les bancs de l’université, on nous a répété que les problèmes majeurs de notre époque pouvaient se solutionner par l’innovation technologique et scientifique. Certains professeurs nous ont rebattu les oreilles avec leurs « vous êtes les ingénieur.e.s du futur » et nous ont rappelé qu’en tant que tels, notre rôle serait d’optimiser les systèmes… sans les remettre en question, ni le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Optimiser les systèmes… sans remettre en question non plus l’approche productiviste de l’agriculture, notamment.
Il ne nous a pas fallu très longtemps avant de sentir qu’il manquait une approche qui tient compte des aspectstechniques mais aussi sociaux, géopolitiques, psychologiques, économiques d’un problème. On a l’impression de ne pas avoir les outils nécessaires pour insuffler la transition et le changement. On aspirait à plus de débat au sein d’une formation transdisciplinaire, à la hauteur de ce que devrait être l’agriculture paysanne aujourd’hui. À la place, on nous a présenté de fausses solutions et les paradigmes qui font précisément partie du problème. Ni l’urgence d’agir ni le changement de mentalité qui va devoir s’opérer ne sont traduites dans le cursus.
Bien sûr, tout n’est pas à jeter. L’université a répondu à nos attentes d’approfondissement dans le domaine scientifique. Grâce à elle, nous pouvons mobiliser des connaissances rationnelles et interpréter des discours variés.
Mais on aurait voulu que nos profs nous apprennent aussi que l’objectivité de la science n’existe pas, que la rationalité seule détruit des mondes, que les savoirs scientifiques doivent aussi se comprendre par leurs limites, que la politique est partout et que les sciences humaines sont fondamentales.
Si nous prenons la parole aujourd’hui, ce n’est pas pour se plaindre ou pour se mettre en avant. C’est pour montrer aux autres étudiant·e·s et jeunes diplômé·e·s qui partagent notre opinion qu’iels ne sont pas seul·e·s. C’est pour montrer au reste du monde qu’il est temps de se sortir les doigts du c*l.
Aujourd’hui, notre souhait est de s’orienter vers une rupture avec le buisness-as-usual. L’enjeu est de sensibiliser les politiques, les futures générations de décideurs et le grand public au changement de nos modes de production et de consommation, au fait de moins dépendre des énergies fossiles et de mieux rémunérer les paysans qui nous nourrissent. Même si nos études ont donné une bonne baffe à nos utopies,nous gardons malgré tout l’espoir (probablement vain) d’avoir un impact non nul sur l’avenir de la planète et de l’humanité.
Nous rêvons qu’un jour, les belles paroles en faveur de la nécessaire transition (pour ne pas dire révolution) soient enfin suivies d’actes. Car s’il est trop tard pour gommer tout ce qui rétrécit la beauté de ce monde, si vous le permettez, on va quand même tenter de sauver ce qui peut encore l’être.
Une lettre fictive pour synthétiser 50 témoignages
Quelles sont vos aspirations par rapport au monde de demain ? Quel regard portez-vous sur votre cursus ? Répond-il à vos attentes ? Donnez-nous vos avis, racontez-nous vos espoirs, expliquez-nous vos désillusions…
En juillet dernier, Tchak lançait un appel à témoignages destinés aux étudiant·e·s bioingénieur·e·s ou agroécologues, futurs diplômé·e·s ou fraîchement diplômé·e·s.
Nous avons reçu une bonne cinquantaine de questionnaires en retour. Des réponses souvent assez longues, nourries, réfléchies. On a pris une claque, tant nous avons découvert une frange révoltée et désireuse de changements à la hauteur de l’urgence des enjeux écologiques actuels.
Impossible de relayer, in extenso, tous ces témoignages. Pour autant, nous avons estimé important d’en publier les idées maitresses. Et nous avons choisi de le faire sous la forme de cette lettre fictive, conçue au départ de bribes de réponses bien réelles.
Une enquête en cinq chapitres
Notre enquête «Les profs à côté de la fac !» est à la une du 12° numéro de Tchak (hiver 22-23). Elle donne la parole aux étudiants, aux professeurs, aux autorités facultaires. Elle comporte cinq chapitres :
1. Témoignages : les étudiants déplorent des cours trop centrés sur l’aspect technique et le productivisme.
2. Analyse : les freins qui bloquent l’évolution des cursus.
3. Focus : master en agroécologie, une filière sans véritable soutien.
4. Interview : « Beaucoup de profs n’ont pas fait de mutation mentale ».
5. Regard : la fronde s’étend également aux facs d’économie.