Les mouvements de défense de l'eau se sont unis à d'autres mouvements sociaux pour réclamer une Constitution plus écologique, ici devant le siège de la Convention à Santiago. © Constanza Pérez Verdugo

Au Chili, le droit à l’eau se débat dans la rue

Grâce à une fronde populaire inédite, le Chili a failli devenir le premier État au monde à se doter d’une Constitution écologique. Un mouvement inspirant né notamment de la pénurie d’eau, dans un pays où trois quarts des terres sont en état de sécheresse exceptionnelle. Claire Debucquois a accompagné des membres de l’assemblée constituante lors de la formalisation de leurs revendications. Malgré le rejet de leur texte par référendum, elle est persuadée que ses fondements restent pertinents face à des enjeux planétaires.

Carte blanche Claire Debucquois, docteure en sciences juridiques (Columbia Law School) et collaboratrice scientifique FNRS

« À Petorca, le droit humain à l’eau est violé tous les jours. Mes voisines pleurent des larmes sèches d’indignation en attendant le camion-citerne pour pouvoir boire, cuisiner et se laver. Tous les jours. Il y a plus d’eau pour les avocats d’exportation que pour la vie des personnes. » Tel est le témoignage de Carolina Vilches, membre de Modatima, un mouvement de défense de l’eau né à Petorca, dont les habitant⸱e⸱s sont privé⸱e⸱s d’eau courante depuis plus de dix ans. Je l’ai rencontrée au siège de l’assemblée constituante, à Santiago, aux côtés de dizaines d’autres personnes œuvrant à la reconnaissance et la protection de l’eau comme bien commun naturel.

Bref retour en arrière. En octobre 2019, le Chili connaît une explosion sociale. Les étudiant⸱e⸱s manifestant contre l’augmentation du prix des trajets de métro à Santiago sont rejoint⸱e⸱s par des centaines de milliers de personnes exigeant des conditions de vie dignes et une société équitable : en matière d’enseignement, de soins de santé et de retraites, mais aussi d’accès à l’eau. La population chilienne vit ce constat au jour le jour : la justice écologique est indissociable de la justice sociale.

Face à la crise, le gouvernement ouvre la voie au remplacement de la Constitution de 1980, rédigée durant la dictature de Pinochet (1973-1990) et ayant consolidé tant le pouvoir de la junte militaire que celui du secteur privé dans l’organisation de la société. En octobre 2020, le peuple chilien s’exprime à une immense majorité (78,3%) en faveur de la rédaction d’une nouvelle Constitution par une assemblée élue au suffrage direct. En mai 2021, 155 représentant⸱e⸱s sont élu⸱e⸱s à travers le pays, selon les principes de parité hommes-femmes et de proportionnalité de la représentation indigène. La Convention constitutionnelle ainsi formée conduit des consultations populaires puis rédige le document, présenté au public le 4 juillet 2022. Deux mois plus tard, le 4 septembre, le peuple chilien se rend à nouveau aux urnes, exprimant un net refus (61,9%) du texte de loi fondamentale qui lui est proposé. À ce jour, la Constitution de Pinochet demeure en vigueur.

Le résultat décevant du référendum peut s’expliquer par de multiples facteurs, qui font actuellement l’objet de diverses analyses, mais il ne reflète en aucun cas un manque d’adhésion populaire aux propositions relatives à l’eau. À ce stade, il semble que le processus se poursuive avec une formule de rédaction accélérée d’un texte alternatif, qui sera soumis à l’électorat pour approbation. Quoi qu’il advienne, l’aventure constitutionnelle chilienne demeure riche d’enseignements. Elle témoigne du travail de longue haleine d’activistes et de juristes pour cristalliser les demandes du terrain en une exigence de nouveau texte fondamental. Elle mobilise l’outil juridique pour définir le rôle de l’État comme « social et démocratique ». Elle se libère de la loi du marché en faveur d’une définition collective de valeurs dans les domaines considérés essentiels à la vie, tels que l’accès à l’eau. Elle honore sa responsabilité historique face aux peuples autochtones et autres groupes marginalisés. Enfin, la proposition constitutionnelle contient des dispositions pionnières en matière écologique, comme la reconnaissance de la crise climatique et de la relation indissoluble entre humains et nature, inspirant les mouvements sociaux à travers le monde.

Plus de 80% du volume d’eau octroyé à 2% de propriétaires

Au cœur des revendications d’octobre se trouve une pénurie d’eau qui ne cesse de s’exacerber et qui ne peut être comprise qu’à l’aune de sa marchandisation, instaurée pendant la dictature. La Constitution de 1980 dispose que « les droits des particuliers sur les eaux […] confèrent à leurs titulaires la propriété de ces droits ». Des droits d’usage sont ensuite introduits par le Code des eaux de 1981. Plus de 80% du volume d’eau est octroyé à seulement 2% des titulaires de ces droits sur les ressources hydriques, lesquels sont exempts d’impôts, acquis à perpétuité, vendus au plus offrant, voire constitués en garanties d’emprunts. Ce cadre juridique est maintenu lors d’une transition démocratique placée sous le signe du compromis. À la fin des années 1990, les infrastructures d’assainissement et d’approvisionnement en eau sont également privatisées, passant bientôt sous le contrôle quasi exclusif d’investisseurs institutionnels.

Cette marchandisation transforme le droit à l’eau en produit financier, permettant son appropriation par les secteurs minier et agroalimentaire et causant surexploitation et sécheresse. Les conséquences de ce modèle économique restent visibles sur toute la longueur du pays : depuis l’extraction du cuivre et du lithium au nord jusqu’à l’élevage intensif de saumon dans le sud, en passant par l’industrie fruitière et la sylviculture du pin et de l’eucalyptus au centre. Aujourd’hui, plus de trois quarts des terres sont considérées en situation de sécheresse exceptionnelle. La désertification gagne chaque année du terrain vers le sud. Plus de la moitié des municipalités du pays, où vit près de la moitié de la population, est affectée. Le lac Peñuelas, qui approvisionnait en eau environ deux millions de personnes à Valparaíso, s’est réduit comme peau de chagrin. Un plan de rationnement d’eau a été annoncé dans la capitale. Plus de 15% de la population est privée d’eau courante et dépend de camions-citernes pour boire et se laver.

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Cette carte blanche figure au sommaire du 12° numéro de Tchak (hiver 22-23). Vous avez pu en lire 40% gratuitement. Notre objectif? Vous convaincre de l’intérêt de soutenir Tchak et son projet éditorial engagé en faveur de l’agriculture paysanne et de l’agroécologie. Pour acheter la revue ou vous abonner, rendez-vous sur notre boutique en ligne.