Pommes de terre Wallonie photo
Si la culture de la pomme de terre est encore rentable, cela pourrait être de moins en moins le cas. © Adobe Stock

Wallonie : comment les pommes de terre bouffent… la terre

De plus en plus souvent pointée du doigt (en Wallonie comme ailleurs), la culture industrielle de pommes de terre est éreintante pour le sol. Recours aux produits phytopharmaceutiques et aux engrais, utilisation de lourdes machines qui tassent, érosion qui menace… L’intensification des pratiques agricoles en conventionnel a des conséquences très concrètes sur l’environnement. La terre, premier outil des agriculteurs, est malmenée.

Sang-Sang Wu, journaliste

Cet article a été publié dans le 16° numéro de Tchak, en décembre 2023. Vous allez pouvoir le lire en accès libre. Notre objectif ? Vous montrer l’intérêt de vous abonner à la revue Tchak. Au sommaire, des enquêtes, des décryptages, des grands reportages sur un monde au coeur de la transition. Celui de l’agriculture paysanne, qu’on raconte, celui des multinationales de l’industrie agroalimentaire, qu’on démonte. Des sujets en rapport avec l’environnement, l’économie, la consommation, la société et la santé publique.

Ce n’est pas un mythe : la Belgique est devenue une terre de pommes de terre. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les chiffres des surfaces qui leur sont dédiées, ainsi que leur évolution dans le temps. En 2023, dans notre pays, cette culture concerne 96.062 hectares, dont 41.104 en Région wallonne, d’après Statbel. L’Office belge de statistique nous indique par ailleurs qu’en 1980, la Belgique comptait seulement 38.457 hectares de pommes de terre, et 65.844 en 2000. Soit environ 30.000 hectares supplémentaires tous les vingt ans.

Il n’y a pas qu’en termes de surface agricole que nous sommes champions. Rien qu’en Wallonie, on produit 16 fois plus de pommes de terre que ce qu’on en consomme chaque année, d’après cette étude de 2019[1]. On peut aussi y lire que « la couverture des besoins pour l’alimentation humaine requerrait 100.873 tonnes de pommes de terre par an. Pour produire ce volume, une surface d’environ 2.100 hectares suffirait ».

Mais alors, que faire de cet excédent ? Exporter, bien sûr ! La Belgique est ainsi, depuis 2011, le premier pays exportateur de produits transformés à base de pommes de terre. La transformation, c’est d’ailleurs une de nos autres spécialités : 80% de la production de tubercules est destinée à finir en frites, croquettes, chips, purées, etc.

Des phytos, du début à la fin

Ce développement débridé pose une série de soucis au niveau agronomique, et notamment en ce qui concerne l’usage des produits phytopharmaceutiques. La culture de pommes de terre en conventionnel exige l’utilisation de 17,6 kg de substance active par hectare, soit bien plus que les betteraves (6,4 kg) et le froment (2,8 kg)[2].

Ennemi numéro un des producteurs de patates qui guettent et redoutent son apparition dans leurs cultures : le mildiou. Bien connue maintenant, cette maladie est causée par un champignon qui se développe très rapidement dès qu’il fait suffisamment chaud et humide. Si la pomme de terre se plaît bien dans nos terres, c’est une culture qui n’est pas spécialement appropriée au climat belge.

La pomme de terre est donc sensible au mildiou et celui-ci peut faire d’importants ravages. « En quelques jours, cette maladie fongique peut se propager considérablement, explique Fadia Chairi, attachée scientifique au Centre wallon de recherches agronomiques (CRA-W). En outre, les spores peuvent aussi affecter les tubercules. La conséquence ? Des diminutions de rendement et de qualité. Une attaque précoce peut entraîner une perte de récolte jusqu’à 100%. »

Ce pathogène nécessite que les plants soient traités préventivement car une fois qu’il est présent, c’est déjà trop tard. « C’est comme un incendie, on ne peut pas l’arrêter, illustre Bruno Schiffers, professeur honoraire en phytopharmacie à Gembloux Agro-Bio Tech. Même un fongicide ne va pas stopper le développement de la maladie. Quand le mildiou a pénétré la feuille et pris sa base alimentaire, il “mange” l’intérieur de la feuille et nécrose les tissus. En cas d’année pluvieuse et humide, il y a un lessivage des feuilles, une pousse rapide et donc de nouvelles feuilles à traiter. Cela explique le nombre élevé de traitements en fongicides qui peut aller jusque 20 ou 25. »

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Des orages difficilement prévisibles

Pour lutter contre le mildiou, il est recommandé de suivre les avertissements émis par le Carah et le CRA-W, deux centres de recherche agronomique en Wallonie, qui ont pour but d’aider les agriculteurs à « raisonner » leurs pulvérisations de fongicides et d’insecticides (contre les pucerons et les doryphores). 37 stations météo réparties sur le territoire permettent de récolter et d’analyser des données qui serviront à envoyer des alertes au cultivateur, « de façon à ce qu’il puisse réagir rapidement et traiter au meilleur moment avant l’apparition de la maladie dans son champ ».

« En théorie, c’est très bien et c’est même indispensable. Mais premièrement, on est soumis à des orages difficilement prévisibles. Et ensuite, les grosses exploitations ne tiennent pas toujours compte des avertissements. On peut les comprendre : elles ne peuvent pas prendre de risques et donc, elles ne chipotent pas. Elles traitent anticipativement car elles n’auront pas la possibilité de réagir en dernière minute », confie ce chercheur qui a souhaité rester anonyme.

Une autre stratégie de lutte contre le mildiou consiste en la sélection de variétés robustes de pommes de terre. Le CRA-W a aujourd’hui inscrit trois variétés au catalogue, ce qui constitue une évolution positive. Reste que le choix variétal par les producteurs reste majoritairement guidé par les besoins du marché et donc les critères recherchés par l’industrie de la transformation (couleur, teneur en matière sèche, goût, etc.). D’autant que la sélection variétale a des limites : elle prend beaucoup de temps à développer et « le jour où on a une souche de mildiou vraiment résistante, même aux variétés de pommes de terre robustes, ça va poser un souci. Car oui, la résistance des tubercules peut être contournée par le pathogène », indique encore le chercheur.

« Une vraie catastrophe pour la biodiversité »

En ce qui concerne les produits phytosanitaires, il n’y a pas que les fongicides qui sont utilisés en pommes de terre. On a aussi recours aux herbicides tant pour le désherbage que pour le défanage, même si une alternative mécanique existe. Et même après la récolte, au moment du stockage, des produits sont utilisés dans les hangars pour éviter la germination des tubercules.

« L’engouement pour la pomme de terre est une vraie catastrophe pour la biodiversité, indique d’ailleurs Anne-Laure Geboes, chargée de mission Biodiversité chez Canopea. L’impact est bien évidemment surtout au niveau de la vie du sol et sur la flore indigène, mais il se répercute aussi indirectement sur toute la chaîne alimentaire. »

Lorsqu’elle s’étend sur de grands blocs homogènes, la production de patates contribue à la désertification des plaines agricoles par la faune sauvage. « Par contre, si on a dix ou vingt parcelles de cultures différentes sur cent hectares, le calendrier de travaux et de récolte étant différent, cela fait plein de possibilités de trouver refuge, poursuit la spécialiste. On a donc une diversité d’habitats. Cela peut favoriser aussi la lutte biologique parce qu’on aura plus de chances d’avoir une communauté riche en espèces. »

Anne-Laure Geboes ajoute qu’il n’existe aujourd’hui qu’un seul indicateur pour mesurer la biodiversité des milieux agricoles : le suivi des populations d’oiseaux communs. « Celui-ci montre une chute des effectifs de 59% depuis 1990, en Wallonie. En Europe, la Belgique fait partie des pays avec la chute la plus importante. »

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Une érosion non soutenable

De par ses caractéristiques culturales, la culture de la pomme de terre est aussi particulièrement sensible à l’érosion hydrique des sols, celle qui se fait par l’impact des gouttes de pluie et du ruissellement. Même s’il s’agit d’un processus naturel, il s’est intensifié à cause de nos pratiques agricoles. Semée en mars-avril, la pomme de terre n’a, à ce moment-là, pas encore développé de feuillage assez important pour freiner le ruissellement qui survient lors des mois les plus critiques (pluie, orages). Faute de couverture végétale suffisante, l’eau ne pénètre pas bien le sol et l’impact des gouttes de pluie est fort. D’où un risque d’érosion intense.

Disposée en butte, cette culture laisse par ailleurs des bandes de terre nues, laquelle est travaillée en profondeur. « La plantation doit se faire dans une terre meuble et fine car si les pousses, les tubercules doivent se frayer un chemin entre des mottes de terre, ils grossiront en prenant des formes bizarres. C’est pourquoi il faut travailler finement la terre, ce qui augmente la sensibilité à l’érosion », indique Arnaud Dewez de la cellule Giser[3] du Service public de Wallonie.

La taille des champs accentue ici aussi le problème. « Pour des raisons de facilité, on regroupe de grandes parcelles où, quand elle tombe, l’eau peut prendre de la vitesse. Cela rend les choses ingérables. Il n’y a rien qu’on puisse mettre en dessous d’un champ de 40 hectares… À part un grand barrage de deux mètres de haut », affirme Arnaud Dewez.

La surface agricole déstructurée

Et puis, il y a le travail de la terre et le type de machines utilisées. De plus en plus puissants et lourds, ces engins agricoles tassent le sol. « Si vous avez dix hectares et un rendement d’environ 40 tonnes de pommes de terre par hectare, 400 tonnes sortent de votre champ. Ça déstructure la surface agricole », note ce cultivateur qui témoigne sous couvert d’anonymat. Sans compter que les techniques d’arrachage de cultures à tubercules (pommes de terre, betteraves, etc.) peuvent aussi emporter beaucoup de terre.

Si la culture de la pomme de terre est encore rentable, cela pourrait être de moins en moins le cas. « Signe de l’épuisement des sols : ces dernières années, on constate que malgré l’utilisation intensive d’intrants et les importantes sommes investies dans la recherche sur la pomme de terre, les rendements ont tendance à stagner, voire à diminuer, suite à l’appauvrissement des sols et aux effets du dérèglement climatique », rapportait l’ASBL Fian en 2021[4].

Selon les chiffres de l’état de l’environnement wallon (SPW Environnement), 57% des terres agricoles wallonnes sont soumises à une érosion non soutenable (2017-2021), soit une perte de plus de cinq tonnes de sol par hectare et par an. En 2018, Nathalie Pineux, qui travaille actuellement à la cellule Giser, alertait déjà dans sa thèse de doctorat : « La réduction de l’épaisseur de la couche arable est un processus irréversible […] Les sols sont considérés comme une ressource non renouvelable à l’échelle humaine. »[5]

Mesure anti-érosion et crispations

Pour lutter contre l’érosion des sols en Wallonie, la Région a élaboré une cartographie du risque d’érosion des parcelles agricoles, dans le cadre du plan stratégique wallon de la PAC 2023-2027.

« Cette carte permet de prendre en compte la contrainte d’érosion et de guider les choix culturaux afin de réduire ce risque », indique-t-on du côté du SPW.

Les syndicats agricoles (FWA, Fugea) ont vivement critiqué cette mesure anti-érosion, aussi appelée BCAE 5, dénonçant une mise en œuvre inapplicable sur le terrain. Finalement, il semblerait que le système ait été abandonné par le ministre wallon de l’Agriculture Willy Borsus (MR). Une décision qui n’est pas de nature à rassurer la Fugea : « Mais quelles seront les règles à respecter ? Personne n’est encore capable de le dire. Ce flou et ces changements incessants des règles administratives ne sont pas tenables sur le terrain. Ils menacent aussi la transition. »


[1] « État des lieux et scénarios à horizon 2050 de la filière des pommes de terre en Région wallonne », de Clémentine Antier, Timothée Petel et Philippe Baret.

[2] « Analyse SWOT : Description générale », État des lieux effectué dans le cadre du Plan stratégique wallon pour la PAC, SPW Agriculture (2020).

[3] Gestion Intégrée Sol, Érosion et Ruissellement.

[4] Dans son étude « Patates en colère. Comment la culture de la pomme de terre a été dévoyée par l’agrobusiness ».

[5] « Redistribution du sol au sein d’un bassin versant agricole : méthodes de mesure novatrices et essai de modélisation » (Gembloux Agro-Bio Tech).