C’est du jamais vu ! Les agriculteurs wallons confrontés à la pénurie de saisonniers étrangers sont sollicités par des centaines de citoyens prêts à les remplacer. Une plateforme en ligne va être lancée ce mercredi 8 avril pour canaliser le mouvement. Les producteurs, eux, ont un doute : ces personnes ne se font-elles pas une idée trop bucolique du travail dans les champs ?
Clémence Dumont (avec Sang-Sang Wu), journaliste | clemence@tchak.be
Avec sa famille, Nicolas Goffin gère une exploitation d’environ 80 hectares à Rosoux-Crenwick, en Hesbaye liégeoise. Les asperges commencent à sortir de terre. Plus tard, les cerises acides viendront à mûrir, puis les cerises douces, auxquelles succéderont 12 variétés de pommes, des noisettes, des poires et enfin des raisins.
Sur l’ensemble de l’année, plus d’une centaine de travailleurs saisonniers assurent le succès de l’entreprise : c’est manuellement qu’il faut bâcher, planter, tailler les arbres, arquer des branches, et bien sûr cueillir et calibrer. Jeudi passé, une dizaine de Roumains devaient rejoindre la ferme. Mais, en raison d’un imbroglio administratif, ils ont été bloqués à Bucarest.
« On a créé un outil diversifié pour ne pas être en monoculture, mais cela suppose des gens toute l’année. Ma chance, c’est que j’ai donc déjà du personnel sur place qui pourra récolter 80% des asperges. Mais on serait soulagés que les nouveaux puissent arriver , témoigne Nicolas Goffin. Je produis environ 40 tonnes d’asperges vertes. Nous sommes le plus gros producteur en Wallonie. Je ne peux pas me permettre de ne pas récolter. »

Chaque année, les agriculteurs et horticulteurs wallons comptent sur environ 6.000 saisonniers, dont 80% viennent de l’étranger (lire premier encadré). Mais les mesures prises en réaction à la propagation du coronavirus – contrôles aux frontières, réduction des services de transport internationaux, mises en quarantaine… – entravent la circulation de cette main-d’œuvre précaire, au point de menacer l’approvisionnement en fruits et légumes locaux (voir deuxième encadré).
On a déjà reçu 500 candidatures de gens d’ici prêts à les remplacer »
Humant la catastrophe, les autorités s’activent pour faciliter la mobilité des saisonniers et attirer les Belges en recherche d’emploi. Le gouvernement fédéral a doublé le nombre de jours qu’un saisonnier a le droit de prester (130 jours au lieu de 65 pour le secteur horticole). Des discussions sont aussi en cours pour permettre aux chômeurs de cumuler une partie de leurs allocations avec le travail saisonnier.
En Wallonie, le Collège des producteurs, le Forem, la Fédération wallonne horticole (FWH), la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA) et la Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs (Fugea) vont lancer ce mercredi 8 avril jobs.easy-agri.com, une plateforme sur laquelle les locaux pourront proposer leurs services aux agriculteurs. « Il y a beaucoup de candidats potentiels : les jobistes étudiants, les gens en arrêt de travail à cause de la crise… », avance Emmanuel Grosjean, coordinateur du Collège des producteurs.
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De fait, avant même le lancement de la plateforme, des centaines de citoyens belges ont spontanément contacté des agriculteurs de leur région. « D’habitude, on a 150 saisonniers de Roumanie mais, pour l’instant, ils sont bloqués dans leur pays. On a déjà reçu 500 candidatures de gens d’ici prêts à les remplacer. Cela n’arrête pas !, s’étonne ainsi la secrétaire de Pascal Bolle, producteur de fraises basé à Gerpinnes (près de Charleroi) et président de la criée de Wépion.
À 50 cm du sol, au-delà de 40 ans, ça devient pénible »
Une offre à première vue réjouissante qui, cependant, pose question à certains. Pascal Bolle ou Nicolas Goffin font partie des plus gros employeurs wallons du secteur horticole. Ils ne cachent pas leurs doutes quant à la capacité de la population belge à remplacer les saisonniers étrangers qui composent l’essentiel de leurs troupes.
« On a peur qu’ils soient découragés par le travail. C’est très physique», admet la secrétaire du géant de la fraise.
« Il faut aussi savoir que dans des pays comme la Roumanie ou la Pologne, l’agriculture reste extrêmement importante. Les habitants y ont le sens de la terre, de la mécanique, ils savent conduire des tracteurs et font attention au matériel. Au niveau agricole, ils sont vraiment très bons, ajoute Nicolas Goffin, qui a besoin de profils plus spécialisés et qui a passé des années à former ses équipes. Pour les asperges par exemple, on est à 50 cm du sol avec un sécateur. Si l’un ralentit le rythme, tout le monde est ralenti. Au-delà de 40 ans, ça devient pénible », convient-il également.
Les Belges n’auront jamais la même motivation que les Roumains »
Pour toutes les fermes spécialisées dans les cultures très exigeantes en main-d’œuvre, même plus modestes, les prix agricoles sont tels qu’il reste difficile de se passer de saisonniers. Et avec un salaire horaire de base de 9,26 euros bruts, les Wallons dédaignent habituellement ces emplois qui n’offrent en outre aucune stabilité. Certes, les petites exploitations complèteront plus facilement leurs effectifs. Et la crise sanitaire provoque un engouement inédit. Mais les intéressés sont-ils vraiment prêts à passer leurs journées à genoux dès potron-minet ?

« Depuis deux ans, j’avais deux couples de Roumains qui logeaient à la maison et travaillaient les 65 jours autorisés. Ils ne peuvent pas quitter leur pays. Beaucoup de gens se sont proposés pour les remplacer. Mais ils n’auront jamais la même motivation que les Roumains. Chez eux, ils gagnent 300 euros par mois ! Avant, on cueillait nous-mêmes et on engageait deux ou trois locaux. Mais après trois jours, ils avaient mal au dos et ne venaient plus », témoigne Michel Rigo, qui vend chaque printemps sa production de fraises au bord de la route à Waremme (et se tourmente surtout à cause de la chute du trafic routier).
« Tous les jours, on nous téléphone pour venir travailler. Mais j’espère encore que mes Polonais pourront venir. Ceux qui nous appellent sont bien gentils, mais souvent ils ne se rendent pas compte du travail », relate de même Christophe Tasiaux, qui attend sept personnes de mai à juillet pour récolter ses fraises de la Ferme du Château, à Boninne (Namur).
J’essaye de faire travailler les gens seulement le matin pour la cueillette »
Stéphane Longlune, maraîcher en biodynamie à Jurbise (près de Mons), est davantage résigné : « Pas mal d’offres me sont parvenues. Ce sont des indépendants qui n’ont plus de travail ou des salariés au chômage technique. Je devrai bien gérer avec les CV que j’ai reçus. »
L’homme s’apprête à écouler 15 tonnes d’asperges. « Tous les ans c’est la même histoire, on ne trouve pas de locaux. Pourtant, j’essaye de faire travailler les gens seulement le matin pour la cueillette. L’après-midi, certains restent juste pour calibrer (laver, couper et classer par grosseur), c’est moins contraignant pour le dos. »

« Il y a quelques années, je faisais venir des ouvriers d’Espagne et de Roumanie pour ramasser mes fraises. Aujourd’hui, je ne le fais plus car j’ai trouvé de la main-d’œuvre locale qui est efficace. Mais ce sont des gens d’origine étrangère à qui cela ne fait pas peur de travailler dans les champs », raconte encore Hugues Falys, qui est également porte-parole de la Fugea. Avant, il y avait des gamins hors monde agricole qui allaient donner des coups de main parce qu’ils vivaient à proximité. Je n’en vois plus », observe-t-il aussi.
Consciente des risques de désillusion, la Fugea a rédigé une note à l’intention des demandeurs de travail agricole qui la contactent. « Ils doivent savoir ce que cela représente avant de s’engager. Comme ce sont surtout les maraîchers de grande culture qui ont besoin de saisonniers, c’est principalement du travail à la chaîne et donc répétitif. J’ai l’impression que les gens vont se faire une idée bucolique et ils risquent de tomber de haut », prévient Émilie Guillaume, chargée de mission au sein du syndicat paysan.
Des jeunes reviennent dans les fermes sans être du milieu agricole, et certains conviennent bien »
Sur le terrain, les agriculteurs attendent aussi une clarification des règles sur le bénévolat, alors que beaucoup hésitent à solliciter leur entourage ou leur clientèle. Plus globalement, ils sont conscients que la relocalisation des activités agricoles est un enjeu de société majeur, mais le travail saisonnier est devenu partie intégrante d’un système qui court derrière les prix les plus bas. « Quand on vend des pommes 20 cents le kilo à l’industrie, que votre cueillette vous en coûte 8 et que vous en avez pour 11 cents de produits phytos, vous êtes déjà en perte avant de commencer s’il faut augmenter les salaires », souligne Nicolas Goffin.
Environ 60% de ses fruits et asperges partent dans la grande distribution, où l’intérêt pour les produits de terroir est grandissant mais où il est soumis aux cours du marché, très fluctuants. « Dans les pommes, on est en concurrence avec les Polonais qui eux proposent des salaires de misère à des Bulgares. Chaque pays va chercher plus loin. »
Même pour les exploitations qui évitent la grande distribution, allouer des conditions de travail dignes relève d’une gageure. À l’heure des manifestations pour le climat, il semble toutefois que les travailleurs locaux sont plus motivés pour les endurer quand c’est au service d’une exploitation agroécologique. Les fermes biologiques de petite taille parviennent mieux à séduire des saisonniers locaux et à les garder. « Depuis quelques années, on voit des jeunes revenir dans les fermes sans être du milieu agricole, et certains conviennent bien », constate ainsi Christophe Tasiaux, de la Ferme du Château.
La crise est plus criante en Flandre car il s’agit de cultures plus industrielles «
« En Région wallonne, nous avons beaucoup de petits producteurs qui travaillent avec de la main-d’œuvre locale et qui ont leur réseau. La crise est plus criante en Flandre car il s’agit de cultures plus industrielles », confirme le porte-parole de la Fugea, Hugues Falys. Le Mouvement d’action paysanne (MAP), qui défend la souveraineté alimentaire, fait la même analyse : « En Belgique, dans l’agriculture paysanne telle que je la connais, je ne vois pas de pénurie de saisonniers. Car qui dit agriculture de proximité dit aussi emplois de proximité », conclut Maïté Vandoorne, co-présidente du mouvement. ▪️
6.000 saisonniers agricoles en Wallonie, 50.000 en Flandre
Sans réouverture plus large des frontières, le Collège des producteurs estime que la Wallonie sera privée de 500 à 1.000 cueilleurs d’asperges et de fraises, des denrées dont la saison débute respectivement à partir du 15 avril et du 1er mai.
Si les mesures de confinement se prolongent, 2.000 travailleurs pourraient manquer pour la période des cerises, pommes et poires, qui s’échelonne d’août à septembre. C’est beaucoup, mais beaucoup moins qu’en Flandre où se concentrent habituellement près de 90% des saisonniers horticoles et agricoles du pays.
« Au total, la Belgique a besoin chaque année d’au moins 56.000 saisonniers (NDLR : en ce compris pour l’horticulture ornementale) dont, à la grosse louche, environ 6.000 en Wallonie, précise Claude Vanhemelen, secrétaire générale de la Fédération wallonne horticole (FWH). 80% d’entre eux viennent de l’étranger, en majorité d’Europe de l’Est : Bulgarie, Pologne, Ukraine, Roumanie,… »
Un gâchis de produits périssables ?
À la suite des syndicats agricoles, l’Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) ont récemment mis en garde contre « un gâchis des produits périssables et une hausse du gaspillage alimentaire » si les pays ne limitent pas les perturbations de la « chaîne de l’approvisionnement alimentaire ».
Les travailleurs que l’on qualifie d’occasionnels dans le jargon juridique sont un maillon essentiel de cette chaîne, car il s’agit d’une main-d’œuvre bon marché qui permet d’absorber les pics de travaux à effectuer dans les champs et sous les serres. Ces travailleurs sont étrangers pour une écrasante majorité d’entre eux. Les salaires perçus sont si faibles et les tâches si harassantes que les offres ne sont guère attrayantes qu’à la condition de ressortir d’un pays où les rémunérations sont encore plus basses.
Encouragés au dialogue par la Commission européenne, les États européens s’affairent pour permettre à ceux qui exercent des « professions critiques » de franchir les frontières sans trop d’obstacles. Les saisonniers agricoles sont particulièrement visés, au même titre que les spécialistes de la santé ou les conducteurs de camion. Mais les procédures administratives doivent encore être adaptées sur le terrain.
Et de toute façon, d’après la secrétaire générale de la Fédération wallonne horticole (FWH) Claude Vanhemelen, « le coronavirus aura un impact sur le nombre de saisonniers étrangers car certains ne voudront pas venir pour se protéger, parce que les déplacements restent trop compliqués ou à cause de leur situation familiale ».
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« En Belgique, dans l’agriculture paysanne telle que je la connais, je ne vois pas de pénurie de saisonniers. Car qui dit agriculture de proximité dit aussi emplois de proximité », conclut Maïté Vandoorne, co-présidente du mouvement. ▪️
Ceci mérite un petit commentaire. On ne peut définir l’agriculture paysanne comme une agriculture seulement de proximité. Que nous souhaitions une agriculture de proximité dans un système alimentaire relocalisé, OK. En attendant la grande majorité des paysans en Wallonie sont en tout ou en partie fournisseurs de matière première pour l’industrie et le commerce délocalisés (pensons au lait, et aux poires). Et aujourd’hui, même en agriculture paysanne localisée (voir les exemples dans l’article ci-dessus) le problème de la disponibilité, de la qualification, et du salaire des travailleurs saisonniers est crucial. Cyrille Verlinden