« En Wallonie, les chiffres montrent que 45 % seulement d’agriculteurs en personne physique ont véritablement une comptabilité agricole, explique Mary Guillaume, responsable projet TrésoGest. C’est un constat particulièrement alarmant. »
Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be
En Wallonie, une bonne partie des agriculteurs en personne physique ne disposent pas d’une vraie comptabilité agricole… Ce constat, c’est Marie Guillaume, la responsable du projet TrésoGest (*), qui le dresse.
En cause, un manque de vision pour piloter leur exploitation au quotidien. « Il y a une distance entre ce qui est vécu par l’agriculteur, à savoir une trésorerie dans le rouge en fin d’année et les données issues de sa comptabilité. Cette distance peut mener les exploitations à la faillite. Exemple avec les éleveurs, qui engagent souvent des capitaux assez conséquents et qui ont l’obligation de rembourser via de grosses annuités. Or, le moment où tombent ces annuités ne correspond pas nécessairement à celui où les revenus vont rentrer. »
`+++ Maraîchage : “On nourrit 350 familles par semaine”
Idem chez les maraichers, qui doivent engager de grosses dépenses en début d’année pour l’achat de leurs intrants, de leurs semences, etc. Ceci alors que les rentrées n’arriveront que bien plus tard dans la saison. « Ce problème de trésorerie peut être anticipé à condition d’avoir un prévisionnel adéquat, qui permet de mettre de côté, assure mary Guillaume. Mais jusqu’ici, ces moments de tension, de pression ne sont pas toujours approfondis dans les formations. »
Connaître ses coûts de production est une première étape pourtant importante. « Oui, mais à ce stade, nous avons constaté que les agriculteurs n’en avaient pas suffisamment conscience. En fait, ils perçoivent la comptabilité agricole comme un outil d’accès aux aides, pas comme un outil de gestion véritable. Et donc, ils ne soignent pas les données qu’ils inscrivent dans leur comptabilité. »
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Une situation paradoxale au regard de ce qui se passe dans le monde de l’entreprise. Là, business plan et gestion de la trésorerie sont incontournables.
« C’est vrai, le monde agricole devrait s’apparenter à celui de l’entreprise ; après tout, c’est aussi une activité commerciale, analyse Mary Guillaume. Pourtant, il y a une fracture. Globalement, les filières conventionnelles de formations abordent encore peu la comptabilité et la gestion financière des exploitations. Mais les choses commencent à changer. »
Une compilation de chiffres d’autant plus intéressante qu’elle est porteuse de valeur ajoutée. « On a notamment suivi le groupement de producteurs de porcs bios et la mise en place de leur coopérative, conclut Mary Guillaume. Grâce à la collecte de données, on a pu établir des prix qui ont été validés par les producteurs. Cela souligne la pertinence de la structuration d’un collectif, de se mettre autour de la table, de partager des données et des résultats. » ▪️
(*) TresoGest: outil de gestion financière développé conjointement par les scientifiques du Centre wallon de recherches agronomiques.
Formations disparates, agriculteurs isolés
« Les agriculteurs ne sont pas suffisamment formés en gestion financière. Les banques n’ont pas un point de vue représentatif de toute la population agricole, mais c’est un constat général partagé. »
Vincent Van Zande, responsable de marché auprès de la banque Crelan, observe en fait différents profils. « Entre les bioingénieurs et ceux qui accèdent à la profession après des études secondaires, il y a toute une gamme. Les premiers auront le regard large d’un manager d’entreprise. Les seconds sortent parfois des écoles sans avoir des notions de base de calcul de prix de revient. »
Un tableau assez interpellant qui a poussé la province de Namur à ouvrir une formation gratuite en gestion comptable à destination des agriculteurs. De son côté, l’École provinciale d’agronomie et des sciences de Ciney (Epasc) dit avoir renforcé les compétences financières de ses élèves en technique de qualification. C’est moins le cas en option professionnelle. « La finalité n’est pas la même puisque ces jeunes se destinent au métier d’ouvrier agricole, même si certains vont peut-être reprendre une exploitation, admet Valérie Legrain, la cheffe de travaux d’atelier. Tous peuvent passer leur brevet de gestion.»
« Pas de démarche qualitative commune »
Pour ceux qui n’ont pas suivi une filière spécialisée, l’accès aux aides agricoles implique, à moins de pouvoir justifier d’une longue expérience, de se former au sein de centres agréés. Au programme, au moins 90 heures de cours de gestion et d’économie. « Mais ces centres n’ont pas de démarche qualitative commune », regrette Marc Kerckhove, responsable de la formation professionnelle agricole du Crabe, une ASBL qui initie au maraîchage biologique.
Quelques centres « font croire aux néo-ruraux qui se rêvent à la tête d’une ferme » que le maraîchage est une voie facile, quitte à les « envoyer au casse-pipe » ; ceci alors qu’ils n’ont « ni la maîtrise technique, ni la maîtrise commerciale », poursuit Marc Kerckhove.
« Ceux qui passent entre mes mains sont capables de lire un bilan et d’analyser leur activité, estime de son côté Thomas Vercruysse, formateur en comptabilité et fiscalité pour la Fugea (*). Mais tout le monde ne suit pas ces cours et ceux qui sont déjà installés fonctionnent avec le même système depuis des années. C’est aussi un milieu où énormément d’argent n’est pas déclaré. Et où la gestion est souvent entourée d’un grand secret. Même lorsqu’un enfant reprend la ferme de ses parents, on ne lui communique pas les vrais chiffres. »
« Un problème avant tout sociétal »
Avant d’insister sur le contexte plus global : « C’est un peu facile de dire que les agriculteurs manquent de compétences. Le problème est avant tout sociétal. Les consommateurs veulent payer de moins en moins, et devenir propriétaire d’une terre est quasi impossible si on n’hérite pas. »
Pour Vincent Van Zande de Crelan, si certains agriculteurs pâtissent effectivement d’une situation qui les dépasse, les capacités de gestion sont d’autant plus cruciales. « On ne peut pas exiger de tous qu’ils soient des managers, mais il faut être prêt à être aidé. Certains ne s’en sortent pas d’abord parce qu’ils sont isolés », conclut le banquier. ▪️ Clémence Dumont.
(*) FUGEA: Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs