Et si vous regardiez les maraîchers comme de vrais patrons d’entreprise ? Exemple avec Cédric, de la Ferme au Moulin, à Remicourt. Comptes parfaitement gérés, chiffre d’affaires en hausse et belles perspectives. Ça ne se dit pas ? Dans le secteur des PME, si. Alors pourquoi pas aussi dans le maraîchage ?
Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be
« On nourrit 350 familles par semaine. Ça fonctionne parce qu’on a une rigueur, un suivi clair de nos rentrées et de nos sorties »…
Voilà qui est dit avec une certaine assurance. Cédric Saccone n’est pourtant pas du style à la ramener. Mais pas, non plus, du genre à la fermer. À question précise, réponse précise, tout simplement. Une posture franche renforcée par une énergie contenue. Ce gaillard-là, c’est clair, faut pas le déranger pour des broutilles pendant les heures de service. Juste un sms concis, réponse immédiate pas assurée. Le taf est prioritaire. Somme toute, l’esquisse d’un vrai patron. Ah oui : un large sourire aussi. Bienvenue à la Ferme au Moulin, à Remicourt. Chiffre d’affaires : depuis trois ans, en progression de 25 % chaque année.
Cédric Saccone, quelques mots, d’abord, pour camper votre exploitation…
On travaille sur deux hectares en maraîchage, dont au moins 50 ares sous tunnel. Cela permet d’avoir des légumes très tôt et très tard dans la saison. On en produit près de septante variétés. On fait aussi un peu de petits fruits, beaucoup de fraises, et on vient de planter un verger.
Un mot, aussi, sur votre parcours…
J’ai 38 ans. En 2011, avec Céline, on voulait changer de vie, être en accord avec nos valeurs. On est partis vivre dans des fermes en France, en Espagne et au Portugal. On voulait aller vers l’agriculture. On a rencontré un maraîcher, et voilà. En rentrant, j’ai fait une formation de trois mois. Puis on s’est lancés sur 50 ares en 2013. On a fait trois saisons, et dans le courant de la troisième, on a acheté ici.
Combien de travailleurs dans votre entreprise ?
Le maraîchage finance quatre temps pleins. Émile est pensionné, du coup il a un statut de travailleur indépendant. Dorian est ouvrier à temps plein en CDI depuis 2 ans et demi. Jérôme, qui vient de commencer début février à temps plein. Et enfin il y a moi. Par ailleurs, il y a encore Céline, mon épouse, qui s’occupe de nos autres activités : stages pour enfants, animations équestres, accueil d’écoles, gîte à la ferme. Et aussi le… magasin.
Cet article est au sommaire du numéro 1 de Tchak (printemps 2020), toujours en vente
Comment écoulez-vous vos produits ?
On vend 65 % de notre production dans notre magasin. Pour le reste, on travaille avec des groupements d’achat en commun, des restaurants et des réseaux de petits producteurs, comme la Ruche qui dit oui, la Coopérative des petits producteurs à Liège, la Coopérative ardente, etc. Cela nous permet de diversifier les produits en magasin : du lait, du jus, du miel, des œufs, du fromage, etc. En échange, les autres vendent nos légumes.
Votre premier investissement ?
Un micro–tracteur. Durant la première année, on s’est vite rendu compte qu’on ne pouvait pas continuer avec une fourche–bêche. On a aussi démarré avec un seul tunnel de 6,5 sur 50 mètres. Aujourd’hui on en a 14 parce que nous avons constaté qu’un tunnel était rentabilisé en une saison et demie. Et ce sont vraiment des rentrées financières intéressantes.
Vous vous faites épauler par un comptable ?
Par un conseiller financier qui comprend notre projet. J’ai changé trois fois avant de le trouver. C’est un bureau de Verlaine qui a toujours travaillé avec des agriculteurs. C’est hyper important de pouvoir compter sur une personne de confiance, qui aide à ne pas passer à côté d’une série de charges, qui sait optimiser un investissement et qui connaît bien le secteur. Et qui me dit : « Attention Cédric, là, cette année, tu risques de reverser X euros aux contributions si tu ne fais pas d’investissements ».
Ces investissements, en fonction de quoi les décidez-vous ?
On décide chaque année en équipe, en fonction des besoins réels. On a par exemple acheté une dérouleuse de bâche pour couvrir le sol. Elle permet un gain de temps énorme, on doit moins désherber et on obtient un meilleur rendement. En plus, mettre des bâches à la main, ce n’était gai pour personne! Autre exemple : les voiles de protection des cultures. Le travail pour les replier, les stocker, les ressortir est long et pénible. Eh bien on vient d’acheter une enrouleuse afin de nous faciliter la vie. Tout le monde est content avec ce genre d’investissement.
Combien de temps consacrez-vous à la gestion ?
Si on compte la mise à jour du site, l’envoi de ma liste de légumes disponibles, les réponses aux mails des clients… Je dirais deux heures par jour. Après, il y a encore le tri des factures. Charges liées au magasin, fournisseurs, productions maraîchères, factures liées aux chevaux, au gîte… Même si nous n’avons qu’un numéro de TVA, j’essaye de tout ventiler.
Cette ventilation, quel est son objectif ?
Avoir une vue claire sur ce qui marche ou pas dans l’activité. Aujourd’hui, si l’ensemble fonctionne, c’est parce qu’on a un suivi clair de nos rentrées et de nos sorties. Ça permet d’anticiper. De janvier à mars, on a énormément de frais : stock de semences, terreau, entretien des machines, réparations, travaux, etc. Il faut continuer à rembourser le crédit de la ferme, tenir compte des investissements pour la saison. Tout ça, c’est de l’argent qui sort, sans rentrées. De janvier jusqu’à la mi-février le magasin est fermé. Donc l’anticipation est obligatoire.
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Il y a aussi vos salaires à prendre en compte. On peut en parler ?
Pour le privé, Céline et moi, nous nous versons 2000 euros par mois pour tous les deux. Sauf, justement, en période hivernale, entre décembre et mars, où nous redescendons à 1 200 euros. Cela dit, ce salaire, c’est hors charges. Le crédit hypothécaire, la camionnette, le mazout, l’électricité, le téléphone, notre électricité, … ces postes font partie des frais professionnels. Donc le salaire qu’on s’octroie, c’est pour la scolarité des enfants, les frais médicaux, les courses. Avec ça, on a de quoi vivre et mettre un peu d’argent de côté. Ce qui nous permet, en période hivernale, de moins puiser, ou de ne pas puiser du tout.
Votre projet se développe. Là aussi, ça demande de bien anticiper, non ?
Oui. Cette année, nous devions avoir entre 30 000 et 40 000 euros en début d’hiver. Plus le projet grandit, plus le montant qu’on doit mettre de côté est difficile à jauger. Par exemple, notre surface de tunnels a augmenté. On va donc produire plus car cela nous permettra de faire trois cultures au lieu de deux au même endroit. Mais les frais vont augmenter, dont le poste consacré aux plantes. Donc la rentabilité et le retour sur investissement en fin de saison doivent être plus importants, sinon ça n’a pas d’intérêt. Il faut aussi comptabiliser les répercussions en termes de main d’œuvre. Et prendre en compte le risque ; une année n’est pas l’autre. Donc tout ça demande de l’anticipation.
Et les banques, ça a été facile de les convaincre ?
Non, pas facile, surtout pour la ferme. On avait à peine deux années derrière nous, dont la première était déficitaire, une deuxième avec un boum et la troisième qui était en cours. On a préparé ça avec un comptable et avec mon beau-frère réviseur d’entreprise. Heureusement, dans le cadre de ma formation, j’avais dû réaliser un plan financier. J’ai trouvé ça super intéressant parce que dans le maraîchage, c’est hyper compliqué de mettre des chiffres derrière une planche de légumes.
Ça veut dire quoi, mettre des chiffres derrière une planche ?
Ça veut dire que vous devez planifier vos cultures. Vous dessinez un champ hypothétique. Vous y placez les légumes, en prenant en compte, par exemple, un risque de 30 % de pertes parce que vous êtes débutant. Ou vous placez tel nombre de salades en sachant que le prix du marché bio est d’autant, etc. C’est vraiment un gros travail. Mais c’est une base qui sert par la suite, parce que vous l’adaptez en fonction des rendements que vous avez améliorés, ou en fonction des prix de vente.
Ça veut dire que vous savez à l’avance ce que va vous rapporter chaque planche de légumes ?
Oui, ce qui est intéressant, c’est d’arriver à se dire : tiens, là, j’ai mis 600 salades, elles sont restées en place autant de temps, j’en ai vendu 450 sur les 600 à un prix de 1,5 euro, moins la TVA, etc. Du coup, vous vous rendez compte que cela permet de calculer une rentabilité au mètre carré. Après, on peut faire les choses par plaisir aussi. Aujourd’hui, je mets deux ou trois planches de melons dans mes serres parce que ça me fait plaisir, mes enfants adorent et certains clients aussi.
Le principal conseil que vous donneriez à ceux qui veulent se lancer ?
Tout noter. Le temps consacré, le nombre de kilos récoltés, l’espace utilisé, etc. Je me répète, mettre des chiffres derrière les légumes, c’est indispensable. C’est un métier où on ne compte pas ses heures, on fait ça par passion, mais si on travaille 15 heures par jour et qu’il reste seulement 50 euros à la fin du mois, ça va aller au clash. Donc noter et calculer permet de savoir ce qui est réellement rentable.
Et ce qu’il faut absolument éviter ?
Être tout seul. Les gens qui se plantent sont souvent tout seuls. Seuls dans les ennuis, débordés, dépassés, à travailler jusqu’à minuit pour vider des serres… C’est terrible. J’ai encore ce sentiment de temps en temps. Ça change tout d’être à plusieurs. Pour moi, c’est indispensable.
Et sur le plan commercial, quelle stratégie adopter ?
Je ne suis pas pour l’ultra-spécialisation, mais je suis quand même en train de me dire qu’on peut être complémentaires entre petits producteurs et partenaires d’un réseau, avec une dynamique de partage, d’échange, et non de concurrence. Exemple : je ne fais plus de pommes de terre, de carottes, d’oignons, de poireaux, etc. Ces cultures bios-là ne rapportent pas grand-chose en petite surface. D’autres agriculteurs sont équipés et font du volume dans un rayon de 10 km. Et donc, pour ces légumes-là, pour notre magasin, on travaille en partenariat avec eux. Cela permet à chacun d’augmenter sa rentabilité.
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