Regardez cette photo prise à Lierneux. Huit producteurs de lait, huit hommes en colère. Enfin, plus aujourd’hui. Il y a trois ans, oui ; leur exploitation était dans l’impasse. Basta, l’industrie laitière et ses prix assassins ! Ils lancent la coopérative Pur Ardenne. Leur atout : du lait de pâturage, à haute valeur ajoutée. Bientôt en vente à Namur, Liège et Bruxelles, sous l’appellation « Lait de la Baraque ».
Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be
Ils voulaient un prix équitable pour leur lait. Plus celui du marché international, qui ne leur permet pas de vivre. Ils viennent de lancer Pur Ardenne, leur propre coopérative. Objectif : commercialiser un lait de pâturage à haute valeur ajoutée. Trois ans de boulot pour monter le cahier des charges, trouver un transformateur, des débouchés. Et choisir un nom pour leur brique. Ce sera le Lait de la Baraque (*).
Vous allez le lire : il a fallu batailler, il faut encore lutter. Autour de la table, heureusement, une équipe solide. Huit gaillards passionnés, tous installés autour de… la Baraque de Fraiture. Interview de Jean-Louis Neuville, un des trois administrateurs de la coopérative.
Jean-Louis Neuville, quelques mots d’abord pour camper votre exploitation…
Hautmont Hill, notre exploitation, est de taille familiale. Nous produisons du lait depuis trois générations. Aujourd’hui, la production annuelle est de plus ou moins 800.000 litres. Notre troupeau est composés de 90 vaches holstein. Elles sont au pâturage 180 jours par an, du 15 avril au 15 octobre, parfois plus tard si les conditions climatiques sont favorables. Une tradition dans notre région, puisque les terres agricoles sont couvertes à 90% de prairies. Nous cultivons aussi nos céréales et nos fourrages. Nous achetons juste un léger complément protéiné basé sur des aliments non-OGM et sans soja. Du colza et du tournesol principalement. Nous sommes très axés sur l’autonomie alimentaire. Pour y arriver, l’exploitation s’est petit à petit étendue sur 160 hectares.
Combien de personnes dans la famille ?
Il y a mon paternel, Louis, qui donne toujours un coup de main à la ferme. Mon épouse, Carine, qui travaille avec moi principalement pour la traite. Et nos trois enfants, Lyse, Camille et Simon (24, 22 et 18 ans), qui nous aident régulièrement. Deux d’entre eux pourraient, un jour, être intéressés par la reprise de l’exploitation.
Un mot, aussi, sur votre parcours…
J’ai suivi des études de technicien agricole à l’institut Saint-Joseph, à Carlsbourg. J’ai obtenu mon diplôme en 1987. A partir de ce moment-là, j’ai travaillé en association avec mon père, qui venait d’agrandir l’exploitation. En 1994, j’ai repris l’ensemble de la ferme. Nous avons alors construit une étable sur les hauteurs de Lierneux, où chaque vache avait sa loge de traite, et nous avons doublé la surface agricole utile. Depuis, nous avons aussi beaucoup misé sur la qualité génétique de notre cheptel. Aujourd’hui, nous sommes reconnus pour tout ce travail de sélection bovine. Nous avons gagné de très nombreux prix nationaux et internationaux. La vente de mâles reproducteurs est d’ailleurs une source de revenu pour l’exploitation.
Avoir deux générations derrière soi, c’est une pression ?
Tout de même. C’est en quelque sorte une question de respect. Les générations précédentes sont parties de rien. Elles se sont donné beaucoup de mal pour que les suivantes puissent, un jour, y arriver aussi. Donc oui, mener cette exploitation correctement est un devoir. Mais bien entendu, il faut aimer son métier pour y arriver.
+++ Cet article est au sommaire du numéro 4 de Tchak!
Jusqu’ici, à qui vendiez-vous votre lait ?
À la laiterie de Walhorn, qui fait partie du groupe Lactalis (NDLR : multinationale du lait). On s’était tourné vers elle en 2009 parce que Lactalis avait un tout petit peu mieux payé les producteurs pendant la grosse crise du lait. Mais le contexte est évidemment resté le même : celui d’un marché basé sur l’exportation – donc le beurre et la poudre – et dont les prix sont fixés en fonction de cotations mondiales, alors que les coûts de production augmentent d’année en année.
Que comptez-vous dans vos coûts de production ?
Les bâtiments, le matériel, les charges, les frais fixes et variables, les cotisations en tout genre. Les soins vétérinaires aussi car les médicaments ont doublé de prix. Ou encore les compléments alimentaires, à un niveau moindre toutefois car ce sont des matières premières. Lorsque vous additionnez ces charges, vous en arrivez à un coût minimum de production de 0,34 – 0,35 € au litre, alors que le prix d’achat moyen par les laiteries est resté à 0,33 € depuis des années. Bref, vous travaillez à perte.
D’où l’idée de lancer Pur Ardenne, votre propre coopérative…
Oui. On s’est mis ensemble pour créer une filière basée sur notre valeur ajoutée. Un lait écologique et équitable, de tradition, issu d’exploitations familiales autonomes. Un lait écologique, cela veut dire produit en harmonie avec l’écosystème. Ce sont des vaches qui pâturent, qui mangent de l’herbe, qui font leurs déjections sur place, ce qui nourrit le sol. Au fil des semaines, les troupeaux transhument de parcelle en parcelle. On gère aussi les prairies de fauche comme des zones refuges pour les oiseaux nicheurs. Tout cet écosystème favorise la biodiversité, le bien-être animal, la qualité de notre lait et la captation de CO2. Un cercle vertueux pour notre nature.
Et un lait équitable ? Ça veut dire quoi ?
Ça veut dire un lait vendu à un prix qui nous permette de vivre et de perpétuer notre type d’agriculture. Pour la grande industrie laitière, une agriculture à valeur ajoutée comme la nôtre n’est pas rémunératrice et n’a pas d’avenir. Financièrement, on allait vers une impasse. Le revenu familial était devenu de plus en plus dépendant des aides européennes et non du chiffre d’affaires réel de l’exploitation. Des aides qui, avec la nouvelle réforme, ne vont pas aller en s’améliorant. Il fallait donc trouver une solution pour sauver les derniers producteurs de lait de la région.
Pourquoi ne pas se tourner vers les laiteries existantes ?
On a essayé, mais les laiteries industrielles nous ont fermé leurs portes. Ça les dérangeait que notre projet aboutisse malgré notre petite taille. Elles ne voulaient pas créer un précédent. On a aussi fait face à un autre problème : leur modèle et leur matériel ne permettaient pas de réaliser des collectes de lait ciblées ou de traiter des petits volumes. Plus aucune laiterie n’est équipée pour ça.
Avec quelles laiteries avez-vous essayé de trouver un accord ?
Avec toutes, pendant deux ans. Rien n’y a fait. Nos objectifs de durabilité n’ont pas rejoint leurs priorités économiques. Certaines ont voulu profiter de notre cahier des charges tout en nous payant au prix du marché mondial. D’autres nous ont demandé des prix deux fois plus élevés pour la mise en boîte du lait. Au fil du temps, on a compris qu’on allait devoir se débrouiller par nous-mêmes.
Tout le monde a suivi ? Quitter sa laiterie ne doit pas être une décision facile à prendre.
C’est vrai. Au départ du projet, il y a trois ans, nous étions une vingtaine de producteurs. Après quelques mois, on s’est retrouvé à trois. Aujourd’hui, nous sommes huit. Certains producteurs, une minorité, n’ont pas pu rentrer dans le cahier des charges ; ils étaient face à un choix par rapport à leur modèle d’exploitation. D’autres n’ont pas osé quitter leur laiterie parce qu’ils faisaient face à des investissements et qu’ils avaient peur de se retrouver du jour au lendemain sans revenu.
Même sous-payé, il y a une forme de sécurité ?
C’est une question complexe. Elle a beaucoup monopolisé l’ensemble de nos discussions. Ce n’est pas évident de quitter sa laiterie lorsqu’elle vient récolter votre lait depuis 20 ou 30 ans. Il faut aussi se rendre compte que les laiteries cadenassent les producteurs ; la plupart sont en exclusivité. Ils ne peuvent pas livrer à deux laiteries différentes. Et parfois, il y a encore des préavis à payer avant de les quitter. Heureusement, une poignée d’entre nous avait le statut de producteurs libres parce que nous étions chez Lactalis via Socabel.
Finalement, qui transforme votre lait ?
Une petite laiterie flamande de tradition, la laiterie Hollebeekhoeve. Au printemps 2020, elle a démarré une ligne UHT. C’est un investissement très lourd. Elle a tout de suite été ouverte à la négociation. Les propriétaires sont des agriculteurs, avec le même état d’esprit collaboratif. De plus, leur exploitation agricole possède un système de bio-méthanisation et des panneaux photovoltaïques, si bien que la laiterie est carbone neutre. Une première en Europe ! Parfait dans notre philosophie. Nous allons aussi utiliser des boîtes UHT d’origine végétale. Grâce à tout ça, nous avons pu boucler toute une filière durable, de la production à la vente.
Qu’est-ce qui a poussé ces agriculteurs flamands à investir dans cette ligne UHT ?
C’est une plus grande exploitation, comme on en retrouve en Flandre ou en Hollande. Malgré ça, je pense qu’eux aussi en avaient marre de subir les prix du marché. Ils ont voulu se réapproprier les outils et la filière. C’est clair que ça demande du travail, des investissements, mais c’est plus rémunérateur aussi.
Ils ont tout de suite cru dans votre projet ?
Oui ! Ils étaient très enthousiastes à l’idée de nouer un partenariat direct avec des producteurs. Ils nous achètent d’ailleurs une partie de notre lait, parce qu’ils ont des demandes pour du lait de pâturage qu’ils ne savent pas honorer. En Flandre, ce type de production est introuvable. Et en Wallonie, ça devient de plus en plus rare. À part en Ardenne, et un peu dans la Botte du Hainaut.
Pourquoi les laiteries wallonnes ne sont-elles pas intéressées par ce lait qualitatif ?
Elles font parfois des tournées sélectives sur le lait de pâturage, mais elle paye les producteurs au même prix qu’un lait hors sol (NDLR : produit par des vaches qui restent à l’étable) fixé par le marché mondial. C’est d’autant plus aberrant qu’on est dans une région AOP (NDLR : appellation d’origine protégée). En France, dans une région AOP, les laiteries achètent le lait plus cher. Ici, non, tout est noyé dans la masse. Le producteur n’est pas mieux rémunéré.
Votre objectif en matière de volume ?
Sur les huit producteurs, on est à environ 3,4 millions de litres. C’était le minimum avec lequel on pouvait démarrer. Ça représente un camion plein tous les trois jours. C’était la contrainte de base. Transporter des demi-camions est trop coûteux. Cela dit, notre objectif n’est pas spécialement de grandir et de faire du volume à tout prix, comme on nous l’a inculqué il y a longtemps. Faire du volume et ne pas savoir en vivre, ça ne sert à rien, on l’a bien compris.
Pour la vente, vous passez par quelle(s) filière(s) ?
Comme expliqué, la laiterie Hollebeekhoeve nous achète une partie de notre production. On a aussi un contrat avec Carrefour dans sa filière qualité. Ils étaient demandeurs d’un lait de pâturage, avec un cahier des charges sérieux.
Vous allez aussi commercialiser vos propres boîtes. Sous quel nom ? Par quels canaux ?
Elles vont s’appeler le Lait de la Baraque, avec un petit écusson en dessous pour montrer que nous sommes tous de la région de la Baraque de Fraiture. On va bientôt démarrer la vente sur Namur, en circuit court, via la coopérative Paysans-Artisans, qui est très bien structurée et qui a une taille suffisamment critique. C’est impératif parce que les coûts de livraison sont importants. On a aussi contacté BEES Coop à Bruxelles. C’est un supermarché coopératif. Et on a établi un premier contact avec Les Petits Producteurs, à Liège, qui ont trois magasins. Ils sont demandeurs d’un lait qui provient d’une origine comme la nôtre, avec un cahier des charges sérieux.
À combien vous allez vendre votre brique de lait ? Les clients suivront-ils, même si c’est plus cher ?
Le litre de lait demi-écrémé sera vendu 1,35€ la boite (NDLR : dans la grande distribution, le litre de lait demi-écrémé classique est vendu entre 0,6 € et 1,1€). Et oui, on est sûr que la clientèle va suivre. Les gens veulent savoir d’où viennent les produits, par qui et comment ils sont fabriqués. C’est ce qu’on leur propose : du lait de pâturage provenant de la région de la Baraque de Fraiture, produit en autonomie fourragère, avec un cahier des charges équitable et environnemental. Une démarche plus authentique et qui a du sens.
Vous avez eu de l’aide pour monter le projet ? Des relais économiques ou politiques par exemple ?
Nous avons essentiellement dû compter sur nous-mêmes. Cela dit, la banque CBC nous a bien aidés. Elle a vu que notre projet était sérieux et elle nous a accordé des conditions très favorables. La coopérative avait besoin de trésorerie pour démarrer. Nous avons aussi été bien soutenus sur le plan scientifique par le professeur Larondelle, de Gembloux Agro-Bio Tech. Il a fait beaucoup d’études sur la qualité de la matière grasse du lait de pâturage. Il était enthousiaste et a toujours été disponible pour partager des infos. Nous avons également obtenu certaines aides de la Wallonie.
Vous êtes donc huit dans la coopérative. Et demain ? D’autres coopérateurs pourront-ils rentrer ?
Comme je l’ai dit, la priorité des huit coopérateurs de Pur Ardenne est de vivre correctement, dans un modèle harmonieux ; pas de faire du volume à tout prix en signant un maximum de contrats. Cette question reste donc ouverte.
Votre gamme de produits va s’étoffer ?
Oui. À partir de janvier-février, on aura du lait entier et du lait demi-écrémé. Et forcément de la crème aussi, très prochainement. Nous sommes en train de démarcher des glaciers, ceux qui veulent mettre en avant le côté local, artisanal et environnemental. La production d’un beurre AOP est en réflexion aussi. Ce n’est pas simple. En acceptant de fabriquer du beurre pour nous, les acteurs du marché voient arriver un concurrent de plus.
Avec le recul, quelle(s) aptitude(s) faut-il pour monter pareil projet ?
Il faut de la ténacité. Et chaque fois qu’il y a un problème, se dire qu’il y a une solution. C’est surtout ça. Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions. Si vous saviez combien de fois on s’est dit ça ! Et c’est aussi la philosophie des producteurs avec qui on travaille en Flandre. Quand on est dans cette philosophie-là, on avance.
(*) Le layout de la brique de Lait de la Baraque est signé par Nausicaa Van Hoeck, une graphiste namuroise.
Vous avez pu lire cet article en accès libre. Notre objectif: vous convaincre de l’intérêt de vous abonner à Tchak. Quatre raisons…
1. Parce que vous consacrez 15% de votre budget mensuel à l’alimentation et que, par ce biais, vous pouvez être acteur d’une transition alimentaire solidaire et respectueuse de l’environnement. Encore faut-il pouvoir en capter les multiples et complexes facettes. En ce sens, Tchak est une boîte à outils qui accompagne la prise de conscience.
2. Parce qu’appréhender ces multiples et complexes facettes en un seul numéro est impossible. Pour découvrir les acteurs, les filières, les systèmes, il faut se donner du temps. Celui de lire, de découvrir, de réfléchir, de débattre. S’abonner est le meilleur moyen pour appréhender les modèles et en cerner les impacts sur notre société, notre environnement, notre économie, notre santé.
3. Parce qu’investir dans notre / votre coopérative de presse, c’est participer au développement et à la viabilité d’un média basé sur l’économie sociale. A la clé, la pérennité des ressources indispensables à la conduite du projet et à sa qualité journalistique. Et ça, ce n’est pas rien dans un secteur qui reste plus que jamais à la recherche d’un modèle financier.
4. Parce que supporter la pluralité de la presse, c’est important sur le plan démocratique et sociétal. Cette pluralité permet de multiplier les visages, les témoignages, les débats dans les médias. Une diversité-miroir qui renforce la représentation citoyenne et qui ne peut qu’aider à restaurer la confiance entre ceux-ci et le journalisme.
➡️ Convaincu·e ? J’achète le numéro et je m’abonne