Carmeuse, Solvay et Calcaire de Florennes lancent l'autoroute des eaux
© Philippe Lavandy

Une autoroute des eaux payée par les contribuables… à leur insu

A Hemptinne (Florennes), l’ouverture par Carmeuse d’une nouvelle carrière ne menace pas seulement les terres agricoles. Pour assurer l’équilibre de la nappe phréatique, la multinationale et ses concurrents Solvay et Calcaires de Florennes se sont associés à la SWDE et à l’INASEP, deux sociétés publiques. De cette alliance est né un chantier coûteux réalisé aux frais du contribuable, en dépit d’un arrêté ministériel en interdisant le moindre report sur la facture d’eau. En toile de fond, un montage financier très peu transparent.

Enquête | Claire Lengrand , journaliste | claire.lengrand@hotmail.fr

Rue de Corennes, à Florennes. Le long de la nationale, niché au bord de la fosse d’extraction de la carrière Calcaires de Florennes, une station de pompage et de traitement est en passe de devenir l’épicentre d’un vaste réseau souterrain. Baptisé « autoroute des eaux », le projet vise à approvisionner en eau potable le sud et l’est de la province de Namur, ainsi que l’ouest de la province de Luxembourg. 

La station, inaugurée le 2 avril 2019 en présence du ministre de l’Environnement de l’époque, Carlo Di Antonio, est le fruit d’un partenariat entre la Société wallonne des eaux (SWDE), l’Intercommunale namuroise de services publics (INASEP) et trois carriers : Solvay, Carmeuse et Calcaires de Florennes. 

« L’accord était de créer une station de pompage pour la distribution de l’eau publique juste ici, à côté de notre pompe d’exhaure », explique David Maret, le directeur de Calcaires de Florennes.

L’équivalent de la consommation de 100.000 familles

Ouvert en 1962, le site était connu avant son rachat en 2019 sous le nom de Carrière Berthe, hérité de son fondateur, un agriculteur reconverti en exploitant carrier.

« Notre exploitation se situe en dessous de la nappe aquifère, c’est-à-dire à 30 mètres sous le sol, poursuit David Maret. Tout ça, c’est plein d’eau. Cette eau est utilisée par les distributeurs d’eau, l’INASEP et la SWDE. En tant que carriers, pour pouvoir travailler la roche à sec, il nous faut pomper l’eau. Nous avons donc bien senti qu’il y avait un intérêt commun à combiner nos activités. »

Provenant d’une résurgence située au cœur de l’exploitation et apparue à la suite de son approfondissement en mars 2006, les eaux d’exhaure de la carrière de Florennes permettent, selon son directeur, d’envoyer actuellement 3000 m³ par jour à la station, soit un million de m³ par an, l’équivalent de la consommation de 100.000 familles. 

« Il faut voir ça comme un arbre avec toutes ses branches, pointe David Maret. Les feuilles représentent toutes les maisons à alimenter. Les ramifications, ce sont les conduites. Le gros tuyau, c’est le tronc. » 

Cet article est un prolongement d’une enquête que nous venons de publier dans le numéro 7 de Tchak! (automne 2021). A Hemptinne (Florennes), Carmeuse, grande spécialiste de la chaux, fait tout pour imposer un nouveau site d’extraction depuis trois générations. En première ligne, des agriculteurs chassés de leurs terres avec l’aval du gouvernement wallon. Celui-là même qui promet de relocaliser l’alimentation. La suite ici

« On ne peut plus appauvrir les masses d’eau »

En toile de fond de cette « autoroute des eaux » se superpose un projet à échelle plus locale, situé du côté de Saint-Aubin et Hemptinne. Sur un plateau agricole reliant les deux villages, la multinationale Carmeuse projette d’implanter une carrière de 122 hectares.

Pour pouvoir extraire la pierre calcaire, la société compte elle aussi descendre sous le niveau de la nappe phréatique, la même que les deux carrières avoisinantes (Calcaires de Florennes et Les Petons/Solvay) et les distributeurs d’eau potable (SWDE et INASEP) exploitent déjà. 

 « Il y a une directive européenne qui dit qu’on ne peut plus appauvrir les masses d’eau. Donc on ne peut pas retirer plus que ce qui arrive », expose Charles Godart, membre du CRAC, le Comité régional anti-carrière qui lutte contre le projet de Carmeuse depuis 1993.

Habitué des gros dossiers, cet ancien fonctionnaire dirigeant a profité des quelques restes gardés de sa formation d’ingénieur industriel pour étudier le volet hydrologique de l’affaire. Il fait ici référence à la directive-cadre sur l’eau adoptée au Parlement européen et au Conseil le 23 octobre 2000 qui établit un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau.

« Un projet privé ne peut conduire à augmenter la facture d’eau du citoyen wallon » 

Cette dernière sera renforcée quelques années plus tard, le 12 décembre 2006, par une nouvelle directive européenne visant à préserver la qualité des masses d’eaux souterraines, principales ressources du réseau public d’eau potable dans de nombreuses régions du continent européen.  

C’est notamment pour respecter cette directive que Carmeuse commandite en 2003 une étude sur l’eau au bureau d’étude Aquale-Ecofox Developpment, dans le cadre de sa demande de modification du plan de secteur auprès du gouvernement wallon.

Le bureau d’étude préconise de réinjecter une partie des eaux pompées par les trois carriers dans le réseau de distribution publique. Ses conclusions sont reprises par l’arrêté ministériel du gouvernement wallon qui, le 1er avril 2004, adopte provisoirement la révision partielle du plan de secteur de Philippeville-Couvin. « Auparavant, ces eaux étaient rejetées dans l’égout ou dans les ruisseaux. L’idée de les valoriser est donc une bonne chose en soi. Au lieu de rejeter la bonne eau, récupérons-la », admet Charles Godart. 

En 2006, un groupe de travail est formé, regroupant la SWDE, l’INASEP, les trois carriers, le Service public de Wallonie (Direction des eaux souterraines) en tant qu’observateur, ainsi que le bureau d’étude Aquale Ecofox chargé de réaliser les études.

Nommé « Synclinal de Gomezée – Florennes », ce groupe a pour mission de prolonger les études hydrogéologiques et de trouver des solutions techniques de valorisation des eaux d’exhaure. Le tout afin de garantir une exploitation harmonieuse de la pierre et de l’eau.

Diverses pistes de valorisation sont proposées, dont celle de la carrière Berthe (aujourd’hui Calcaires de Florennes). Les conclusions du groupe sont validées le 15 décembre 2011 par l’arrêté ministériel de révision du plan de secteur de Philippeville-Couvin, qui inscrit définitivement une zone d’extraction à Florennes.

Sous la présente condition cependant : qu’un « projet privé ne peut ni conduire à augmenter le coût d’adduction et de traitement de l’eau, ni augmenter la facture d’eau du citoyen wallon. » 

+++ Carmeuse : à Florennes, la carrière de trop… Une enquête à lire dans le numéro 7 de Tchak (automne 2021)

Des conventions gardées sous clé

Comment s’assurer que ladite condition introduite par l’arrêté ministériel est bel et bien respectée ? C’est ce que le comité de riverains tente d’élucider une fois la révision du plan de secteur actée. Pour cela, ses membres adressent plusieurs lettres aux acteurs du Synclinal de Gomezée – Florennes dans lesquelles il leur est clairement demandé qui finance les coûts de revalorisation. 

« Un vrai secret d’État. Personne n’a jamais voulu nous donner le compte ni les conventions pour savoir qui gérait tout ça », déplore Charles Godart, membre du CRAC. 

« Les études sont financées par les parties concernées qui en restent propriétaires », leur répond notamment Claude Delbeuck, (l’ancien) directeur général du Département de l’environnement et de l’eau, en guise d’explication. 

David Maret l’assure : «  Ces conventions ne sont pas rendues publiques mais il n’y a rien à cacher. Il s’agit d’un accord entre des sociétés commerciales et les producteurs d’eau. C’est notre popote interne. »  

De son côté, la société Carmeuse justifie le caractère secret de ces accords en raison de « la concurrence à l’œuvre entre les différents acteurs impliqués, notamment entre la SWDE et l’INASEP. » 

Stéphane Lasseaux, le bourgmestre de Florennes (cdH), regrette, lui, que ces documents ne soient pas dévoilés publiquement, ce qui permettrait selon lui de « savoir, comprendre et éviter les zones d’ombre. » Les membres du CRAC font valoir que « sans pouvoir consulter la partie financière de la convention, la vérification de l’application de la clause ministérielle par les citoyens est impossible. »

De l’argent public au service du privé

Un document confidentiel intitulé « Convention pour l’exécution des paiements liés aux travaux de valorisation des eaux d’exhaure sur le synclinal de Florennes » finit par surgir au cours des recherches. Ce dernier reprend la répartition de l’investissement réalisé pour la pose d’une adduction entre les sites. Il a été signé en août 2012 pour un montant de 2.947.341 €.

Dans ce document, on constate que la Société wallonne des eaux et l’Intercommunale namuroise de services publics ont contribué à près de 80% aux travaux, contre 20% seulement pour les trois carriers réunis. Qui plus est, un subside du Fonds de protection de l’environnement de 500.000 € ainsi qu’une compensation de 700.000 € pour l’abandon de deux ressources de la part de la Société publique de gestion de l’eau ont été octroyés au groupe de travail. « Donc in fine, c’est le public qui paye pour des intérêts privés », s’insurge Charles Godart. 

Curieux: dans le permis d’exploiter signé en 2019 par les ministres Céline Tellier (Ecolo) et Willy Borsus (MR), il est pourtant stipulé que ce chantier « n’a pas été mis en œuvre aux frais des citoyens comme évoqué dans un recours ».  Une affirmation sur laquelle nous aurions aimé avoir des explications, mais vu les recours en cours, les deux ministres ont botté en touche.

« Ce sont les carriers qui devraient payer »

Concernant la station de pompage, David Maret assure que « les frais ont été répartis. Le principe, c’est que les coûts de pompage, c’est pour nous, et l’eau, nous la mettons à disposition des distributeurs ».

Par coûts de pompage, le directeur renvoie à la taxe liée aux prélèvements à laquelle tout exploitant d’une prise d’eau est soumise. Une exonération peut néanmoins être appliquée sur la moitié du volume d’eau souterraine exhaurée lorsque cette dernière est mise à disposition des producteurs d’eau potabilisable après pompage. Cette mesure est rendue possible par l’article D. 252, § 3 du Code de l’eau qui tend à favoriser la récupération des eaux d’exhaure. 

Pour David Maret, cela constitue bel et bien la preuve qu’il y a « un réel effort de la part des carriers pour favoriser cette valorisation d’eau. Ce n’est pas anodin, on aurait pu dire : « Ce n’est pas notre métier ». Nous, notre métier s’arrête là où le tuyau arrive dans le ruisseau. » 

Charles Godart, lui, est loin de partager cet avis : « Le pompage des carriers met en péril celui des sociétés de production d’eau. Revaloriser signifie modifier le maillage de la distribution tel qu’il a été conçu jusqu’à présent. Ce remaillage coûte un certain prix. Il est la conséquence des exploitations des carriers. C’est à eux que devraient incomber les frais inhérents. »

Une autoroute au goût salé pour la collectivité

Le comité de riverains en est certain : « les montants des travaux de revalorisation se répercuteront inévitablement sur le coût de l’adduction et sur la facture d’eau du citoyen ». 

La raison? Le rapport annuel de l’INASEP de 2014, année marquée par le démarrage du chantier de valorisation des eaux d’exhaure à la carrière de Florennes, fait part d’importants travaux d’investissement réalisés par le service de distribution d’eau au cours des cinq dernières années dont « la poursuite coûte de l’ordre de 0,0198 €/m³ auquel il faut ajouter 0,0125 €/m³ pour le seul projet de valorisation des eaux d’exhaure ».

Le rapport précise également que pour l’année 2014, l’impact de ces investissements sur le « Coût vérité de distribution » (CVD), qui détermine en partie le montant de la facture d’eau, s’élève à 0,035 €/m³. Après une demande introduite auprès du ministère de l’économie en 2015, ce dernier passe alors de 2,4394 €/m³ à 2,6746 €/m³. 

Dès lors, les travaux s’enchaînent année après année, tronçon après tronçon. L’édification de l’autoroute des eaux fait désormais partie du Schéma régional de rationalisation des ressources en eau (SRRE)[2] approuvé par le gouvernement wallon en 2015. Son coût total, qui comprend la pose de 60 kilomètres de conduites, est estimé à 27 millions d’euros.

Outre la volonté d’assurer un approvisionnement équilibré au sein du territoire wallon, l’objectif poursuivi est également de parvenir à maîtriser le prix de l’eau sur le long terme. 

En attendant, l’INASEP indique dans son rapport annuel de 2019 que « les investissements nouveaux vont mobiliser davantage de finances et nécessiteront immanquablement d’augmenter le prix de l’eau à concurrence du réel besoin ». 

Son site internet l’affiche lui-même : « Ces dernières années, le prix de l’eau ne cesse d’augmenter ». En cause principalement : des investissements massifs en matière d’assainissement pour satisfaire les normes européennes.

Le montant du « Coût vérité d’assainissement » (CVA) a effectivement basculé de 1.055 €/m³ en 2008 à 2.365 €/m³ en 2017. Néanmoins, le « Coût vérité de distribution », qui englobe les frais de captage, de traitement, de stockage et de distribution de l’eau, a lui aussi été revu à la hausse, passant de 2,6746 €/m³ en 2015, à 2,8647 €/m³ au 1er janvier 2021. 

Pompages pas sans risque sur la nappe phréatique

Les habitants de Saint-Aubin et Hemptinne ne se préoccupent pas uniquement des retombées économiques du projet de revalorisation sur le portefeuille du citoyen wallon. L’ouverture d’une nouvelle carrière par Carmeuse, qui implique d’effectuer des pompages pour exploiter la pierre, n’est pas sans risques pour la nappe phréatique. « L’eau, c’est la vie. Si on épuise les nappes, c’est la ruine pour tout le monde », atteste Charles Godart, du Comité régional anti-carrière.

D’après un tableau émis par le Service public de Wallonie, 12.170.943 m³ ont été pompés par les deux autres carrières, l’INASEP et la SWDE dans la région de Florennes en 2019, contre 6.460.480 m³ en 2010. Soit près du double. Une quantité qui ne cesse de croître face à des taux de précipitations de plus en plus variables d’une année sur l’autre, non sans lien avec le dérèglement climatique.

Entre 2017 et 2020, plusieurs épisodes de forte chaleur avec une sécheresse exceptionnelle et peu de jours de pluie ont été enregistrés, entraînant une baisse du niveau des eaux. « La percolation des eaux dans le sous-sol peut s’étendre sur plusieurs mois, une sécheresse peut encore avoir un impact sur certaines nappes un an plus tard », peut-on lire dans le rapport annuel de la SWDE de 2017. 

« Tous les éléments en lien avec le changement climatique tendent vers cette question : y’ aura-t-il de l’eau en suffisance ? », soulève Stéphane Lasseaux, le bourgmestre de Florennes. « Le calcaire, qui dessert plusieurs secteurs, a un pouvoir économique plus qu’alimentaire quand l’eau est une ressource naturelle essentielle à notre survie. C’est l’avenir de l’ensemble d’un territoire et de sa population qui est en jeu. » 

« Des connexions existent entre l’eau et l’agriculture » 

Charles Godart, membre du CRAC, le Comité régional anti-carrière

Certains agriculteurs du coin craignent également pour leur activité. Comme ce fermier qui a requis l’anonymat, dont une partie des terres qu’il exploite se trouve dans le périmètre de la zone d’extraction. « J’ai un puits sur mon terrain qui menace de s’assécher. Carmeuse m’a proposé de mettre une citerne à la place mais l’eau est stagnante. »  

Le puits est destiné à abreuver son bétail. « Dès qu’il y a un manque d’eau, on tourne les vannes et on pompe tout, on vide les nappes phréatiques », observe de son côté Daniel Balle, éleveur bovin à Hemptinne. Il redoute que les sources qui se jettent dans les rivières, où ses vaches ont l’habitude de boire, ne finissent par être taries par des pompages excessifs. L’agriculteur constate qu’au cours des dernières années, leur débit s’est déjà fortement appauvri : « En été, il faut compter une heure pour pomper 5.000 litres alors qu’avant, en 10 – 15 minutes, c’était fait. »

Deux ruisseaux s’écoulent dans la zone concernée. Selon Georges Michel, géographe et chargé de mission à la Commission wallonne d’étude et de protection des sites souterrains (CWEPSS), « le risque de diminution voire d’assèchement complet de ces ruisseaux ne peut être écarté ». 

Un phénomène que le Ry des Récollets à Florennes a déjà connu, avec « des pertes pouvant aller jusqu’à l’enfouissement complet du cours d’eau. » L’expert suggère qu’en plus du volume d’exhaure d’eau destiné à la distribution publique, une portion soit dirigée « aux agriculteurs pour abreuver le bétail et irriguer les terres. Besoins et réalités qui vont aller en croissant avec les changements climatiques en cours. »


Ce volet de notre enquête sur Carmeuse et sa carrière de trop, à Florennes est en accès libre. Vous avez trouvé notre article intéressant ? Tant mieux, mais n’oubliez pas: une info de qualité, c’est comme un produit local : elle a un prix juste. Raison pour laquelle nous vous proposons un petit détour par notre boutique en ligne. Vous pourrez y découvrir nos points de vente. Vous pourrez aussi vous y abonner. Une façon de soutenir Tchak et de nous aider à relever notre défi 2021.


Boite noire

Quelques liens pour éclairer notre enquête: