Les Belges sont les septièmes consommateurs européens d’avocats espagnols. En Andalousie, le boom de ce fruit tropical en vogue, menace les réserves hydrologiques de la région, au point que celle-ci envisage de créer une « autoroute de l’eau ». Ailleurs, plus à l’est, dans la région de Valence, certains producteurs en relation avec des coopératives wallonnes travaillent autrement.
Augustin Campos, journaliste | augustin.campos.ac@gmail.com
Non loin de la Costa del Sol et de ses côtes de béton, là où le moindre espace disponible sur les collines est avalé par les avocatiers et les manguiers, le vert vif des feuilles lancéolées des arbres tropicaux est trompeur. Les milliers de bourgeons jaunes luisant de la dernière pluie printanière aussi.
En remuant l’épaisse matière organique humide en surface qui recouvre son sol, Francisco Piñeda sait bien que les gouttes des trois derniers jours qui ont rafraîchi l’Axarquía, canton de la province de Málaga dans le sud de l’Espagne, sont trop rares pour contenter ses avocatiers très demandeurs en eau. Ce décor tropical peu familier de l’Europe a soif. Et pour cause.
+++ Ce décryptage est au sommaire du numéro 8 de Tchak! (hiver 21-22).
« La situation actuelle est critique. »
Dans cette région autrefois recouverte de vignes et d’oliviers – des cultures typiques des terres arides – aujourd’hui première productrice d’avocats en Europe avec ses plus de 10.000 hectares de cultures subtropicales, l’eau manque pour irriguer ce fruit en vogue, dont l’arbre peut mourir en quelques jours s’il n’est pas arrosé.
« En été, j’irrigue 35% des racines des avocatiers, le reste est sec, raconte l’agriculteur, qui utilise une toile de paillage pour limiter l’évaporation sur ces terres de plaine dont il a la charge. Les avocatiers continuent de croître, mais ils donnent moins de fruits. »
L’avocat espagnol et ses 800 litres d’eau par kilo, dont les Belges sont les septièmes consommateurs européens avec 3.150 tonnes d’avocats ibériques consommés en 2020, menace la région d’un « effondrement hydrologique », selon Rafael Yus, chercheur en biologie aujourd’hui retraité.
L’étude de 600 pages qu’il a coordonnée, réalisée sur quatre ans et publiée en octobre 2020, dresse un constat alarmant : la quantité d’eau consommée en Axarquía dépassait de 14,40 hectomètres cubes l’eau disponible en 2017. À elles seules, les cultures subtropicales excédaient de 3 hm3 les ressources disponibles à des fins agricoles. « Et cela n’a pas arrêté d’augmenter depuis », s’inquiète-t-il. Ces derniers temps, c’est la mangue, un peu moins demandeuse en eau, qui croît le plus.
« La situation actuelle est critique, l’alerte rouge n’est pas imminente mais nous allons avoir des problèmes au début de l’année hydrologique 2021-2022 (qui commence le 1er octobre) s’il ne pleut pas », s’alarmait quant à lui José Campos en mai 2021, le président de l’une des nombreuses communautés d’usagers de l’eau de l’Axarquía, qui réunit 263 producteurs.
Il ne s’était pas trompé. Six mois après, l’inquiétude est telle que début novembre, la déléguée du gouvernement andalou s’est rendue sur le terrain pour tenter de rassurer agriculteurs et habitants : « Il ne manquera de l’eau ni pour le ravitaillement ni pour l’irrigation », a-t-elle déclaré.
« J’ai dû arrêter pendant quelques semaines d’arroser les manguiers. »
Les agriculteurs, eux, n’ont cessé de manifester leur préoccupation ces dernières semaines face à l’absence de précipitations et aux restrictions drastiques d’usage de l’eau, passées en un an de 3.000 à 2.000 m3 d’eau annuels par hectare. Or, selon José Campos, il faut normalement « entre 4.500 et 5.500 m3 d’eau par hectare », selon le terrain.
En situation de stress hydrique, le réservoir d’eau de la Viñuela – principale source d’eau de la région – est aujourd’hui à 18,4% de ses capacités avec 30,5 hm3, soit 13 m3 de moins que l’année dernière à la même époque. Ces dix dernières années, la moyenne de remplissage du réservoir était de 63%.
Devant le restaurant du Trapiche, petit village au carrefour de deux vallées presque entièrement revêtues d’avocatiers et de manguiers, Javier Peñas, chargé d’une exploitation de 12 hectares sur laquelle sont embauchés cinq saisonniers au moment des récoltes, a subi les conséquences de la sécheresse l’année dernière.
« Il ne pleut pas, déplore-t-il à plusieurs reprises, comme beaucoup d’autres ici. Quand je n’ai plus d’eau, je dois choisir. En août 2020, j’ai dû arrêter pendant quelques semaines d’arroser les manguiers pour avoir suffisamment d’eau pour les avocatiers qui sont plus fragiles et plus exigeants. »
Comme lui, ceux, nombreux, qui dépendent presque exclusivement du bassin de retenue doivent jongler avec la ressource. Parfois, ils creusent des puits sans autorisation.
D’autres, malgré la situation de stress hydrique, nivellent de nouvelles terrasses. En témoigne la pelleteuse à l’œuvre sur une colline maquillée d’un vert tropical, en surplomb de Trapiche. Ici seront plantés des manguiers. « Plus bas, je vais mettre deux hectares d’avocatiers », assure Francisco Santana, propriétaire de 20 hectares de patates douces qu’il commercialise lui-même « dans toute l’Europe », qui supervise les travaux.
« Aujour d’aujourd’hui, ça a l’air rentable. »
En amont du réservoir de la Viñuela, où beaucoup d’habitants vivent encore au rythme des oliviers, on veut aussi profiter du « boom ». Josue Benitez, 38 ans, moniteur d’auto-école près de Cadix, à 250 km de là, n’a pas hésité à raser un hectare de vieux oliviers pour y planter des avocats en bio, assorti d’un réservoir d’eau, il y a sept mois. Il a investi près de 100.000 euros dans l’exploitation.
« Mon oncle en a planté, ça marche bien pour lui ; au jour d’aujourd’hui, ça a l’air rentable », assure, enthousiaste, ce natif du coin qui dit n’avoir aucune connaissance en agriculture. Il faudra trois ans pour que les arbres donnent leurs premiers fruits, et cinq pour qu’ils tournent à plein régime.
Le fruit vert, dont le prix est stable – 2,40 € le kilo en moyenne ces dernières années – et la demande croissante, a attiré de nombreux producteurs. « Depuis une dizaine d’années, les légumes cultivés sous serre ne sont plus rentables, en raison de la concurrence du Maroc notamment. C’est pourquoi de nombreux agriculteurs se sont convertis à l’avocat », explique Miguel Gutierrez, secrétaire de l’Association espagnole de fruits tropicaux, qui a lui-même abandonné les tomates et les poivrons pour cette raison.
D’autres, dont la famille possédait des terres non exploitées, ont perdu leur travail dans la construction à la suite de la crise économique de 2008 – le tourisme est la principale activité économique de la région – et se sont lancés dans cette culture prometteuse, qui a fait pousser ses premiers plants dans l’Axarquía il y a cinquante ans.
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« Les oliviers ne permettaient pas de vivre. »
Il faut cahoter plusieurs dizaines de minutes pour atteindre le creux d’une vallée encaissée au pied du village de Cútar, où est installé l’un des pionniers de l’avocat dans la région. Au bout de cette piste, en réalité un lit de rivière à sec – en raison de la retenue d’eau de la Viñuela –, qui ne coule que les jours d’intense pluie, assez large pour faire passer deux voitures, les arbres quadragénaires de Francisco Piñeda se dressent en terrasses. Sur le chemin défilent des plants d’avocatiers de moins de six mois, d’autres qui ont connu le temps où l’eau coulait encore, et des manguiers alignés sur une pente abrupte ratissée il y a peu.
« Mes parents pratiquaient une agriculture pluviale, comme beaucoup d’agriculteurs ici, ils avaient des vignes et des oliviers, mais cela ne permettait pas de vivre, se souvient ce père de trois enfants dont deux travaillent aujourd’hui avec lui. C’est pourquoi j’ai fait ce choix-là, qui a porté ses fruits avec le boom de l’avocat depuis quelques années. »
Lui et ses deux fils gagnent aujourd’hui 1.200 euros par mois, soit 30% de plus que le salaire minimum espagnol. Ils cultivent en bio car ils voyaient « que la nature ne pouvait supporter le rythme de production imposé en conventionnel ».
La famille vend ses fruits, comme la majorité des producteurs dans cette région, à Trops, la principale coopérative de fruits exotiques d’Espagne avec ses plus de 3.000 membres, ses 40.000 tonnes d’avocats annuelles dont 80% sont exportés en Europe, et 45% du marché du fruit vert en Espagne. Mais dans ce coin de l’Axarquía, on tire moins sur les réserves communautaires que sur les nappes phréatiques, qui sont plus importantes qu’ailleurs. Malgré cela, Francisco Piñeda voit le niveau de son puits baisser et mise sur « l’eau recyclée ».
« Comme l’eau est rare, nous ne pouvons croître à l’infini, reconnaît Miguel Gutierrez. Ce que nous voulons c’est une meilleure gestion de l’eau, une meilleure capacité de stockage, que l’on mette à profit les eaux usées en les recyclant – la principale station d’épuration (5,2 hm3) devrait être opérationnelle à l’été 2022 – et qu’il y ait une meilleure communication entre les bassins, au moins pour l’eau potable. » Pour l’organisation des producteurs comme pour l’association des usagers de l’eau, il faut créer une « autoroute de l’eau » qui permette d’acheminer la précieuse ressource depuis l’ouest de la province, davantage pluvieuse.
Le président de la région, Juan Manuel Moreno – qui lors de la campagne électorale avait l’ambition de faire de l’Axarquía « une forêt tropicale » – a posé la première pierre en mars d’un projet de renforcement des capacités de transfert d’eau potable, d’ouest en est, sur une soixantaine de kilomètres, afin de soulager la région.
« Cela ne permettra pas aux agriculteurs d’avoir plus d’eau, mais grâce à cette canalisation, ils pourraient éventuellement se maintenir à 3.000 m3/ha », anticipe José Campos, qui déplore le fait qu’il n’existe des canalisations que pour l’eau potable.
En 2022, un budget de 10 millions d’euros sera consacré aux infrastructures de l’Axarquía par le gouvernement andalou, dont une partie importante sera réservée à l’hydraulique, selon la déléguée provinciale Patricia Navarro. « C’est le budget le plus important de notre communauté autonome », a-t-elle assuré.
Effet de bulle économique
Mais transvaser de l’eau « va créer un appel d’air », analyse Rafael Yus, le coordinateur du cabinet d’étude de la nature de l’Axarquía (Gena). « Cela va inciter d’autres agriculteurs à se lancer dans les cultures subtropicales, comme cela s’est vu par exemple à Murcie lorsqu’on a commencé à y faire venir l’eau du Tage, sans parler du coût économique de ces infrastructures. »
Dans le cas précis du canal de dérivation d’eau long de quasi 300 km qui relie Castilla-la-Mancha à Murcie, des milliers d’agriculteurs ont, depuis sa mise en service en 1979, lancé leur activité, à tel point que l’eau y est devenue une question stratégique pour la région, extrêmement dépendante de cette ressource lointaine, dont manque désormais Castilla-la-Mancha.
Le scientifique dénonce une « bulle économique et une vision court-termiste et opportuniste », et déplore les conséquences de ces monocultures sur l’écosystème local : « une érosion croissante en raison du nivellement des terrasses, la perte de biodiversité et la disparation du paysage typique méditerranéen ».
À proximité de Vélez-Málaga, depuis la vieille bâtisse de Sergio Pareja, en haut d’une colline habillée d’un manteau tropical, on aperçoit la Costa del Sol et ses lotissements aux couleurs chaudes qui n’ont cessé de grappiller des terres vers l’intérieur pour accueillir plus de touristes. En face, à quelques centaines de mètres à peine, séparés par l’autoroute, des dizaines d’hectares de manguiers et d’avocatiers parfaitement alignés poussent vers la mer, emportant amandiers et caroubiers sur leur passage.
Entre les deux moteurs économiques de l’Axarquía, tous deux très dépendants de l’eau, cet agriculteur de 48 ans croit savoir qui va avoir le dernier mot sur la ressource. « J’ai réalisé que c’était insoutenable, et que le réservoir de la Viñuela allait à un moment donné servir d’abord le tourisme et les habitants plutôt que nos exploitations », explique Sergio Pareja.
Alors il a troqué ses 3 hectares de mangue bio contre une petite parcelle sur laquelle il pratique l’agriculture syntropique. Une approche qui consiste à reproduire une forêt à petite échelle, avec des plantes densément réparties pour maximiser l’espace horizontal et vertical, ce qui permet de capter un maximum d’énergie provenant du soleil. Il cultive là une vingtaine de fruits et légumes de saison, dont il vend la production dans les alentours.
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Vall de la Casella : une irrigation à l’ancienne
À 590 kilomètres de Trapiche (Andalousie), dans la région valencienne, l’avocat a aussi la cote chez les producteurs. Mais si certains rasent leurs orangeraies, typiques de la région, pour y planter l’arbre tropical, d’autres tentent de faire différemment. Depuis 26 ans, la coopérative La Vall de la Casella, forte de ses 70 membres, mise sur la diversité des cultures, sur un salaire « décent » pour l’agriculteur, peu importe les prix du marché, et surtout, comme tient à le souligner l’un de ses membres fondateurs, Santiago Castillo, sur « la préservation de la faune et la flore, qui priment la production ».
Ici on fuit la monoculture et les supermarchés qui « étranglent les prix ». Tous les membres sont en agriculture biologique, et leurs fruits et légumes sont commercialisés en circuit court à travers l’Espagne et via des groupes de consommateurs en France, en Belgique – leur principal client se trouve en Wallonie (*) – ou encore en Autriche. « Beaucoup de producteurs souhaitent nous rejoindre, mais nous avançons à pas de loup, car nous n’avons pas encore suffisamment de clients pour accroître notre production », explique celui qui, comme près de la moitié des membres de la coopérative, vit d’un autre travail.
« La seule eau qu’on utilise, c’est celle de notre puits. »
Sur les 3,4 hectares de terre hérités de sa famille, qui cultive les oranges depuis plus de 100 ans, l’agriculteur de 59 ans a vu grandir un avocatier aujourd’hui quinquagénaire. Celui-ci cohabite avec d’autres variétés d’avocats qui ont pris leurs quartiers il y a une quinzaine d’années. « Dans notre coopérative, on a planté des avocats avant le boom », assure-t-il, bien que la production ait augmenté ces dernières années, atteignant « 60.000 kilos annuels ». Les agriculteurs reçoivent entre 3 et 3,5 € par kilo d’avocats récoltés, et la filière est ici prometteuse.
Le climat humide aidant, la question hydrique ne se pose pas. Du moins pas encore. « Ici, nous n’avons pas besoin de davantage d’eau, on ne prend de l’eau ni dans la rivière ni dans un réservoir, la seule eau qu’on utilise c’est celle de notre puits, qui existe depuis 200 ans », souligne Santiago Castillo.
Il pratique une irrigation par inondation – des canaux déversent l’eau dans les parcelles – six à huit fois par an, essentiellement pendant les mois d’été, « avec autant d’eau pour les avocatiers que pour les orangers », assure-t-il. Pour lui qui a toujours procédé ainsi, cette technique permet, « contrairement au goutte à goutte – très utilisé dans les plantations d’avocats andalouses –, de renouveler l’aquifère », et de « donner à boire à toute la végétation qu’il y a autour de l’arbre ».
(*) En Wallonie, les coopératives Paysans-Artisans, Hesbicoop et Cocoricoop travaillent avec le Val de la Casella.