Anti-viande
Manifestation organisée par l'Union nationale des agrobiologists belges (UNAB) et la coalition ImPAACte pour réconcilier les agriculteurs et les citoyens (14/12/201, à Namur). @ Belga

« Les environnementalistes ne sont pas anti-viande »

La déclinaison wallonne de la Politique agricole commune laisse sur leur faim les associations environnementales. « On a été exclues des négociations et certains ont instrumentalisé nos positions pour nous opposer aux éleveurs », regrettent-elles. Elles affirment pourtant vouloir sauver les éleveurs, dont les prairies « ont une valeur écologique inestimable » mais souffrent d’une surdensité de bétail parmi les plus élevées d’Europe.

Clémence Dumont, journaliste | clemence@tchak.be

Une nouvelle Politique agricole commune (PAC) entrera en vigueur le 1er janvier 2023 dans toute l’Union européenne. Pas de révolution en vue, si ce n’est que les États (Régions en Belgique) ont obtenu une latitude accrue pour faire évoluer le cadre européen en fonction de leur contexte, tout en veillant eux-mêmes à ce que leur politique s’inscrive dans la lignée des objectifs du « Green Deal », le plan de la Commission européenne pour parvenir à la neutralité carbone d’ici 2050. 

En Wallonie, après de longs mois de concertation, MR, Écolo et PS ont entériné leur plan stratégique début octobre 2022. Un accord plutôt salué par la FWA et la FUGEA, les principaux syndicats agricoles wallons. Beaucoup moins par la coalition ImPAACte, la plateforme mise en place par cinq ONG environnementales (Canopea, Natagora, Nature & Progrès, Greenpeace et le WWF) pour peser sur les négociations. 

Que lui reprochent les environnementalistes ? Tchak fait le point avec Emmanuelle Beguin, responsable Politique agricole de Natagora, et Julie Van Damme, chargée de mission Ruralité de Canopea (le nouveau nom d’Inter-Environnement Wallonie) [1].

+ Cette interview a été publiée dans notre numéro 12 (hiver 2022-2023)

La PAC 2023-2027 sera la première PAC si peu « commune » sur le plan européen. En contrepartie, les acteurs wallons ont été associés plus étroitement à sa version wallonne. Ce processus a-t-il permis de rapprocher les points de vue vers une meilleure prise en considération de l’environnement ?

Emmanuelle Beguin : En septembre 2019, sous l’impulsion européenne, l’administration wallonne a effectivement mis en place un processus de concertation inédit avec les cabinets ministériels, des fonctionnaires, les syndicats agricoles et les associations environnementales. Cela nous a gonflés d’espoir. Au tout début, on a pu mettre sur la table les véritables enjeux environnementaux. Quand les discussions sont devenues plus techniques, on s’est investis à fond malgré la complexité considérable du cadre. Puis en mai 2021, Willy Borsus (ndlr : le ministre wallon de l’Agriculture) a coupé court aux réunions. Il nous a dit qu’il n’y avait plus le temps. 

Soudainement, la coalition ImPAACte a donc cessé d’être consultée ?

Emmanuelle Beguin : Exactement. Après avoir participé à 35 réunions, nos associations ont été exclues. On n’a pas pu discuter de l’allocation des budgets ni du détail des mesures. Le cabinet Borsus a continué à consulter les syndicats agricoles agréés, mais plus nous. Je comprends que les agriculteurs attendaient avec impatience le plan stratégique, mais quand on voit qu’il n’a été validé qu’en octobre 2022…

Julie Van Damme : Personnellement, j’ai énormément déchanté. J’ai commencé à travailler pour Canopea en avril 2020, donc les négociations avaient déjà débuté. J’étais super enthousiaste d’y participer. Venant du Centre wallon de recherches agronomiques (CRA-W) et en tant qu’épouse d’agriculteur, j’imaginais que je pourrais faire office de trait d’union entre le monde agricole et celui des environnementalistes. Mais j’ai rapidement réalisé qu’on allait encore une fois accumuler les emplâtres sur une jambe de bois, avec des couches de contraintes qui ne sont satisfaisantes pour personne. 

Pourquoi ?

Julie Van Damme : Les discussions étaient éminemment techniques. On n’a jamais examiné si on pouvait s’accorder sur une vision de l’agriculture avant de voir comment tirer profit du cadre européen. Chaque partie prenante était là pour défendre ses intérêts et préserver ses acquis. C’est comme si ce n’était pas le lieu où changer les fondements du système. Pourtant, on avait plein d’outils en main pour réorienter la PAC !

Pensez-vous quand même avoir eu un impact sur le plan final ?

Emmanuelle Beguin : On retrouve notre patte dans le libellé de plusieurs écorégimes (ndlr : des primes qui rémunèrent les agriculteurs pour les services environnementaux qu’ils rendent volontairement, auxquelles la Wallonie va consacrer 26% du budget des paiements directs aux agriculteurs, soit 1% de plus que le minimum européen). Et on a réussi à faire reconnaître la biodiversité comme clé de voûte de nombreux enjeux de transition. Malheureusement, cela ne s’est pas traduit par de nouveaux engagements forts. Par exemple, une obligation de maillage écologique a été imposée par l’Europe pour les terres arables. Mais les mesures retenues ne vont pas permettre de progresser par rapport à ce qui existe déjà. 

Julie Van Damme : Jusqu’au bout, on a continué à communiquer vers le politique. Mais les arbitrages stratégiques ont été faits dans l’entre-soi. On n’avait plus accès à certaines informations capitales. 

Quelles informations ?

Emmanuelle Beguin : Je pense à la simulation des impacts économiques pour les agriculteurs de différents scénarios. Les associations environnementales faisaient partie du comité de pilotage du marché public qui a confié le calcul de ces impacts à un bureau d’étude. On a pu obtenir des données qui concernent les arbitrages retenus. En revanche, on ignore quels sont les résultats des scénarios alternatifs. C’est une claque pour l’administration qui s’est investie dans l’élaboration des scénarios. Et cela pose un vrai problème démocratique ! 

Julie Van Damme : D’ailleurs, c’est pareil pour l’enquête publique. On a fait campagne pour inciter les citoyens à y participer. Et on ne sait même pas quels sont ses résultats ni ce qui en a été fait.

Malgré tout, le plan wallon comporte-t-il des avancées en faveur de l’environnement ?

Emmanuelle Beguin : D’abord, je voudrais souligner qu’il y a des avancées significatives en matière de justice sociale (ndlr : la Wallonie va consacrer 19,5% du budget des aides directes à l’octroi d’une surprime aux 30 premiers hectares d’une ferme, contre 17% précédemment. Des injustices dans la répartition des aides vont être supprimées et les jeunes agriculteurs seront davantage soutenus). Ce n’était pas notre cheval de bataille, mais on s’en réjouit. En ce qui concerne les enjeux de durabilité, il y a quelques avancées notables, notamment pour lutter contre l’érosion des sols. Une cartographie va reprendre les zones à risque de coulées de boue et les agriculteurs concernés seront obligés de prendre des mesures pour bénéficier de la PAC. Un autre point positif, c’est que le budget du soutien au bio a été augmenté d’environ 50%. Cette enveloppe permettra de revaloriser les primes avec, en plus, une majoration de 40 € par hectare dans les zones vulnérables en termes de pollution de l’eau.

Julie Van Damme : Je nuancerais les avancées sur le bio. On a dû se battre pour maintenir les acquis et il y a des régressions subtiles sur des aspects administratifs. Dans le contexte actuel, vu les difficultés du secteur bio, les mesures ne seront pas suffisantes pour atteindre l’objectif wallon de 30% de surfaces agricoles bio d’ici 2030. On sera au mieux à 22%. Par ailleurs, pour l’agriculture chimique, il n’y a aucun objectif chiffré de réduction des pesticides. 

Un point semble faire l’unanimité : la nouvelle aide pour les maraîchers bio diversifiés sur maximum 3 hectares. Ils auront droit à 4.000 € par hectare alors que, jusqu’ici, ils étaient exclus des aides faute de superficies suffisantes.

Julie Van Damme : C’est super ! Le seul risque, ce serait que ces maraîchers tombent dans les mêmes travers pervers que les autres secteurs agricoles, avec des subsides qui les mettent sous perfusion. L’idéal serait que tout agriculteur puisse vivre de son métier sans dépendre d’aides publiques…

La déception majeure de la coalition ImPAACte, ce sont les subventions liées au bétail bovin. Quel est le problème ?

Emmanuelle Beguin : Je préfère commencer par vous expliquer quelle est notre vision de l’élevage, parce qu’elle est souvent mal interprétée. L’élevage bovin fait partie de l’ADN de la Wallonie, où 40% des surfaces agricoles sont des prairies permanentes. Ces prairies ont une valeur écologique inestimable. Elles couvrent les sols bien mieux que les cultures, sont très riches en matière organique, stockent des tonnes de carbone… En fait, retourner le sol d’une prairie permanente pour y mettre des cultures, c’est quasiment un génocide climatique.

Ces prairies ont également un intérêt pour la biodiversité.

Emmanuelle Beguin : Lorsque la densité de bovins n’est pas trop élevée et qu’on y fauche tardivement, les prairies permanentes deviennent des prairies fleuries dont dépendent un nombre immense d’espèces. Des espèces qui ont besoin de milieux ouverts. Si ces milieux ne deviennent pas des forêts, c’est grâce aux animaux. Donc l’élevage peut être bénéfique ! De plus, l’élevage produit de l’engrais naturel et, bien entendu, de la nourriture pour les humains. 

Ça, c’est le scénario idéal !

Emmanuelle Beguin : Malheureusement, tous les bénéfices environnementaux de l’élevage disparaissent avec l’élevage intensif. D’abord, quand on augmente la densité de bétail, on augmente d’autant les émissions de méthane (ndlr : un gaz à effet de serre émis par les ruminants lorsqu’ils digèrent). Ensuite, la biodiversité chute, il faut employer des pesticides et des engrais chimiques dans les prairies, l’excès d’azote pollue l’eau, et il faut complémenter les bêtes avec de la nourriture cultivée, souvent importée. 

Quiconque se promène au sud du pays a l’impression que les vaches y sont nourries à l’herbe. La Wallonie elle-même s’en vante. À tort ?

Emmanuelle Beguin : Cette communication, c’est presque du marketing ! La densité des élevages bovins wallons est deux fois plus élevée que la moyenne européenne, dans le top 3 après les Pays-Bas et la Flandre. J’insiste : nous défendons l’élevage. Le nœud du problème, c’est qu’à peine 20% des terres cultivées nourrissent directement les humains. Le reste, c’est pour nourrir les animaux et produire des agrocarburants. Si la nourriture bovine se limitait à l’herbe et celle des porcs et de la volaille aux coproduits des cultures, on produirait moins de viande, mais de meilleure qualité, et on libérerait des terres arables pour l’alimentation humaine et la nature.

Revenons à la PAC. Comment le plan wallon va-t-il influencer l’élevage bovin ?

Emmanuelle Beguin : 21% du budget du premier pilier de la PAC (ndlr : c’est-à-dire des paiements directs versés aux agriculteurs, essentiellement payés en fonction du nombre d’hectares) vont continuer à être alloués selon le modèle productiviste, sous forme de primes par tête de bétail. C’est ce qu’on appelle les aides couplées. Tout cet argent public va aller à l’encontre de ce qu’il faudrait faire puisqu’il va inciter les éleveurs à agrandir leur cheptel. 

Julie Van Damme : En fait, si les éleveurs wallons ont des aides couplées historiques, c’est parce que leur activité n’est pas viable. Mais en maintenant ces aides, on les enfonce encore plus ! Alors que la Wallonie produit 1,3 fois plus de viande bovine qu’elle n’en consomme et qu’on en mange de moins en moins, la Région aurait pu emmener les éleveurs vers des systèmes plus extensifs (ndlr : moins chargés en bétail). Mais non ! C’est une bombe à retardement. Quand on négociera la prochaine PAC, on va se retrouver avec des masses d’eau et des sols encore plus remplis de nitrates, et là il faudra prendre des mesures coercitives avec beaucoup plus de dégâts sociaux. 

Emmanuelle Beguin : Veut-on en arriver à payer les éleveurs pour qu’ils mettent la clé sous la porte, comme en Flandre et aux Pays-Bas ? Ou veut-on leur donner un avenir ?

Un plafond a quand même été introduit pour limiter la densité des élevages.

Emmanuelle Beguin : C’est vrai. Les aides couplées ne seront plus accordées au-delà de cinq gros bovins par hectare (quatre à partir de 2027). Ce plafond a été ajouté après que la Commission européenne a pointé les aides couplées comme le gros point noir du plan wallon. Quelques centaines d’exploitations vont être concernées, mais on reste hors de toute logique environnementale. Deux gros bovins par hectare, ce qui correspond à la limite fixée pour les élevages bio, devraient être un grand maximum. La France a fixé un plafond à 1,4 !

Des aides spécifiques sont prévues pour les éleveurs extensifs, via les écorégimes et les mesures agroenvironnementales. Des aides insuffisantes ?

Emmanuelle Beguin : Elles ne sont pas assez incitatives. Le pire, c’est qu’il y a une régression. Jusqu’ici, le système dans son ensemble était est un peu schizophrénique puisque les élevages de plus de deux gros bovins par hectare avaient intérêt à s’intensifier. Pour les éleveurs sous ce seuil, c’était l’inverse : ils étaient encouragés à diminuer encore leur cheptel. Dans le nouveau plan, ces aides pour les éleveurs plus extensifs ont été divisées par deux et rien ne va les compenser.

Pourquoi vos arguments peinent-ils à convaincre ? 

Julie Van Damme : Certains ont instrumentalisé nos positions pour nous opposer aux agriculteurs, nous faire passer pour des anti-viande… Avec la FUGEA, on aurait peut-être pu s’accorder sur une manière d’inciter les éleveurs à devenir plus extensifs si on avait eu accès aux simulations économiques.

Emmanuelle Beguin : Le mandat des syndicats, c’est d’abord de défendre les revenus de leurs membres à court terme. Comme le secteur est traumatisé, il a une aversion au risque. Et quand on change un mécanisme, même si on essaie de prévoir les effets, il y a toujours une prise de risque. Une autre difficulté, c’est qu’il faut plus de débouchés pour la viande issue d’élevages extensifs, forcément plus chère.

Ailleurs dans l’Union européenne, certains États ont-ils profité de leur marge de manœuvre renforcée pour accélérer sensiblement la transition agroécologique ?

Emmanuelle Beguin : Il y a des avancées par-ci et des régressions par-là. Les États ont craint d’être moins compétitifs que leurs voisins. Résultat, aucun plan ne prend vraiment à bras-le-corps les objectifs du « Green Deal ». 

Julie Van Damme : Ce qui est dommage, c’est que je reste convaincue qu’on peut discuter avec le milieu agricole pour qu’il soit un allié de la nature, comme beaucoup d’agriculteurs le sont déjà. On doit travailler ensemble à la prochaine PAC dès maintenant !

Un monde végane plus écolo ?

Un monde végane plus écolo ?

Selon la dernière enquête nationale de consommation alimentaire (2014), le Belge avale en moyenne 111 g de viande par jour, un chiffre en baisse mais qui reste trop élevé.

L’Institut de santé publique Sciensano recommande en effet de ne pas dépasser 100 g de viande au cours d’une journée et de privilégier d’autres sources de protéines au moins trois fois par semaine, soit un maximum de 400 g de viande par semaine (poisson non compris). En sachant que, d’après le Conseil supérieur de la Santé, « un mode alimentaire végétarien varié et complémenté lorsque nécessaire, peut fournir tous les nutriments » (c’est plus compliqué pour les véganes, qui excluent tout produit issu de l’exploitation animale dont le lait ou les œufs)…

Si l’excès de protéines animales nuit à la santé, il contribue aussi largement au changement climatique. Pour le climat, ferions-nous dès lors mieux de devenir véganes ? Pas forcément. Des études suggèrent qu’un monde où l’humanité serait végane aurait une empreinte carbone plus lourde qu’un monde où subsiste de l’élevage, notamment parce qu’il impliquerait de produire plus d’engrais chimiques[2].

Cette conclusion à rebours des discours simplistes de certains experts en durabilité, qui doit encore être scientifiquement affinée, n’est cependant valable que si l’élevage change d’échelle : il faudrait réduire drastiquement les cheptels et, idéalement, nourrir les animaux d’ingrédients que les humains n’ingèrent pas eux-mêmes. Typiquement, de l’herbe pour les ruminants (ce qui est le mieux pour leur propre bien-être). Pour les cochons et la volaille, dont les besoins omnivores entrent naturellement davantage en compétition avec ceux des humains, la complémentarité est plus difficile à organiser. Mais nous pourrions leur réserver les rebuts de notre alimentation.

[1] Cette interview a été menée le 19 octobre 2022. À l’heure d’écrire ces lignes, le plan wallon devait encore être validé par la Commission européenne et détaillé dans des arrêtés.

[2] Cf. B. Holmes, « How much meat can we eat – sustainably ? », Knowlable Magazine, 2022 (en ligne – traduit en français sur www.slate.fr).

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