Professeure associée au Centre pour l’agroécologie, l’eau et la résilience de l’Université de Coventry (Angleterre), Barbara Van Dyck se passionne pour l’étude des liens entre technologies, sciences et agriculture, et leur inscription dans un contexte social, politique et économique donné. Cette chercheuse-militante mène une critique profonde sur la façon dont le numérique s’est imposé dans nos vies. Et appelle à se libérer de cette fascination aveugle.
Interview | Sang-Sang Wu, journaliste
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Barbara Van Dyck, quel est le contexte d’émergence des technologies « intelligentes » en agriculture ?
Énormément d’investissements en termes de fonds, d’infrastructures et d’énergie sont faits pour les développer et c’est sûr qu’après, il faut les valoriser. On étudie les impacts de ces nouvelles technologies à leur lancement ou même après, mais c’est trop tard : à ce moment-là, on ne peut quasiment plus revenir en arrière. Les investissements ont été faits, elles doivent rapporter. On évaluera peut-être les incidences, mais de manière limitée. Dans le même temps, on marginalise la possibilité de développer d’autres trajectoires. Ce n’est pas forcément les questions sociales, comme la pénibilité du métier agricole, ou les questions écologiques qui vont guider le développement des outils. Avec la numérisation de l’agriculture, on fait un choix de société en décidant d’aller toujours plus loin dans un modèle agricole industriel. Ce qu’il faudrait faire, c’est reformuler les questions agricoles et à partir de là, imaginer différentes approches, technologiques et autres.
+++ Cette interview fait partie d’une enquête sur l’agriculture 4.0 publiée dans le numéro 14 de Tchak (été 2023) . Un travail réalisé grâce au soutien du Fonds pour le journalisme.
Qu’est-ce que la technocritique ?
C’est une manière d’observer comment la technologie influence la société et vice versa, et de ne pas l’envisager comme des questions séparées. Cela conduit à une démarche où on pose des questions comme : pourquoi une technologie existe, par qui est-elle fabriquée et dans quel intérêt, quelles relations va-t-elle permettre ou, au contraire, rendre impossible, comment va-t-elle avoir un impact sur l’environnement et la société ? Par exemple, à titre personnel, je refuse l’introduction des OGM en agriculture et ce, de manière catégorique. C’est le fruit de ma réflexion et de mon approche technocritique.
Quelle est la place de la technocritique dans le domaine de la recherche ?
Ce champ d’étude développe des cadres d’analyse qui nous aident à poser des questions pour comprendre et fabriquer les technologies autrement. C’est ce que font, par exemple, l’Atelier Paysan en France, ou la Fabriek Paysanne ici, en Belgique. La technocritique est bien établie au niveau international et académique, mais ce domaine est extrêmement marginal par rapport à celui des technologies et des sciences. Si on fait une comparaison en termes de nombre de chercheurs, de financements, de revues, cela ne pèse pas lourd. Pour autant, c’est en train de gagner en importance, en Belgique également. Des chercheuses et chercheurs développent une approche réflexive autour des sciences et technologies. C’est notamment le cas de mes consœurs et confrères du Giraf [le Groupe interdisciplinaire de recherche en agroécologie du FNRS, ndlr].
Mais il y a donc beaucoup de chercheuses et de chercheurs en sciences et techniques agronomiques qui sont dans des projets de recherche autour de l’agriculture et l’élevage de précision, n’est-ce pas ?
La recherche n’est pas un bloc monolithique. Cela ressemble à une maison avec plein de chambres. Après, il y a bien sûr une vision dominante dans ce milieu, qui est la même que dans le reste de la société. C’est cette idée que le progrès sociétal correspond aux innovations technologiques. Au CRA-W [Centre wallon de recherches agronomiques, ndlr], il y a des gens critiques mais ce n’est sans doute pas ceux qu’on entend le plus. À l’ILVO, son équivalent flamand, certains disent que c’est une bonne chose que la recherche publique développe les robots et les drones, pour rendre les technologies accessibles à tout le monde, même si ce n’est pas la vision de tout le monde. Je pense qu’ils sont de bonne foi, mais il y a là un manque de compréhension et d’imagination qui encourage à toujours aller dans la même direction.
Les défenseurs de l’agriculture de précision la présentent comme un moyen d’accélérer la transition vers un modèle agricole « durable ». Qu’en pensez-vous ?
Quand on évoque la durabilité, de quoi est-on en train de parler ? Cela serait « durable » parce qu’on mettrait moins d’intrants ? Et encore, cela reste à prouver. Pour l’instant, la durabilité par l’agriculture de précision est surtout une vente de promesses. Il faut rappeler que les grands acteurs qui développent les plateformes digitales en agriculture sont précisément les fabricants de fertilisants, de semences et de pesticides, comme Yara ou Bayer. Les grands joueurs du big agriculture s’allient à ceux du big tech [les Gafam : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ndlr] pour faire de l’agritech. Ils voient qu’il y a des choses à changer, mais de ce que j’en comprends aujourd’hui, ils restent exactement dans le même modèle. Ils arrivent avec de nouvelles techniques, comme la manipulation génétique des organismes du sol ou la manipulation des plantes pour les cultiver dans des milieux plus secs… Tout ça, n’est-ce pas continuer comme avant, mais avec de nouvelles stratégies ?
L’agroécologie est-elle définitivement incompatible avec le smart farming ?
Pour répondre à cette question, il faut repartir des principes et des valeurs de l’agroécologie, selon moi. Pourquoi vouloir faire de l’agroécologie avec des robots et des drones ? Si on se positionne en soutien d’un mouvement d’agroécologie paysanne et de souveraineté alimentaire qui tente de sortir d’une agriculture dépendante des intrants, où on ne va pas manger ni sur le dos des paysannes et des paysans du sud et d’ici, ni en se basant sur une exploitation extrême des animaux, en quoi les drones vont-ils nous y aider ? Si c’est le cas, pourquoi pas… Mais si les drones dépendent des minerais rares et sont connectés au cloud de Google, comme c’est le cas aujourd’hui, on s’éloigne de l’agriculture que je viens de décrire. Car on s’enfonce encore un peu plus dans la voie extractiviste de ces 500 dernières années, et on rend des entreprises comme Google et Microsoft encore plus puissantes. C’est comme ça que je vais me forger mon opinion sur la question, et pas en refusant la technologie par principe.
En quoi la technologie n’est-elle pas neutre ?
D’après moi, la question n’est pas de savoir si telle technologie est bonne ou mauvaise en soi. Il faut plutôt se demander : qui les détient, quel est le monde qui les fabrique ? Et quel monde fabrique-t-on grâce à elles ? Elles participent à donner forme à nos sociétés, mais c’est aussi depuis certaines sociétés que certaines d’entre elles vont naître. Les technologies qui seront le fruit d’une société capitaliste, raciste et patriarcale ne seront pas les mêmes que celles qui émaneront d’une autre forme de société. De même, les outils d’aide à la décision ne sont pas neutres. S’ils ont été construits par un producteur de pesticides, il a un intérêt à préconiser certains produits. Par exemple, si la plateforme d’agriculture numérique FieldView de Bayer dit aux agriculteurs : « Si vous suivez nos conseils, on vous garantira un certain prix », ça devient intéressant pour eux de signer un contrat avec la firme. Mais ils seront contraints de suivre les conseils donnés par l’application à la lettre. Ainsi Bayer devient capable d’accaparer encore plus de pouvoir. Tandis que l’agriculteur perd chaque fois plus d’autonomie. On pourrait en arriver à éradiquer les connaissances paysannes, dont on dépend pour vivre sur cette planète et produire à manger.
Le phénomène technologique est-il intrinsèquement lié à la logique de profit et de croissance économique ?
Celui qui détruit le sol avec des pesticides contribue à la croissance économique car il a acheté des intrants et boosté la productivité. Si on se base sur ces indicateurs, comme le produit d’intérieur brut (PIB), il faut bien sûr aller vers une agriculture plus high tech car elle fait circuler des matières d’un côté de la planète à l’autre, crée des emplois industriels et attire les entreprises. L’Etat et les syndicats agricoles majoritaires répètent ce discours car c’est dans leur intérêt. Soutenir l’autonomie paysanne, ça signifie moins de dépendance à l’agro-industrie, ce qui n’est pas intéressant dans une logique de croissance économique. C’est pour ça qu’il faut un changement de paradigme fondé sur une nouvelle éthique qui valorise celles et ceux qui travaillent la terre et qui répare les écologies endommagées.
Le développement du numérique s’impose dans tous les pans de la société. Quelle est la marge de liberté face à cette emprise ?
Je pense qu’il faut, entre autres choses, travailler sur les imaginaires pour montrer tous les possibles qui pourraient exister. Sortons du récit du progrès, selon lequel il y aurait un chemin pour aller de l’avant. L’histoire se construit tous les jours : les choix que l’on fait aujourd’hui font une différence pour demain. À l’heure actuelle, le discours dominant est de dire que le progrès, ça veut dire toujours plus de high tech et moins de travailleurs agricoles. Mais ça, ce n’est qu’une façon de voir les choses. Par exemple, historiquement, si on prend le point de vue des peuples indigènes d’Amérique latine, pour eux, ce qu’il s’est passé au XVème siècle était un génocide, et non pas la découverte de nouveaux territoires. Voir la réalité de cette manière ouvre à d’autres trajectoires fondées sur la réparation et la justice, plutôt que sur l’extractivisme colonial. Il est important de répéter que des voies alternatives sont possibles. Si on laisse le discours dominant gagner du terrain, c’est lui qui définira le chemin à suivre. À nous d’imaginer et de diffuser d’autres narratifs, souhaitables ceux-là.