Pour faire une soupe, de celle qui réchauffe, il faut idéalement de bons légumes, qui rémunèrent justement les producteurs. Cela ne suffit pas. Recettes et conseils avisés omettent souvent d’évoquer d’autres ingrédients majeurs, qui contraignent pourtant les personnes appauvries à une nourriture du type soupe minute.
Christine Mahy, secrétaire générale et politique du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté
+ Cette carte blanche est publiée dans le nouveau numéro de Tchak (hiver 2023-2024).
Il préfère rester anonyme. Il ne veut pas mettre à mal l’éventuel recours à la justice qu’il envisage de mener contre son fournisseur d’énergie et contre son bailleur. Mais il veut témoigner pour tous ceux et toutes celles qui, comme lui, se débrouillaient vaille que vaille jusqu’à ce que les coûts de l’énergie flambent. Pour ceux et celles qui ont vu leurs vies quotidiennes basculer dans le trop peu de tout. Il est témoin du vécu militant au sein du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté.
Il « vivait honnêtement », comme il dit : le chauffage allumé de temps en temps, une cuisinière électrique pour se préparer à manger – cuisiner, il aime ça -, de bonnes douches chaudes, etc. Dans son appartement qu’il loue à 500 euros par mois, tout fonctionne à l’électricité. Pour se chauffer, cuire ses repas, s’éclairer, se doucher, c’est le canal. Il est très vigilant, surtout avec le chauffage.
Il l’avait remarqué quelque temps après son installation. Son logement – bien que tout petit – est une passoire. « On y est bien en été, en hiver, c’est du froid qui entre par les fenêtres, les portes, les murs. Rien n’est isolé ». Pour éviter des factures trop élevées, il se chauffe au Zibro. Vous voyez ce poêle au pétrole qui rayonne comme un poêle à bois ? Il a le mérite de pouvoir être mobile. Placé juste à côté de vous, c’est la chaleur assurée. Bon, son médecin lui a confirmé que les maux de tête dont il souffre sont liés à la combustion du pétrole et que ses états de somnolence doivent l’alerter. Sans aération, ce n’est pas bon pour sa santé.
Une facture de régularisation arrivée en pleine crise énergétique lui imposera d’autres sacrifices. Au lieu de quelque 800 euros par an, lui sont réclamés 7.000 euros. Il en a pour 10 ans dans un plan d’apurement à payer cette facture. Des bougies, une heure de télévision par jour max, le recours parcimonieux au lavoir à l’extérieur – histoire de maîtriser le coût – et surtout des restrictions sur la nourriture : il fait comme il peut afin de ne plus ajouter à la facture. « Cuisiner, ça consomme 2.000 Watts », alors il se nourrit à l’extérieur, mais ce n’est pas tenable. Pour y remédier, il envisage de bricoler – à ses risques et périls – un mode de cuisson avec deux becs de gaz et une bonbonne.
Si vous parlez à ce fin gourmet de cuisiner local et de saison, un gouffre s’ouvre en lui. Non pas qu’il soit réfractaire aux bien-fondés de vos propos, ni qu’il soit inconscient des bienfaits pour sa santé et celle de la Terre. Il est même plutôt d’accord avec l’importance de penser le contenu de nos assiettes, en prenant en compte la juste rémunération des producteurs, en favorisant les circuits courts. Mais comment peut-il faire ? Sans frigo, sans espace de stockage pour conserver des légumes ou des denrées au frais ? Avec le stress des minutes de consommation pour laisser mijoter une soupe ou cuire des crêpes, un cake, du pain.
Il rejoint ces vécus de personnes en situation de pauvreté – avant même la crise énergétique. Celles et ceux qui se voient contraints de vivre avec de l’humidité plein les murs de la pièce à vivre où salle de bain et cuisine ne font qu’un, avec des moisissures faute de ventilation. Celle qui sourit tristement face au four du logement social qu’on vient de lui attribuer après des années d’attente, « parce qu’il faut longtemps pour revenir à vivre normalement pour des gens qui ont vécu en ayant pas comme la normale », du temps pour se mettre à utiliser une simple cuisine équipée devenue trop « sophistiquée ». Celle qui est fière d’avoir pu acheter un percolateur et un thermos, alors que, jusque-là, dans la caravane qu’elle occupe, c’était la débrouille avec un poêlon.
Derrière les soupes minute, de l’incompréhension
Les personnes appauvries ne sont pas des consommateurs non avertis, addicts aux lieux de commercialisation « low cost », aux repas froids ou aux soupes minute. Ce sont des consommateurs contraints qui font face à une vie quotidienne complexe à de multiples égards, faite de débrouilles et souvent d’incompréhensions autour d’eux.
Que pense-t-on à l’école de ces parents qui envoient leurs enfants aux repas chauds, mais n’honorent pas la facture (avec la régularité attendue) ? A-t-on perçu la conduite d’évitement dans la préparation des repas à la maison pour consommer le moins possible de gaz ou d’électricité ? A-t-on imaginé la prise de risque « qu’on range au fond de sa tête, pour que les enfants mangent » ?
Que pense-t-on de ceux qui « se contentent » de servir des plats préparés réchauffés 3 ou 4 minutes au micro-ondes ? Ou de ceux qui passeront la semaine à servir des tartines au choco et emmèneront la famille manger une frite le vendredi ? A-t-on compris que la consommation énergétique comme l’achat de denrées alimentaires constituent des variables d’ajustement pour ces ménages en situation de pauvreté. Sait-on qu’ils tentent de comprimer au maximum les dépenses ? Qu’ils limitent pour certains tout ce qui peut produire de la vapeur dans leur « cuisine boyau » où l’humidité règne ? Peu à peu, à force d’être contraints de revoir leurs prétentions, ils intègrent cette diminution de leur qualité de vie dans leur organisation quotidienne. Le calcul permanent des coûts relatifs au mode de cuisson, de conservation, engendre stress et déplaisir à table. Quel décalage avec la vision de ce qu’il est sain, bon et bien de faire pour se nourrir.
L’habitat, cet ingrédient négligé
Pourtant, ces personnes sont forcées de composer avec les ingrédients pesants de la « précarité énergétique » dans laquelle ils sont plongés – un ménage sur quatre en Wallonie rencontre des difficultés pour payer les factures de chauffage et d’électricité – et du mal-logement (trop exigu pour s’asseoir en famille autour d’un repas, mal-isolé ou insalubre).
On l’aura compris, le logement apporte bien plus qu’un toit. Il conditionne l’ensemble des autres aspects de la vie, y compris l’alimentation. C’est pourquoi le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté avec d’autres acteurs de l’enfance, de la jeunesse, de la santé et de l’environnement met en avant le droit au logement. Celui-ci porté comme prioritaire par les témoins du vécu militants au sein du Réseau constitue assurément le premier levier de la sortie de la pauvreté ou de l’évitement de l’appauvrissement. Tant le Délégué général aux droits de l’enfant, que les conseils de prévention de l’Aide à la jeunesse ou encore un représentant d’une mutualité le confirmaient récemment d’une seule voix[1] : l’habitat est déterminant et conditionne la possibilité de vivre sainement.
Alors que l’habitabilité de la planète pour toutes et tous doit être au cœur de nos préoccupations, une politique de logement vertueuse participe d’une transition juste. Garantir un logement décent et payable pour tous et toutes, c’est l’ingrédient de base d’une bonne soupe à savourer chaque jour, un composant invisible, trop souvent négligé.
[1] Prises de paroles publiques à l’occasion de la journée mondiale de lutte contre la pauvreté, le 17 octobre 2023 à Namur. Le RWLP a présenté à cette occasion un Pacte logement énergie pour les portefeuilles plats. Il est disponible sur www.rwlp.be ou sur demande au 081 31 21 17.
Tchak s’adresse aux mangeur·euse·s qui veulent se reconnecter avec le monde paysan. Tous les trois mois, 112 pages sur les dessous de notre alimentation.
Au sommaire de nos numéros, des enquêtes, des décryptages, des reportages sur un monde au coeur de la transition, de la société, de l’environnement, de l’économie et de la santé publique. Un travail journalistique qualitatif qui demande beaucoup de moyens et de temps.
L’objectif 2023 de Tchak est de convaincre 1.000 abonné·e·s à la revue. Un cap essentiel pour assurer le modèle économique de notre coopérative de presse. Rejoignez-nous, découvrez toutes les bonnes raisons de vous abonner ici.