Entre 2015 et 2018, les exportations de l’industrie laitière belge vers l’Afrique de l’Ouest ont pratiquement triplé grâce à des prix très bas. Une concurrence déloyale pour les producteurs locaux africains. La solution ? Elle passe notamment par une prise de conscience du politique et des consommateurs belges.
Regard signé par Pierre Coopman, rédacteur en chef (ONG SOS Faim) | pierre.coopman@sosfaim.ong
L’évolution est très marquée. Selon les derniers chiffres cités par Willy Borsus 1, ministre wallon de l’Agriculture (MR), les exportations de l’industrie laitière belge vers l’Afrique de l’Ouest ont grimpé de 812 à 2 112 tonnes entre 2015 et 2018. Une courbe qui ne fait que reproduire celle des exportations de l’Union européenne. L’impact sur les marchés locaux est à la hauteur de cette concurrence déloyale. Décryptage.
1. De quels produits laitiers est-il question ?
L’Europe exporte vers l’Afrique de l’Ouest deux types de produits : du lait en poudre classique, mais aussi et surtout du « mélange MGV » (abréviation de « matière grasse végétale »). À l’origine de cette nouvelle filière, la hausse du prix du beurre – produit à haute valeur ajoutée – sur des marchés mondiaux rémunérateurs. Une aubaine pour l’industrie laitière, qui non seulement profite de cette hausse mais, en plus, valorise ses résidus.
+++ Ci-dessous, le clip – très bien fait – de SOS FAIM sur le problème. Et ici, le dossier complet.
Le procédé est le suivant : en Europe, la matière grasse est extraite du lait pour en faire du beurre. Transformé en poudre, le résidu de lait, également appelé poudre de babeurre, est ré-engraissé principalement avec de… l’huile de palme (celle-là même dont la production entraîne notamment une déforestation grave et dont laconsommation excessive comporte des risques pour la santé).
C’est donc principalement ce « mélange MGV » qui est exporté vers l’Afrique de l’Ouest, où il est vendu 50 % moins cher que le lait local. Une concurrence évidemment déloyale, qui pèse sur le développement de filières de proximité.
Elle pose aussi question en termes de santé publique : selon les éleveurs et éleveuses d’Afrique de l’Ouest, cette poudre ré-engraissée présente moins d’avantages nutritionnels, ce que les consommateurs africains ne savent pas en raison de la faiblesse des lois locales en matière d’étiquetage.
2. Qui sont les acteurs européens de l’industrie laitière ?
Les exportations européennes de mélange MGV sont aujourd’hui nettement plus élevées que celles de lait en poudre classique : 276 500 tonnes contre seulement 92 500 tonnes pour l’année 2018. Une hausse de 234 % en deux ans !
Ce marché de la poudre ré-engraissée a notamment attiré sur le marché Lactalis (France), Danone (France), FrieslandCampina (Pays-Bas), Arla (Danemark), Milcobel (Belgique), Glanbia (Irlande) ou encore Nestlé (Suisse).
Autant de groupes qui mettent en œuvre une stratégie d’implantation d’usines de conditionnement et de transformation en Afrique de l’Ouest, dans le but d’y fabriquer des produits dits « laitiers » et autres à partir de poudre de babeurre ré-engraissée. Une internationalisation qui, là encore, pèse sur le développement de filières plus locales.
3. Comment se justifient les Flamands de Milcobel ?
Chez Milcobel, qui collecte également en Wallonie, ce mélange MGV est exporté en Afrique de l’Ouest via leur filiale Belgomilk sous la marque Binco. La réalité de terrain est toutefois plus complexe et peu documentée. Au Sénégal, l’ONG SOS Faim a ainsi trouvé récemment un mélange MGV vendu cette fois sous la marque Halibna. Sur le paquet, une étiquette mentionnant clairement le lieu de production et d’empaquetage : le numéro 141 de la Fabriekstraat, à Kallo, près d’Anvers ; soit l’adresse de… Milcobel.
Quoi qu’il en soit, Milcobel justifie ce ré-engraissage par la fin des quotas laitiers, par l’embargo imposé par la Russie sur quelque 300 000 tonnes de fromage en provenance de l’Union européenne, ou encore par la surproduction de beurre, qui a généré de grandes quantités de poudre de babeurre. Des éléments qui auraient renforcé la concurrence et poussé l’industrie laitière à chercher de nouveaux débouchés.
4. Quid de la Laiterie des Ardennes ?
En Wallonie, la Laiterie des Ardennes est une des deux plus grosses coopératives en matière de collecte et de productions laitières. Sa filiale Solarec produisant une grande quantité de beurre, elle a des volumes babeurre à vendre. Toutefois, elle ne serait pas directement concernée par la problématique de la production de mélange MGV.
« Cette laiterie produit différents types de poudre de lait : infantile, animale, agroalimentaire, observe ainsi Véronique De Herde, doctorante en sciences agronomiques à l’UCL. Elle fournit des chocolateries, vend la poudre animale sur le marché de l’alimentation animale et commercialise la poudre infantile sur les marchés internationaux parce qu’il y a une forte demande dans des pays tels que la Chine. Mais elle ne dispose pasd’usines de seconde transformation où pourrait avoir lieu le ré-engraissage. »
Reste que la Laiterie des Ardennes exporte une part importante de sa poudre de lait par l’intermédiaire de négociants, dont les clients varient en fonction des occasions qu’offre le marché. Autrement dit, difficile pour ses coopérateurs d’avoir un contrôle sur l’utilisation ultérieure de leurs produits. Certes, mais cela sort du champ de responsabilité de la Laiterie, diront certains.
5. Que pèsent les coopérateurs wallons d’Arla ?
Deuxième gros acteur présent sur le sol wallon : Arla, une coopérative d’origine danoise présente au Nigéria, au Sénégal, au Mali et en Côte d’Ivoire ; elle y travaille en association avec des sociétés ouest-africaines. Vendus sous la marque Dano, ses produits contiennent du mélange MGV.
« On peut difficilement reprocher aux coopérateurs d’Arla qu’une partie de sa production s’en aille en Afrique de l’Ouest, explique toutefois Véronique De Herde. La coopérative fonctionne sur le principe d’un pool, avec des milliers de producteurs du Danemark, de Belgique, de Grande-Bretagne et d’Allemagne. Elle possède des dizaines d’entreprises en Europe. La production wallonne représente moins de 0,005% du pool total de lait collecté. »
Ce qui, selon la spécialiste, représenterait pour 2018 quelque 400 millions de litres de lait pour 600 producteurs. Bref, si cette production se retrouve dans le circuit de ré-engraissage, il s’agit d’une « contribution marginale », estime la spécialiste.
Par ailleurs, ce circuit emprunte sans doute la forme de joints ventures, ce qui en complique d’autant la traçabilité. « Derrière chaque intermédiaire, il y a encore plusieurs intermédiaires, et les acteurs présents en Wallonie n’ont pas nécessairement la visibilité sur tout ce qui se passe au-delà de la Wallonie, affirme Véronique De Herde. L’éleveur-coopérateur n’a plus de maîtrise sur ce qu’il advient de chaque centilitre de sa production. »
6. Quelle défense pour le lobby de l’industrie ?
En avril 2019, Renaat Debergh, le directeur de la Confédération belge de l’industrie laitière (CBL), a publié un article pour défendre le ré-engraissage : « L’Europe exporte ce qu’elle fait de mieux, tout comme l’Asie exporte des smartphones vers l’Europe […] » 2[1]
Une comparaison pour le moins hasardeuse au regard des réalités socio-économiques qui sous-tendent les relations Asie-Europe et Europe-Afrique de l’Ouest.
« La production locale ne peut suivre aussi rapidement, ajoutait encore Renaat Debergh. Après tout, le développement du secteur laitier en Afrique se heurte à de nombreuses contraintes: pénurie d’aliments pour animaux, infrastructure routière médiocre, trop peu de camions de ramassage du lait et d’options de refroidissement…»
De fait, en Afrique de l’Ouest, seulement 2% du lait produit par les vaches part vers les laiteries. Le reste est autoconsommé ou perdu. Mais si la question est donc bien de remédier à ces faiblesses, il s’agit avant tout d’investir dans le développement de filières laitières locales. En évitant, si possible, les contradictions majeures.
Exemple avec la politique agricole européenne, qui encourage l’exportation de lait en poudre bon marché, alors que la politique européenne de développement veut, elle, soutenir les agriculteurs africains.
7. Quelle est la responsabilité de l’Union européenne ?
Selon Erwin Schöpges, président de l’European Milk Board (EMB), les niveaux de surproduction actuels ne peuvent être maintenus que grâce à des subventions déguisées.
Problème : « Ces subventions ne profitent visiblement pas aux éleveurs vu les prix excessivement bas auxquels ils sont rétribués. J’y vois plutôt le symptôme d’un marché artificiel qui favorise l’industrie et le dumping vers les pays du Sud. »
L’EMB propose donc un plafonnement de la production. « Sinon, on accumule les stocks », explique Erwin Schöpges.
Pour rappel, c’est la fin des quotas laitiers qui, à partir de 2015, a accéléré la surproduction et la chute des prix dans toute l’Europe. La Commission a alors décidé d’acheter et de stocker jusqu’à 350 000 tonnes de poudre de lait. Bruxelles a sorti le carnet de chèques et distribué 500 millions d’euros d’aides directes.
Ces stocks ont été écoulés jusqu’en décembre 2018 par appels d’offres. Une liquidation qui a provoqué la baisse du prix du lait payé aux producteurs. Le manque à gagner a été évalué à 2,3 milliards d’euros pour les éleveurs européens.
« Nous avons demandé au gouvernement wallon de nous dire qui a acheté cette poudre de lait, s’indigne Erwin Schöpges. On nous a rétorqué que Bruxelles refusait de répondre. C’est confidentiel. »
8. Quelle(s) alternative(s) pour les producteurs wallons ?
De leur côté, les producteurs wallons peuvent-ils explorer des alternatives locales afin de se libérer des carcans de l’industrie laitière ? Pas si simple…
« Les coopératives ont des intérêts industriels et elles doivent s’assurer que leur approvisionnement en lait reste constant, explique Véronique De Herde (UCL). Si le flux de lait baisse, leur business peut connaître des difficultés économiques. »
Bref, elles se protègent. « Si un éleveur décide de quitter une laiterie, il doit ainsi respecter un préavis de plusieurs années, sous peine de devoir payer une amende. »
D’autre part, la coopérative représente une garantie pour les éleveurs. « Quoi qu’il arrive, elle prendra toujours votre lait. Si vous la quittez, les circuits alternatifs n’offrent pas toujours le même niveau de sécurité. »
Et quid si Arla décidait, par exemple, de ne plus exporter de lait en poudre et de mélange MGV en Afrique ? « Elle pourrait peut-être gagner des consommateurs en Europe grâce à un marketing éthique, répond Véronique De Herde. Mais d’autres, peut-être moins regardants au niveau éthique, récupéreront le marché, car sur ce marché mondial, il n’y a que les affaires qui comptent. »
Idem si les coopératives laitières commencent à réclamer des garanties sur la destination de leurs poudres :« Elles perdront des marchés au profit d’autres et cela pourrait les mettre en difficulté dans le contexte actuel, ainsi que les éleveurs par ricochet. »
9. Quelles réponses politiques et citoyennes ?
Des mesures plus protectrices permettraient-elles aux laiteries wallonnes de s’adapter au potentiel d’achat de la clientèle européenne ?
Pour Marc Tarabella, député européen du Parti socialiste, la réponse est oui. « Le Canada a réussi à réguler son marché du lait grâce à la mise en place de quotas sur les produits transformés, avec des importations lourdement taxées, et des exportations qui sont limitées et ne sont pas subventionnées. »
C’est aussi l’avis de François Graas, responsable du plaidoyer chez SOS Faim, qui cite un autre exemple : « En 1999, le gouvernement du Kenya, en Afrique de l’Est, avait décidé de relever les droits de douane sur les importations de 25 à 60 %. Il a appliqué une politique de soutien à la filière (aides aux producteurs, formations) et la production laitière a augmenté de 84 % entre 2000 et 2007. Depuis lors, le Kenya est généralement autosuffisant et peut même exporter. »
« Cependant, un tel changement de perspective implique également que les consommateurs modifient leurs habitudes et envisagent les produits laitiers autrement que comme des produits standardisés », conclut Véronique De Herde.
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