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« Il va falloir oser mettre l’humain au cœur des projets agricoles »

Aujourd’hui, c’est la « Journée internationale des luttes paysannes ». Ça tombe bien. Ces derniers jours, on a beaucoup parlé des travailleurs agricoles saisonniers bloqués aux frontières. Des hommes et des femmes durement exploités, et des conditions de travail qui révèlent la pression de l’industrie agro-alimentaire. Avec bénédiction officielle à la clé. Interview éclairante d’Antoinette Dumont, socio-économiste du monde rural (UCL / SAW-B). Et pistes pour « mettre l’humain au coeur du projet agricole ».      

Yves Raisiere, journaliste – yrai@tchak.be

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Antoinette Dumont, vous êtes socio-économiste du monde rural (*). Selon certains, le coronavirus révèle notre dépendance à la main d’œuvre étrangère saisonnière. D’accord avec ça?  

Antoinette Dumont, socio-économiste du monde rural (UCL / SAW-B)

Oui, surtout en Flandre. Mais pour moi, cela révèle surtout notre dépendance à une agriculture industrialisée, qui repose sur une précarisation du travail. Et cette précarisation va encore s’accroitre vu le choix du gouvernement de s’engouffrer dans cette logique.  

Que voulez-vous dire ? 

La période de travail permise pour les travailleurs agricoles sous contrat de saisonniers a été doublée (NDLR : 130 jours), et ce alors même que leurs conditions de travail ne changent pas. Cela pose question. Car sur le terrain, les producteurs eux-mêmes le reconnaissent : ce travail n’est pas tenable physiquement sur le long terme. De l’aveu de certains, 65 jours, c’est un maximum. Ceux-ci expliquent d’ailleurs qu’à la fin, leurs saisonniers sont cassés. 

Quelle lecture faites-vous de cette décision du gouvernement ? 

Dans un contexte où notre autonomie alimentaire est en péril, doubler la période de travail permise malgré pareilles conditions de travail revient à favoriser un système industriel qui n’existe, justement, que grâce à la main d’œuvre saisonnière. Autre exemple avec la fermeture des marchés – au lieu de les encadrer correctement – alors que les moyennes et grandes surfaces ont été laissées ouvertes. C’est prendre le risque de mettre en faillite des producteurs qui, eux, ne passent pas ou passent moins par cette même main d’œuvre saisonnière. 

+++ Journée des luttes paysannes ce vendredi 17 avril : « Il faut relocaliser les systèmes alimentaires » + découvrez la pétition et la vidéo.

Et nos paysan.ne.s face au Covid-19 ?

Pour la Journée Internationale des Luttes Paysannes, c'est essentiel de laisser la voix aux paysan.ne.s. Voici leurs témoignages! Quel est l'impact du COVID et des mesures de confinement sur leurs activités agricoles ? Comment font-ils (elles) face à cette crise ?📢🌽🌾Soutenons-les dès aujourd'hui et obtenons la relocalisation de nos systèmes alimentaires ! Interpellons les politiques sur ️ www.reclaimhumanrights.net/17avril/ 👊👊🏽Ce 17 avril, rejoins-nous et manifeste ton soutien à ceux et celles qui nous nourrissent 🌱 👉🏽www.facebook.com/events/512830836316212/#JeSoutiensLesPaysanNEs #17avril #RestezChezVousMaisPasEnSilence #LuttesPaysannes #DroitsPaysansMaintenant #AgriculturePaysanne #SouverainetéAlimentaire #AgroécologiePaysanne

Gepostet von Fian Belgium Fian am Donnerstag, 16. April 2020

Vous parlez de précarisation du travail. A quoi exactement faites-vous allusion ? 

D’abord aux rythmes de travail : en théorie, les ouvriers saisonniers agricoles peuvent travailler jusqu’à 11h par jour et 50h par semaine. Dans la pratique, ça déborde souvent ; de nombreuses heures sup’ sont payées au noir. Aux petits salaires ensuite : pour la production de légumes, on est dans des revenus horaires bruts qui varient entre 8 et 9 euros par heure. A une sécurité sociale très réduite enfin : les saisonniers agricoles n’ont pas droit aux vacances annuelles, au pécule de vacances, et s’ils ont travaillé uniquement en tant que saisonnier, le nombre de jours prestés est insuffisant pour ouvrir des droits au revenu garanti, aux allocations de chômage, familiales et à la pension. 

Autre spécificité : tous les ouvriers saisonniers agricoles ne sont pas égaux. En Wallonie, 80% d’entre eux sont étrangers… 

Oui. Dans leur cas, on parle de travailleurs détachés. Ceux-ci sont assujettis à la sécurité sociale de leur pays. Donc quand ils reviennent chez eux avec le dos cassé et des problèmes de santé, ils sont pris en charge par une sécurité sociale bien moins intéressante que chez nous. 

+++ Covid-19 et travail saisonnier : des centaines de citoyens prêts à travailler dans les champs

Il y a aussi les conditions de travail, à proprement parler… 

La main d’œuvre agricole saisonnière est toujours sur des tâches très manuelles, donc dures en elles-mêmes, de récolte, de désherbage, de plantation. Les conditions de travail peuvent néanmoins être plus acceptables suivant le souci ou non du producteur de prendre soin de sa main d’œuvre. Cela passe par l’attribution de tâches variées sur la journée, par une prise de décision moins verticale, moins subie, où les travailleurs ont leur mot à dire. Ou encore par l’engagement de main d’œuvre sous contrat CDD, voire même CDI, et non saisonnier. Un ouvrier en CDD ou en CDI peut légalement faire des tâches plus variées : conduire une machine, s’occuper de la commercialisation, etc.

Dans la production de légumes, où retrouve-t-on le plus de dérives ?   

Dans les grandes fermes spécialisées, avec peu de diversité de légumes, où l’on trouve des travailleurs saisonniers étrangers et des chefs de culture désignés par les producteurs. Là, les conditions sont réunies pour que le travail soit à la fois répétitif et sous pression. Plus la hiérarchie est grande, plus il risque d’y avoir des dérapages. J’ai eu des témoignages assez moches. Des cas extrêmes. Du genre : « Quand on est travailleur étranger, si on fait chier, on te renvoie chez toi, avec le risque de ne pas pouvoir revenir l’année d’après ». Au contraire, quand le producteur travaille directement avec sa main d’œuvre, il sera plus facilement à l’écoute de ses besoins. 

Salaire minimum, sécurité sociale moindre, conditions de travail très dures… Ces travailleurs saisonniers sont complètement exploités !

C’est clair, on est vraiment dans de l’exploitation. Et cela reste très compliqué pour les producteurs soucieux de ne pas engager de main d’œuvre précaire : soit ils offrent de bonnes conditions de travail à leurs ouvriers, avec des contrats CDI, mais ils sont alors souvent   financièrement dépendants d’autres systèmes exploitant pareille main d’œuvre ; soit ils s’auto-exploitent eux-mêmes en se rémunérant sous la barre des 7 euros bruts par heure. 

NDLR : certains commencent néanmoins à y arriver. En témoigne ce producteur dans notre dossier publié dans notre revue numéro 1.

Et si vous regardiez les maraichers•ères comme de vrais•es patrons.nes d'entreprise? Cédric, de La Ferme au Moulin, sera…

Gepostet von Tchak.be am Donnerstag, 30. Januar 2020

Tout ça parce que le système est basé sur des prix les plus bas…

C’est très clair. Même si je trouve que c’est plus intéressant de parler de système basé sur une précarité du travail. Autre exemple avec les horaires. Le travail, c’est une valeur dans le monde agricole. Etre agriculteur, ça veut dire bosser sans jamais remettre en question le nombre très élevé d’heures réalisées. La plupart pensent que c’est inimaginable d’avoir un équilibre entre vie professionnelle et vie privée dans leur secteur, et que ceux qui auraient ces attentes sont à côté de la plaque. Mais pourquoi cela ne pourrait-il pas être questionné ? 

Autre paradoxe : d’un côté, politiques et organisations professionnelles défendent les producteurs et des prix justes, mais de l’autre, ils sont d’accord sur une filière où les saisonniers agricoles sont exploités. 

Je pense qu’on est dans une confrontation entre des politiques de court terme et de long terme. Politiques et organisations professionnelles veulent répondre à l’urgence et aux appels à l’aide des producteurs qui leur disent : « hé les gars, si on n’a plus de saisonniers, on est dans la merde ». Mais sur le long terme, en fait, on continue à aggraver la situation. Pour sortir l’agriculture de la précarité du travail, il faudra jouer sur de nombreux axes différents ; les prix mais pas seulement.

Les producteurs ont une part de responsabilité ?

Ceux qui vont toujours dans le sens d’agrandir leur ferme, au point de devoir engager des chefs de culture, ou ceux qui mettent la pression sur les saisonniers, sans se soucier des conséquences physiques et morales, clairement, ceux-là ont une responsabilité. Chaque producteur a de la marge pour se questionner sur ce qu’il offre à ses travailleurs. Même si, pour beaucoup, cette marge est petite, c’est clair. 

Et le consommateur ? Il a un rôle important à jouer ? 

Les consommateurs ont, certes, un rôle à jouer en choisissant d’acheter le plus en direct possible, et en revoyant leur mode de vie pour être prêt à payer un prix juste. Mais on ne peut pas espérer qu’il soit le seul levier. Faire porter tout le poids du changement sur les consommateurs et les producteurs, c’est utopique et injuste pour les consommateurs et producteurs les plus précaires qui ont une faible marge de manœuvre. C’est un peu le problème de certains mouvements de transition, comme Colibris, qui sont très apolitiques. Parce que ce qui pèse véritablement, ce sont les décisions politiques. Or pour l’heure, la politique agricole commune et ses aides soutiennent la productivité, les exploitations aux superficies importantes plutôt que l’emploi de qualité. 

+++ A découvrir : l’excellent dossier de la Confédération paysanne sur la question des saisonniers

Sur un plan plus global, comment contrer la grande distribution, qui fait pression pour des prix les plus bas, tout en s’assurant de ne laisser personne en chemin ?  

Il faut aller vers plus de mutualisation et coopération pour baisser les coûts de production et de logistique, et pour rendre les systèmes alimentaires plus résilient aux chocs (climatiques, épidémies, etc.). Cela veut dire aussi créer des structures où la gouvernance et les statuts juridiques protègent le pouvoir et l’autonomie des producteurs et des consommateurs. Et là on est encore pratiquement nulle part en Région wallonne 

Le secteur est tout de même en ébullition au niveau de la vente directe, des coopératives de circuit court et d’autres initiatives de ventes en direct. 

Oui, c’est bien, on voit une multiplication des projets individuels et collectifs comme les groupements de producteurs et les ceintures alimentaires. Mais la gouvernance de ces structures est encore très peu développée. De même, au niveau logistique, l’ensemble ne tient pas encore suffisamment la route. Les producteurs qui se lancent dans le circuit court multiplient souvent trop leurs voies de commercialisation pour maintenir leur autonomie. Ils se perdent ainsi dans des voies énergivores et non rentables. Ils se retrouvent à gérer tout, tout seuls, en étant au four et au moulin. Donc il va falloir développer des structures qui rendent les filières et les coûts plus accessibles. 

Que manque-t-il pour passer à la vitesse supérieure ?

Il faut continuer à appuyer le développement des projets mutuels, dont les plateformes logistiques. Il y a en outre un élément essentiel dont on parle peu. C’est la création de tables de concertation qui rassemblent tous les acteurs d’une filière autour de la table, des producteurs aux consommateurs, pour discuter de ce qu’est un prix juste C’est une démarche qui me semble très prometteuse pour favoriser la compréhension de la situation des uns et des autres, et la prise de conscience des bases d’un prix juste. Ces tables de concertation doivent être organisées localement (au sein de coopérative, de plateforme logistique et autres lieux d’échanges locaux). 

Les producteurs n’ont pas tous les mêmes coûts
de production. Ils ont différents sols, outillages, etc. De même, les consommateurs n’ont pas tous
les mêmes moyens.

Antoinette Dumont (UCL / SAW-B)

Vous dites aussi qu’on pourrait imaginer de nouveaux équilibres…

Oui car ces tables de concertation, à condition d’être bien animées, ouvrent la voie des possibles. Les participants peuvent y faire des propositions pour favoriser des prix rémunérateurs, des pratiques écologiques et respectueuses de l’homme.  

Les producteurs n’ont pas tous les mêmes coûts de production. Ils ont différents sols, outillages, etc. De même, les consommateurs n’ont pas tous les mêmes moyens. Se mettre collectivement d’accord sur un prix juste unique pour tout le monde, peut, par exemple, impliquer que les producteurs aux plus faibles coûts de production s’engagent en échange à améliorer les conditions de travail de leurs ouvriers. Ou encore, on pourrait mettre en place des prix différenciés en fonction de consommateurs qui ne sont pas dans le même profil de nécessité. 

Certains sont en train de développer des groupements d’employeurs…

C’est une super initiative. Cela permet à des travailleurs de décrocher des contrats long terme, à durée indéterminée, et de faire varier leurs tâches. Cela permet aussi aux travailleurs d’être moins isolés. Les travailleurs saisonniers ne sont pas représentés par les syndicats agricoles. Quand quelque chose ne va pas, ils sont souvent seuls face à leur employeur. Partager plusieurs employeurs différents peut aider à faire un peu bouger les choses. C’est une piste qui semble essentielle et qui est en train de naître en Belgique.

On est vraiment à un tournant ? 

En effet ! On ne peut pas continuer à tout industrialiser.  Les choses sont allées beaucoup trop loin. La prise de conscience globale des enjeux écologiques et sociaux, le développement des savoirs et techniques agro-écologiques, celui de nouveaux modèles d’organisation et de gouvernance vont permettre l’émergence de nouveaux systèmes agro-alimentaires. On est à un moment clé, qu’il ne nous faut pas rater ! 

Et quid de la place des agriculteurs conventionnels ?

Je pense que cette transition ne se fera pas sans les savoirs de l’agriculture conventionnelle, encore très riches. Le monde de demain ne se construira pas juste avec des agriculteurs non issus du milieu et qui ont étudié dans des livres. Pour avancer, il va falloir mixer les générations et les points de vue. Et oser enfin mettre l’humain au cœur des projets agricoles.◼︎

(*) Antoinette Dumont est socio-économiste du monde rural. Elle a réalisé une thèse à l’UCLouvain sur les conditions de travail et d’emploi dans la production de légumes en Région wallonne et puis a réalisé deux postdocs aux USA et au Japon sur les mêmes questions. 

Elle travaille actuellement chez SAW-B, où elle poursuit une mission d’éducation permanente financée par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle y encadre également la Ceinture Alimentaire de Charleroi Métropole (CACM). Cette association cherche à interpeller les citoyens, politiques et travailleurs sur le potentiel de l’économie sociale et solidaire. L’agriculture et l’alimentation sont des thèmes clés de ses actions.