Terres agricoles: la guerre du béton
Les citoyens se demandent pourquoi les autorit s publiques ne veillent pas   ce que les terrains industriels abandonn s soient r affect s avant d’autoriser l’artificialisation de terres suppl mentaires.

Terres agricoles: la guerre du béton

En Wallonie, la surface agricole utile se réduit inexorablement. Ce grignotage pèse sur les agriculteurs qui manquent de terres pour assurer notre souveraineté alimentaire. En cause, notamment, le développement des zones d’activités économiques. Sur le front, opposants et chercheurs dénoncent une gestion erratique, l’absence de cadastre sur les taux d’occupation et des promesses d’emplois non tenues. Exemple à Liège, au zoning des Hauts-Sarts.

Sang-Sang Wu, journaliste | sang-sang.wu@tchak.be

Cela fait déjà plus de sept ans, mais ils s’en souviennent comme si c’était hier. Le 5 février 2013, Anne, Marie-Laure, Jeanjo, Henri, Lucien et Jean-Jo assistaient, médusés, à une réunion d’information publique de la SPI – l’intercommunale de développement économique de Liège – concernant un projet d’extension du zoning des Hauts-Sarts sur le territoire d’Oupeye. Ils sont tous riverains et/ou agriculteurs, et surtout, ils sont concernés par l’expropriation des 60 hectares nécessaires à la création de la « zone 4 » de la plus grande zone d’activité économique (ZAE) de Wallonie, qui s’étend sur 450 hectares. 

+++ Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

« La SPI est arrivée en conquérante. On s’attendait à ce qu’il y ait un dialogue, on pensait qu’elle venait nous poser des questions sur les nuisances, etc. Mais tout était déjà décidé et elle venait nous imposer son projet », indique Anne Jamblin, la porte-parole du Comité des riverains des Hauts-Sarts qui s’est constitué après cette réunion. Ce jour-là, dans la salle de spectacle du Château de la commune, un bruit de fond se fait entendre. Des voix s’élèvent pour dire le mécontentement des 300 citoyens venus écouter les promoteurs du projet. « Ils n’ont pas vu qu’une résistance était en train de naître. Je partais défaitiste, mais les gens nous ont poussés à nous battre pour conserver nos terres », se souvient Jean-Jo Schrijnemakers. 

Ce n’est pas la première fois que la famille de cet agriculteur doit renoncer à une partie de l’outil de travail pour faire de la place au zoning des Hauts-Sarts. Lors de la création de la zone 1, dans les années 60, ses parents avaient déjà été expropriés. « À l’époque, ils avaient perdu une trentaine d’hectares, soit plus de la moitié de la ferme. Voir des terrains agricoles bétonnés, ça fait toujours mal. C’est comme si on nous arrachait un bras. D’ailleurs, ça avait tellement marqué mon père qu’il en avait fait une dépression. » Et il n’est pas le seul. Dans les environs, les familles Lhoest, Leruth et bien d’autres ont connu le même sort. 

© Philippe Lavandy

« Lorsqu’une intercommunale a décidé d’exproprier des agriculteurs en vue de la construction d’une ZAE, elle est soutenue par la Région wallonne et bénéficie d’importants subsides, confie cet avocat qui a défendu les intérêts d’un agriculteur exproprié. Il y a un déséquilibre au niveau des moyens. Les avocats spécialisés sont rares et souvent, ils sont engagés par les intercommunales qui peuvent les payer. Les fermiers doivent aussi avancer l’argent sans être sûrs du résultat. C’est une procédure violente : les gens sont meurtris, pendant et après la procédure. »

D’autant que les propriétaires et les locataires de terres ne sont pas toujours indemnisés correctement. « Le comité d’acquisition[1] propose un montant de 2,5 euros du mètre carré pour « acquérir nos terres à l’amiable ». Où va-t-on trouver un terrain agricole avec cette somme ? », questionne le Comité des riverains des Hauts-Sarts. « Il n’y a pas de négociation possible avec le comité d’acquisition qui se base sur des prix datant d’il y a quelques années, précise Henri Lhoest. La SPI nous a même dit que le budget dédié aux expropriations était déjà prévu depuis longtemps. »

+++ Cet article est au sommaire du numéro 3 de Tchak!

Des promesses non tenues

Pour faire passer la pilule, une modification a été apportée au projet initial du zoning des Hauts-Sarts : son aménagement sera phasé. « Afin que l’exploitation agricole puisse se faire le plus longtemps possible, plus de la moitié des terrains ne seront pas concernés par l’extension avant 2022 », indique Anne Da Col, coordinatrice de projets pour la SPI. Mais pour les agriculteurs, il s’agit d’une fausse bonne idée : une fois qu’elle a été retournée pour niveler le sol, la terre est « fichue ». Incultivable. « Mon père en a fait l’expérience, raconte Jean-Jo Schrijnemakers. À l’époque, on l’avait laissé travailler, mais la couche arable avait été tellement remuée et tassée que l’eau ne descendait plus dans le sol. Quand il a moissonné les céréales, il s’est rendu compte qu’il fallait jeter la récolte car elle était trop humide. C’était fini. » 

Si, aujourd’hui, les agriculteurs s’opposent aux nouveaux projets de ZAE, ce n’est pas par principe. Ils estiment que ces infrastructures sont obsolètes et ne tiennent plus leurs promesses. Notamment en termes d’emplois. « J’ai demandé à mon père, qui a été exproprié pour la zone 1 des Hauts-Sarts, si ses collègues et lui ne s’étaient pas battus contre le zoning, à sa création, explique Henri Lhoest de la ferme de Lescousset. Mais à l’époque, c’était différent : il n’y avait pas une absolue nécessité de sauver les terres agricoles. Et quand on construisait un zoning qui allait créer 400.000 emplois, c’était compliqué de dire qu’on ne voulait pas céder nos terres. Mais actuellement, ce n’est plus du tout le cas. » 

Chaque projet de ZAE s’accompagne de l’annonce d’un nombre d’emplois important. Invariablement, les articles de presse, reportages télé ou radio couvrant les inaugurations sont dithyrambiques. « Pour le Trilogiport (plate-forme multimodale située à Oupeye, NDLR), on a commencé avec 3.000 emplois, dans les années 2000, rappelle le bourgmestre de la commune Serge Fillot (PS). Puis, on est retombés à 2.000, ensuite à 1.000 directs et 1.000 indirects. Aujourd’hui, on arrive péniblement à 400. Je pense qu’à l’avenir, ça peut décoller, mais on n’atteindra jamais les 2.000 emplois. Et encore moins locaux. » À Oupeye, le taux de chômage est de 15 %. Un chiffre qui n’a pas évolué positivement depuis le développement d’infrastructures censées participer au redéploiement économique de la région liégeoise. 

De manière globale, les zonings ne semblent pas être de gros pourvoyeurs d’emplois. « On fait beaucoup de bruit autour de ces infrastructures, mais après autant d’années d’existence, elles ne représentent même pas 13 % de l’emploi wallon », selon le professeur Yves Hanin, urbaniste et docteur en architecture (UCLouvain). « La Belgique enregistre de très faibles densités d’emplois au sein de ses parcs d’activités : de l’ordre de 15 emplois par hectare de terrain. À titre de comparaison, les moyennes recensées dans la province de Limbourg et dans la région du Nord-Pas-de-Calais sont de respectivement 30 et 28,4 emplois par hectare », note Marie-Caroline Vandermeer, dans sa thèse de doctorat consacrée à la disponibilité et au prix du foncier à vocation économique, ainsi qu’à son impact sur le développement économique en Wallonie.

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« 30 % d’activités en faillite et de locaux vides » 

Et pourtant, c’est en partie cet argument qui sert à convaincre le Gouvernement wallon de réviser le plan de secteur. En Wallonie, pour créer ou étendre une ZAE, il faut réviser le zonage réglementaire. Adoptés entre 1977 et 1987, les 23 plans de secteur déterminent les affectations du sol pour permettre aux activités de se développer en évitant la consommation abusive d’espace. Ces plans sont revus de manière ponctuelle, avec pour principale modification le transfert de zones agricoles en zones d’activités économiques. 

Quand la SPI a fait part de sa volonté de créer une extension de 60 hectares au zoning des Hauts-Sarts, les membres du Comité de riverains ont constaté que 216 hectares de surfaces libres étaient disponibles dans un rayon de 20 kilomètres. « Le site de Chertal tout proche, qui bénéficie d’un accès à l’eau, au rail et à l’autoroute, pourrait devenir disponible. » Les citoyens se demandent pourquoi les autorités publiques ne veillent pas à ce que les terrains industriels abandonnés soient réaffectés avant d’autoriser l’artificialisation de terres supplémentaires. D’après la SPI, « les procédures inhérentes à la requalification de « Sites à réaménager » (SAR) demandent des délais importants, eu égard notamment à la dépollution, souvent nécessaire, à opérer au préalable. De plus, les SAR reconvertibles en activité économique ne présentent pas toujours des superficies suffisantes à l’activité de certaines entreprises. » (Voir encadré) 

La zone 1 des Hauts-Sarts n’est pas remplie à 100 %, constatent encore les riverains

Par ailleurs, la zone 1 des Hauts-Sarts n’est pas remplie à 100 %, constatent encore les riverains. Lorsqu’on se balade dans ses allées, il est vrai que les panneaux « à vendre » et « à louer » ne manquent pas. À cela, l’intercommunale répond que « les chiffres sont stables ces dernières années et les biens disponibles trouvent, pour la plupart, rapidement preneur ». Elle affirme même que le taux d’occupation de ce parc est de 97,7 %. D’où la nécessité de l’étendre pour accueillir des entreprises à la recherche de terrains. Mais lorsque l’intercommunale affirme qu’il n’y a plus de terrains disponibles, cela veut dire qu’elle a vendu toutes les parcelles qu’elle possédait. « Dans le portefeuille de terrains déjà vendus des intercommunales, il y a peut-être 30 % d’activités en faillite et de locaux vides », estime Yves Hanin.

Le chercheur explique cette situation par un manque de gestion des terrains aménagés par les intercommunales. « Une fois vendues, les parcelles ne leur rapportent plus rien. » Quand un zoning est dit « saturé », cela ne signifie donc pas toujours qu’il est entièrement occupé par des entreprises qui y sont effectivement actives. Cet état de fait est vivement contesté par Alain de Roover, Secrétaire général de Wallonie Développement, l’agence faîtière regroupant les huit intercommunales de développement économique wallonnes. « Le « droit de vente à réméré » permet à une intercommunale de récupérer un terrain qui n’a pas fait l’objet d’un développement d’activité conformément à l’engagement pris par l’entreprise ».

Encore faut-il que l’intercommunale ait les moyens de racheter tout le bâti existant non occupé. Le phénomène reste difficilement objectivable puisqu’il n’existe aucune base de données reprenant les bâtiments inoccupés et les terrains vendus mais où il n’y a pas d’activité. Ou en tous cas, pas de base de données publique. Pour Yves Hanin, « aussi longtemps que transformer un terrain agricole en terrain à vocation économique rapportera plus d’argent que d’améliorer ceux qu’on a déjà, les intercommunales continueront à fonctionner de la sorte. Le problème, c’est que personne ne s’occupe de la gestion active des ZAE existantes. » 

Des bénéfices confortables 

Depuis leur création, les intercommunales de développement économique ont un mode de fonctionnement qui les rend dépendantes d’une mise à disposition constante de surfaces. « Comme n’importe quel opérateur immobilier, je ne peux rien vendre si je ne dispose pas de terrains », confirme Alain de Roover. Une boulimie qui a longtemps favorisé l’accaparement de bonnes terres agricoles.

Actuellement, le core business des intercommunales de développement économique est la plus-value issue de la modification d’affectation du sol. Ils achètent via l’expropriation, viabilisent, équipent les terres agricoles à l’aide de subsides wallons pour les revendre sur le marché des terrains à vocation économique et empocher la différence. Pour Alain de Roover, « il est impossible de donner un ordre de grandeur de cette marge bénéficiaire ». Mais on sait qu’en moyenne, un mètre carré de terrain à vocation économique est vendu entre 35 et 80 euros alors que le prix moyen des terres agricoles wallonnes, au premier semestre 2019, varie entre 2,5 et 4,1 euros du mètre carré[1]

La mise en location n’est encouragée ni légalement ni financièrement. C’est sur les ventes que l’efficacité des intercommunales est évaluée. « Lorsque j’étais administrateur de l’une d’elles, je voyais bien que sa santé économique se mesurait au nombre d’hectares vendus », déclarait Carlo Di Antonio (cdH), le précédent ministre wallon des Zonings, en 2018. Pour que la situation change, il faudrait que les intercommunales deviennent des gestionnaires de surfaces estime François Schreuer, coordinateur de l’asbl UrbAgora. « Elles pourraient suivre les ZAE pour les faire évoluer. Elles auraient alors intérêt à les densifier, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, malgré leurs discours. » 

Fièvre bétonneuse

Dès les années 60, la politique wallonne a été très incitative vis-à-vis de l’investisseur à qui on a permis de déployer ses racines tentaculaires. « Souvent, l’investisseur a des projets d’extension. C’est pourquoi il veut des surfaces plus grandes », justifie Alain de Roover. « En laissant les entreprises acheter de grands terrains pour y construire des bâtiments éloignés les uns des autres, il y a eu beaucoup de consommation de la ressource foncière et de gaspillage des terres agricoles », observe Jean-Marie Halleux, professeur de géographie économique (ULiège). 

La Belgique est – avec la France – le pays qui consomme la plus grande quantité de terrains économiques, à production de richesse équivalente. En 30 ans – de 1985 à 2015 –, les terrains artificialisés ont augmenté de 39,3 %, soit 16,5 km²/an. Même si cette bétonisation est surtout due au résidentiel, les terrains à usage industriel ont contribué à ce phénomène. FIAN, une organisation de lutte pour la réalisation du droit à une alimentation adéquate, note que « le taux de progression des surfaces dédiées aux zones d’activités économiques est équivalent en Wallonie (+10,6 % entre 2006 et 2016) à celui du logement (+ 11%) ». Devant l’urgence de la situation, la Commission européenne a enjoint les États membres à atteindre le no net land take d’ici 2050 (voir encadré).

À Oupeye, la zone 4 n’existe pour l’instant que sur le papier. Aucune expropriation n’a encore eu lieu, mais les riverains ne sont pas rassurés. La SPI a gagné son recours au Conseil d’État, elle a donc le feu vert pour développer son projet. Durant des décennies, les autorités publiques semblent avoir considéré les terres agricoles comme une ressource illimitée et disponible à la concrétisation de leurs projets d’expansion économique. L’autre rôle des ZAE – assurer un aménagement plus rationnel du territoire – est largement passé au second plan, pour ne pas dire ignoré. D’ailleurs, « ces deux objectifs sont généralement contradictoires », selon Bernadette Mérenne-Schoumaker, professeure émérite de géographie (ULiège). 

Face aux 280 ZAE réparties sur 13.045 hectares, l’agriculture wallonne ne cesse de perdre du terrain. « Elle s’érode chaque année un peu plus, sans marquer de temps mort »[1]. Chaque année en Europe, plus de 1.000 km2 de terres agricoles et naturelles sont urbanisés. Si Willy Borsus pointe l’urgence de se constituer une réserve foncière pour accueillir les investisseurs, qu’en est-il de l’urgence de sauvegarder les terres agricoles de Wallonie (où l’autosuffisance alimentaire est loin d’être atteinte) ? Les zonings seraient au bord de la saturation. Les agriculteurs le sont aussi. 


Halte au béton 

À partir de 2050, les pays européens devraient cesser d’augmenter les surfaces de terres occupées. Cet objectif figure dans une « feuille de route » proposée par la Commission européenne en 2011. Mais, en Wallonie, « la croissance de l’artificialisation est encadrée par les plans de secteur. Or les surfaces disponibles pour l’artificialisation y sont importantes. Dans ce contexte, si la trajectoire actuelle de la Wallonie est maintenue, celle-ci n’atteindra probablement pas ces objectifs européens », peut-on lire dans le Rapport sur l’état de l’environnement wallon (2017).

Et pour Alain de Roover, Secrétaire général de Wallonie Développement – l’agence faîtière regroupant les huit intercommunales de développement économique wallonnes –, c’est plutôt une bonne chose. « Si le « stop au béton » est appliqué, nous n’aurons plus de nouveaux terrains à proposer à des investisseurs voulant créer de l’activité et de la richesse. C’est impensable, on ne peut pas se tirer une balle dans le pied. Surtout que tous les pays européens n’ont pas adopté cette vision stratégique. » 


Réaffecter les friches : une priorité ?

Willy Borsus (MR), ministre wallon de l’Aménagement du territoire, estime qu’il y a 5.600 sites pollués, ce qui représente 22.000 hectares et 1,3 % du territoire wallon.

« Nous venons de lancer la plus grande opération de l’histoire de la Région wallonne de requalification de zones industrielles désaffectées. Avec la reprise progressive de quasiment 400 hectares, le but est d’accueillir l’activité économique. Nous avons besoin de terrains pour créer de l’emploi et relocaliser l’activité. Une stratégie est en train d’être définie pour lutter contre l’artificialisation des sols et y établir du bâti. » 

Réaffecter les friches et prévenir leur apparition font partie des objectifs des autorités wallonnes, mais cela sera-t-il suffisant ?

« Il y a bien des tentatives çà et là, de temps en temps, pour certains projets. Je ne dis pas qu’on ne fait rien, mais la tendance lourde est de continuer comme avant, c’est-à-dire aménager des ZAE », nuance Bernadette Mérenne-Schoumaker, professeure émérite de géographie (ULiège).


Notes de bas de page :

[1] Carte blanche de Henri Dineur (Natagora), Antoine Lebrun (WWF Belgique) et Christophe Schoune (IEW), dans La libre Belgique du 7 février 2018. 

[2] Selon le baromètre sur le marché des terres agricoles en Belgique édité par la Fédération du Notariat.

[3] Instance du Service public fédéral Finances qui fixe le prix d’achat des terrains et négocie avec les propriétaires. Il agit pour le compte de la SPI.