Alimentation
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Alimentation de qualité : pourquoi pas un droit garanti par la sécu ?

Dans Moi, Daniel Blake[1]le terrible et indispensable film de Ken Loach, une femme tenaillée par la faim entre dans une banque alimentaire et dévore sans attendre le contenu d’une boîte de conserve. Pareilles images imposent au spectateur la réalité vécue par des milliers de personnes dans les pays riches. Car oui, la scène s’inspire de faits réels, totalement et tristement actuels. 

Carte blanche | Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté

Christine Mahy

C’est valable aussi en Belgique. Yves Dormes, le réalisateur belge de documentaires, n’en révélait pas moins dans son film Le prix du pain.[2] « J’étais avec les enfants au magasin, y témoigne une maman. Ils voulaient des Kellogg’s, mais c’est pas possible quoi. Ça part trop vite. Je vais plutôt prendre du pain et du choco. C’est quand même fou de ne pas pouvoir offrir des Kellogg’s à ses gosses. »`

Comment supporter les vols de nourriture dans des grands magasins ? Des vols relatés à la rubrique faits divers des médias et dont l’issue confine souvent à l’absurde :  une transaction financière proposée/imposée aux dépossédés contraints de passer à l’acte, ou une plainte les conduisant en justice. Récemment, à Liège, un tribunal a heureusement estimé la prison inadéquate pour sanctionner des vols alimentaires. « Le juge a lancé un signal fort, observe l’avocat de la prévenue. Une sanction bête et méchante n’est pas une réponse adéquate pour des gens qui sont dans une précarité profonde. Il y a un échec de la société quand les gens sont amenés à voler pour se nourrir. Ce jugement motivé porte un regard humain et non plus uniquement répressif ». 

+++ Cet article est au sommaire du numéro 6 de Tchak! (été 2021)

« Un droit à l’alimentation aujourd’hui en miette »

Autre lieu, autre secteur et propos tout aussi confondants. « Vous savez, ceux à qui on coupe un orteil, un pied ou plus à cause du diabète, ce sont rarement des gens qui ont tout ce qu’il faut, partage ce médecin d’un grand hôpital bruxellois. C’est à ceux qui sont pauvres et qui ne peuvent ni prévenir la maladie par une alimentation adaptée, ni payer les soins en temps voulu »

Et nous ne parlerons pas ici de l’individualisation stigmatisante de l’obésité qui, si elle concerne quantitativement nettement plus les populations pauvres, est souvent ramenée à leur soi-disante incapacité à bien se nourrir, bien bouger, en faisant fi de tous les autres déterminants de survie.

Stigmatisation qui provoque la honte, la peur, le stress, le repli, l’enfermement dans le trop peu de tout, la débrouille, longer les murs, se cacher, se priver, culpabiliser, jouer avec les limites, mise en danger – y compris au niveau de l’état de santé, être montré du doigt, être toujours en défaut car impossible qu’il en soit autrement, jusqu’à mendier pour manger, quémander pour se nourrir, se soumettre à des conditions intrusives et répétitives pour s’alimenter, rejoindre la masse des gens qui se rendent vers les diverses formes d’aides alimentaires en Wallonie, à Bruxelles, en Flandre !

Et pourtant, dès 1948, le droit à l’alimentation apparaît dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme[3]En 1966, il en est à nouveau question dans le « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels »ratifié par tous les pays dont la Belgique, en principe contraignant pour ses signataires ! 

Aujourd’hui, ce droit est en miette. Pire encore : il est devenu un non-droit. Et ce non-droit à une alimentation en toute autonomie, en fonction des besoins liés à la vie et à la santé, à la croissance des enfants, au plaisir alimentaire, à l’intimité du frigo, aux pratiques culturelles, aux choix et aux goûts particuliers, au besoin de tablées collectives agréables, est une violence quotidienne terrible pour les populations qui le vivent, alors qu’elle subissent déjà la pauvreté. La puissance destructrice de cette épreuve répétitive injuste abîme les gens !

Alimentation
On peut vouloir préparer son petit déjeuner avec soin tout en étant dans une situation de précarité qui ne permette pas d’avoir accès à une alimentation de qualité. Pour certains observateurs, ce problème devra tôt ou tard être pris en charge par la sécurité sociale.  © Chloé Thome

Ils ne meurent plus de faim mais…

Balancé.e.s entre aides alimentaires privées ou publiques et achats de mauvaises qualité à bas prix, plus personne ne meurt de faim chez nous. Le business agroalimentaire/agroindustriel a encore de très beaux jours devant lui ! L’urgence momentanée est devenue structurelle. L’institutionnalisation de l’aide alimentaire fait maintenant partie du système. Le cycle de production de mauvaise qualité à bas prix, surproduction, lutte contre le gaspillage alimentaire recyclé en nourrissage des pauvres est bien huilé. Ça roule ! 

S’ils ne meurent plus de faim, les pauvres trinquent pourtant, pris en otage par cette diabolique machinerie aux airs si généreux. Et ils ne sont pas seuls : la sécurité sociale aussi, les terres surexploitées également, les producteurs locaux qui vivotent alors qu’ils se débattent pour produire autrement, et même le PIB s’il faut s’y référer, en sortent fortement affectés. La malbouffe est destructrice de toutes et tous, et de tout ! Il faut en sortir avec et pour tous les producteurs et productrices qui cherchent la qualité, le respect de la terre et à vivre de leur métier ; il faut en sortir avec et pour toutes les populations, et singulièrement avec et pour les populations les plus vulnérabilisées.

Une seule solution ne suffira pas à inverser le rapport de force. Il va falloir attaquer la problématique sous plusieurs angles, en commençant par les revenus des ménages. Comment comprendre que des personnes travaillent encore pour un salaire horaire de moins de 14 euros brut de l’heure ? Que des producteurs locaux vivent largement sous le seuil de pauvreté quand ils ne s’écroulent pas ? Qu’autant de droits sociaux octroyés dans le cadre de la sécurité sociale ou de l’action des CPAS, et aussi de revenus du travail, soient encore très largement sous le seuil de pauvreté ?

A tout cela s’ajoute ce foutu statut cohabitant. Il s’agirait de le supprimer au plus vite, notamment pour être en phase avec les enjeux solidaires actuels. 

Amener, aussi, l’État à renouer avec la prévention « naturelle », c’est-à-dire permettre l’accessibilité aux droits, cessant ainsi de combler par du réparateur inadapté et insatisfaisant principalement pour les premiers concernés. Si l’État s’engage à appliquer une fiscalité juste, il aura les moyens d’investir dans une articulation entre développement social, économique, environnemental et climatique par et pour toutes et tous.

Associer les premiers concernés à la discussion

Et puis, sans doute, faut-il investiguer dans de nouvelles directions. Exemple en France, où certains  réfléchissent à la piste d’une sécurité sociale de l’alimentation[4]. En fil conducteur, le fait que la production paysanne et l’accès à l’alimentation saine ne soient plus réservés à une portion de la population ou de grands producteurs qui bénéficient d’un droit à l’aisance (ici et dans le monde), mais que cette production et cet accès s’organisent au bénéfice de tous et toutes. 

Faut-il explorer cette idée, ou plutôt investiguer sur un nouveau dispositif complémentaire, assurantiel et universel inspiré de la sécurité sociale ? Pas simple de chercher comment s’échapper de la dépendance non-démocratique qui ne garantit en rien le droit à l’alimentation – et encore moins à une alimentation saine –  et le droit à produire dignement et à en vivre. Le travail de réflexion sur l’objectif, le modèle, les outils et les moyens est immense. Comme l’est la garantie d’un mieux. 

En Belgique, des acteurs investis dans la défense d’une production alimentaire durable, dans le droit à l’alimentation et dans la réduction des inégalités pour lutter contre la pauvreté[5] se sont emparés du débat. Ils échangent avec les Français qui ont donné l’impulsion. Le sujet était notamment à l’ordre du jour du tout récent festival Nourrir Liège[6]. Si une telle perspective devait être de nature à consolider les droits assurantiels et universels actuels, et si c’est au bénéfice d’une démocratie renforcée, d’une justice sociale et environnementale accrue, ne ratons pas l’opportunité de nous y attarder. Mettons les mains à la pâte en n’oubliant pas que le faire sans inviter les populations les plus vulnérables au débat dès le départ, c’est faire sans les concernés et presque le faire à leurs dépens.

+++ Tchak! – La revue paysanne et citoyenne qui tranche est disponible via abonnement (56€ pour quatre numéros) ou via vente au numéro (16 €) dans le réseau des librairies indépendantes. Toutes les infos ici.


Notes de bas de page

[1] https://www.grignoux.be/dossiers-pedagogiques-419

[2] https://www.cinergie.be/actualites/le-prix-du-pain-d-yves-dorme-2012-12-07-115106

[3] Art25 : « 1. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; (…) »

[4] https://www.isf-france.org/articles/pour-une-securite-sociale-de-lalimentation

[5] https://www.fian.be/La-Securite-Sociale-Alimentaire-Kezako

[6] https://nourrirliege.be/ : Dans le cadre du Forum « Précarité et alimentation durable » : animation d’un atelier de réflexion par FIAN et la FDSS.