Un monde à coeur et à cri
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Édito : un monde à cœur et à cri

Édito | C’est un cri de rage. À moins que ce ne soit un cri du cœur. La différence est subtile. L’un témoigne d’une colère qu’on devrait contrôler, l’autre d’une détresse qu’il vaut mieux ne pas brider. L’un crispe et provoque la défensive, l’autre désamorce et ouvre des perspectives. Avouer son désarroi plutôt que d’accuser, ça change tout, c’est vrai. Pas simple. Une vie ne suffit pas toujours pour y arriver. 

Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be

Prenez Céline, par exemple. Agricultrice en région liégeoise, elle est ballottée d’une rive à l’autre, au point de vouloir lever l’encre : « VOUS, consommateurs, N’AVEZ PAS BESOIN DE MOI, petite productrice locale et convaincue », a-t-elle écrit sur les réseaux début novembre. Gros cœur submergé par une vague d’amertume, cœur gros emporté par des lames majuscules, jusqu’à l’estocade : « Vous êtes venus, mais très vite, vous êtes repartis dans vos supermarchés. Vous nous disiez pourtant que c’était si chouette d’avoir découvert les producteurs locaux. »

Ailleurs en Wallonie, même SOS, même cri de rage. Stéphane, Éloïse et d’autres déplorent une clientèle jugée volage. Dans notre dossier « Paroles de maraîchers », ils disent vouloir jeter le gant, « fort déçus de l’attitude des gens ». Cœur au bord des lèvres. L’envie de parler est compréhensible quand on bosse 70 heures par semaine. Et celle de rendre coup pour coup, humaine. 

+ Cet édito est en quatrième de couverture du numéro 8 de Tchak (hiver 21-22), en vente depuis le mardi 21 décembre.

Chez Tchak!, on a voulu en avoir le cœur net. On a ouvert nos oreilles. L’inquiétude est palpable chez les producteurs et dans les coopératives. Entre colère et remise en question, les nerfs craquent et les portes claquent. Heureusement, pas toujours. Renaud, Lucia et François ne baissent pas les bras. Cri du cœur et cœur à l’ouvrage. Ils restent positifs. Dur métier, mais pourquoi culpabiliser les mangeurs ? La terre brûle et, de la fourche à la fourchette, tout le monde est bousculé. 

Plutôt que de s’étriper, apprenons à nous parler. C’est aussi le credo de nombreux éleveurs en qualité différenciée. Difficile, pourtant, de les mettre à table avec les chefs, révèle notre enquête. Sur la carte, la viande industrielle importée est devenue reine. La faute à qui ? Cri de rage en cuisine, et reproches en cascade : « Ras-le-bol des clients qui veulent du standard à moindre prix », lance en substance Lorraine, ex-restauratrice à Poix-Saint-Hubert. Cri du cœur en écho. « J’en ai marre d’entendre dire que les gens veulent de la malbouffe. Les coupables, ce sont ceux qui la fabriquent », s’écrie Philippe Renard, chef liégeois. 

Vaste débat. Dans ce numéro, Sandrine Goeyvaerts, caviste à Saint-Georges-sur-Meuse, livre également ce qu’elle a sur le cœur. Là encore, une histoire de relation aux autres. Rage au ventre à force de se faire traiter de féministe hystérique. Un portrait intimiste pour raconter une prise de conscience et la défense d’un monde plus inclusif. 

Elle a raison, Sandrine : pour éviter l’incompréhension et les ressentiments, pour connecter durablement les deux côtés du champ, l’urgence réclame bel et bien d’abattre les murs au profit d’une approche plus systémique. Un point de vue développé par la sociologue Marlène Feyereisen dans son interview. Son cri du cœur ? L’effet colibri ne suffira pas ; en 2022, la transition aura besoin de gestes politiques forts. En fil conducteur, la nécessité de passer d’une politique agricole à une véritable politique alimentaire.

Bienvenue dans le 8° numéro de Tchak. 

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