Les syndicats agricoles dominants et les lobbies de l’agro-industrie profitent de la guerre en Ukraine pour faire avaler leurs objectifs productivistes. Victime collatérale : la stratégie européenne De la Ferme à la fourchette, impulsée pour défendre une agriculture plus écologique.
Face à la crise alimentaire qui se dessine, l’Union Européenne doit-elle faire marche arrière sur ses ambitions de rendre l’agriculture plus verte ? Depuis le début de la guerre en Ukraine, les groupes d’intérêts de l’agro-industrie sont en tout cas en ordre de bataille, avec un message qui tourne en boucle : il faut lever les restrictions qui empêchent de produire plus.
« La sécurité alimentaire est hautement stratégique et toujours d’actualité. Un changement de paradigme est nécessaire dans la façon dont Bruxelles pense l’agriculture, en commençant par les objectifs fixés dans le cadre de Farm to Fork », déclarait ainsi avec diplomatie, le 6 mars dernier, le Copa-Cogeca, principal syndicat agricole européen.
Impulsée par la Commission européenne, la stratégie Farm to fork (« De la ferme à la fourchette ») est un pilier du Green Deal, avec celle en faveur de la biodiversité. Objectifs de cette stratégie : d’ici 2030, pousser à 25 % la part de l’agriculture biologique, baisser de 50 % les usages de pesticides et d’antibiotiques vétérinaires, de 20 % les épandages d’engrais, et diminuer de 10 % les surfaces cultivées sur le continent.
« Ce ne sont donc que des mauvaises nouvelles pour l’agro-business, l’industrie des pesticides, des engrais et pour les grands propriétaires terriens, analyse Nina Holland, chargée de campagne de l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), un observatoire des lobbies. Cela fait déjà plusieurs mois, bien avant la crise que nous connaissons, que ces lobbies tentent de torpiller le Green Deal européen. La guerre en Ukraine et les bouleversements qu’elle entraîne sur les marchés agricoles est l’occasion pour eux de revenir à la charge. »
« Un ouragan de famines »
La Russie et l’Ukraine sont, en effet, d’importants producteurs de blé, d’aliments pour animaux, d’engrais et de gaz naturel. Ces deux pays représentent 29 % des exportations mondiales de blé, et produisent en grande quantité du maïs, du colza et du tournesol, dont certains pays comme ceux du continent africain et du Moyen-Orient (Égypte et Liban par exemple) sont très dépendants.
L’un des effets collatéraux des bombes russes larguées en Ukraine est l’explosion du cours de ces matières premières, mettant les agriculteurs du monde entier en état d’alerte. Autre conséquence : la fermeture quasi complète des routes maritimes de la mer Noir, par laquelle passe une grande partie de la demande agricole mondiale, fait craindre des risques d’approvisionnement, notamment dans les pays très dépendants de la production ukrainienne et russe.
Un contexte qui a récemment poussé le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, à déclarer que cette crise pourrait entraîner « un ouragan de famines » dans de nombreux pays.
Avec l’accord de la FWA
Du point de vue des lobbies productivistes, ce contexte est une aubaine pour faire reculer les ambitions de transition vers une agriculture plus durable. Dès le 28 février, la FNSEA, le plus grand syndicat agricole français, appelait à l’abandon de la stratégie Farm to Fork, la qualifiant de « décroissante », tout en défendant une « libération de la production » pour pouvoir produire plus, comme avant, afin de nourrir les peuples qui auront faim.
Un appel suivi quelques jours plus tard d’une lettre signée par le Copa-Cogeca (et soutenue par la Fédération wallonne de l’agriculture, que nous avons contactée) à destination de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen.
Autre demande des syndicats agricoles dominants et de l’industrie agro-alimentaire, qui agissent ici main dans la main : abandonner la nouvelle politique agricole de l’Union qui prévoit que 4 % des surfaces agricoles soient laissées en jachère, pour la biodiversité.
Tout ce travail de plaidoyer a déjà eu de l’effet. Sous pression de nombreux États membres, dont la France et la Belgique, la Commission européenne a décidé, le 23 mars, de laisser la possibilité de cultiver les jachères (même avec des pesticides). Dans le même temps, la présentation du projet de règlement sur les pesticides, qui devait avoir lieu ce 23 mars, a été reportée.
+++ Décryptage | Le double discours des syndicats agricoles
Un lobbying intense
Il ne faut pas s’y méprendre. Cette position de l’agro-business ne date pas d’hier. Cela fait plusieurs mois que le secteur exerce un intense lobbying auprès des politiques européens pour faire dérailler Farm to Fork et la stratégie biodiversité. Le Corporate Europe Observatory, qui a consacré deux rapports à ces manœuvres (ici et là), identifie quatre tactiques d’influence…
« Tout d’abord, comme on le voit bien aujourd’hui, ils utilisent les arguments géopolitiques, détaille Nina Holland. Puis, ils affirment que les entreprises qu’ils défendent font partie de la solution en proposant des solutions technologiques qui correspondent à leur nouveau modèle commercial. L’objectif ensuite, et ils le réussissent bien, c’est d’être partout : sur le terrain, au sein des institutions, dans les médias. Et enfin, et c’est le cœur de leur stratégie, ils achètent auprès d’universités des études, souvent peu adaptées, attestant de l’impact économique désastreux sur le secteur agricole. »
Ces études, elles sont nombreuses, « mais dans la forme, elles se ressemblent toutes », déplore Pierre-Marie Aubert, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI).
Des études biaisées
L’une d’entre elles, qui a été réalisée par l’université de Wageningue et commandée par CropLife Europe, le lobby des fabricants de pesticides et le Copa-Cogeca, dépeint un tableau très noir. Selon ce document, la stratégie européenne entraînerait une baisse de production de 10 à 30 % pour certains produits, une augmentation des coûts pour les consommateurs, une chute des revenus agricoles, une baisse des exportations et même une dépendance à certaines importations. Les auteurs avancent même qu’il sera nécessaire de mettre en culture ailleurs dans le monde 2,6 millions d’hectares supplémentaires pour nourrir l’Europe.
Sauf que… cette étude comme beaucoup d’autres présente des biais méthodologiques importants et oublie un grand nombre de paramètres. Cela amène à des erreurs de jugements et de compréhension, estime Pierre-Marie Aubert.
« Ces études ne montrent absolument rien sur notre système alimentaire de 2030. Farm to Fork, ce n’est pas maintenant tout de suite : c’est un trajet, une vision, des stratégies. Ces études ne disent rien sur les impacts de cette stratégie sur notre agriculture de 2030 », résume-t-il.
« Sacrifier Farm to Fork serait une erreur »
Pour lui, comme pour d’autres chercheurs et ONG, Farm to Fork et la stratégie biodiversité sont au contraire une solution face au contexte actuel. Pierre-Marie Aubert et plusieurs collègues de l’IDDRI l’expliquent dans une étude publiée en 2021 et dans un billet récent. À court terme, il n’y a pas de risque de pénurie pour l’Europe, affirment-ils. La priorité est plutôt d’atténuer la hausse des prix pour les pays les plus dépendants des importations ukrainiennes et russes.
Pour y parvenir, ils avancent deux pistes : accroître les aides financières vers ces pays et les appuyer dans le déblocage des stocks stratégiques que la plupart d’entre eux ont pu constituer.
A moyen terme, le risque d’un manque d’approvisionnement existe. Les auteurs insistent cependant sur le fait que sacrifier Farm to Fork serait une erreur. Tout d’abord parce que « les marges de manœuvre pour produire davantage de grain [en Europe] sont limitées […]. Par ailleurs, en l’état actuel des systèmes de culture, cultiver plus pour produire plus, c’est notamment recourir à plus d’azote minéral, aujourd’hui massivement importé depuis les pays tiers (dont la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie) ou produit en Europe avec du gaz, dont le cours flambe. »
Tout comme le prix des pesticides qui enflent. « Les rendements en Europe plafonnent depuis de nombreuses années dans une vaste majorité des pays d’Europe de l’Ouest. Or, ce ne sont pas les réglementations environnementales qui limitent les rendements, mais bien les chocs climatiques, la perte de pollinisateurs, ou encore la dégradation des sols », ajoutent les chercheurs.
Dès lors, produire plus « ne pourra que dégrader encore un peu plus la capacité productive des agrosystèmes et rendre encore plus impossible l’augmentation des rendements espérés ».
Quelles solutions?
La solution se trouverait au contraire dans le développement de nouveaux modes de production et dans la réduction de la consommation de produits animaux. Ils précisent que « du fait de ses importations de soja et de tournesol pour nourrir des élevages industriels, l’UE est en effet aujourd’hui importatrice nette de calories. »
Une politique visant à réduire de 40 % la consommation de produits animaux, et une transition vers des élevages économes et autonomes en fourrage / aliments permettrait de faire passer l’UE d’importatrice nette à exportatrice nette de calories, de réduire notre empreinte carbone tout en restaurant la biodiversité des agrosystèmes européens et, enfin, de réduire notre dépendance au gaz naturel et aux énergies fossiles mobilisées pour la production d’engrais, argumentent les spécialistes de l’IDDRI. Une position qui, pour le moment, a du mal à se faire entendre… face à la force de ses opposants.
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