Partout en Europe, les agriculteurs sont sous pression. En cause, une politique qui reste orientée vers la production intensive et les prix les plus bas possibles. Autour de la table, le Copa-Cogeca, alliance des grands syndicats agricoles. Un lobby très proche de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution, dont la Fédération wallonne de l’agriculture fait partie (FWA).
Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be
« La Politique agricole commune (PAC), c’est depuis des décennies la captation de la valeur ajoutée du travail paysan par tout ce qui est en aval, qui achète, transforme, distribue, et aussi un peu par l’amont », résume Gérard Choplin[1], ancien animateur de la Coordination européenne Via Campesina.
C’est une réalité. Les agriculteurs sont confrontés comme jamais à la précarité. Un chiffre officiel le souligne : en Europe, plus de 4 millions de fermes ont disparu depuis le début des années 2000 (chiffres Eurostat).
Comment expliquer pareille dérive ? Pour Corporate Europe Observatory (CEO), qui a publié en octobre 2020 un dossier sur la question, c’est une évidence : « A Bruxelles, le Copa-Cogeca [2] se range souvent du côté des géants des pesticides comme BASF, Bayer-Monsanto et Syngenta, ainsi qu’avec des multinationales alimentaires comme Mondelez, Nestlé et Unilever. »
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Quelques repères pour mieux s’y retrouver. Autour de la table de pilotage de la PAC, trois groupes : la Commission européenne, le Conseil des ministres et le Parlement européen. Dans leur dos, deux lobbies principaux.
Celui de l’agro-alimentaire, avec deux géants : FoodDrink, pour l’industrie de l’alimentation et des boissons, et le Celcaa, son équivalent pour le commerce. A eux deux, un poids de plusieurs milliards et des millions de salariés. Sans compter les sous-traitants.
Celui du Copa-Cogeca, alliance des syndicats agricoles dominants et des coopératives, qui compterait « 23 millions d’agriculteurs et 22.000 coopératives ». Le Boerenbond et la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA), son homologue francophone, en font partie.
Des coopératives devenues multinationales
Entre le lobby agro-alimentaire et le Copa-Cogeca, le rapport de force est à première vue équilibré. Dans les faits, les deux roulent ensemble. En cause, le positionnement du Cogeca.
« Le Cogeca, qui représente les coopératives agricoles, prend chaque fois le dessus sur les personnes qui témoignent de problèmes de terrain, explique Henri Lecloux, ancien producteur de lait et représentant de la Via Campesina à l’Observatoire du lait. Il est favorable à la libéralisation du marché. D’ailleurs, il est en ligne avec les objectifs laitiers proposés pour 2030, à savoir 185 millions de litres. Soit une augmentation de 25 millions de litres, dont 25 % seront destinés à l’exportation. Pour atteindre cet objectif de croissance, il faut payer les producteurs à des prix très bas. »
« Logique, assure Gérard Choplin. Ces coopératives font partie de l’industrie de transformation. Certaines ont noué des partenariats avec le privé, d’autres sont devenues des multinationales. Les plus puissantes rachètent sans arrêt les plus petites. C’est le même phénomène de concentration, sur fond de spéculation et d’optimisation fiscale. Elles défendent donc leurs intérêts, loin de ceux de leurs coopérateurs. »
Deuxième élément qui explique la proximité du lobby agricole avec celui de l’agro-industrie, la position, cette fois, du Copa. Ses leaders proviennent de pays qui pèsent lourd sur le marché. NFU pour le Royaume-Uni,pointe Gérard Choplin. Ou encore la LTO pour les Pays-Bas. Ils occupent la présidence à tour de rôle. »
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« La FWA fait partie du système »
La perméabilité de la cloison entre le Copa, censé représenter les agriculteurs, et le Cogeca, qui représente les coopératives , est également devenue un problème en soi. Ils partagent d’ailleurs le même secrétariat à Bruxelles.
« Dans certains pays, les coopératives sont également membres de Copa, pointe l’observatoire des lobbies (CEO). De cette manière, elles ont une voix dans les deux organisations, garantissant le maximum de chances pour que leurs intérêts commerciaux soient représentés. »
Le CEO cite en exemple la situation en Flandre, où le membre Copa est le Boerenbond, puissant syndicat agricole, et où le membre Cogeca est… Aveve / Boerenbond. « Par ailleurs, le Boerenbond possède une holding, MRBB, qui se compose de dizaines de sociétés vendant des aliments pour animaux, des pesticides, des engrais, des services financiers », pointe encore le CEO.
Au passage, quid du positionnement de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA) ? « Elle n’est pas aussi puissante que le Boerenbond, répond le spécialiste. Et je la trouve un peu moins sectaire que la FNSEA. Cela dit, elle est membre du Copa, défend les positions du Copa, donc la concentration des exploitations. Elle fait partie du système. »
Même position pour Henri Lecloux : « Quand la FWA dit défendre tous les modèles agricoles, du conventionnel au bio, et toutes les grandeurs de ferme, ce n’est pas la réalité. Elle défend surtout les paiements à l’hectare sans plafond et l’utilisation des pesticides. Demandez aux petits éleveurs et aux maraichers ce qu’ils touchent comme aides européennes. »
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Des frais payés par l’Union européenne
La proximité du lobby agricole avec celui de l’agro-alimentaire tient, enfin, au poids des producteurs céréaliers dans le COPA. « Comme ils ont de grandes surfaces mécanisables, ils sont ouverts au marché, observe Henri Lecloux. Ils ne demandent pas mieux que de manger leurs voisins. Ils ont donc un intérêt direct à ce que rien ne change. »
Au fait, comment ces deux lobbies arrivent-ils à faire percoler leurs idées et leurs positions ? « Ils bénéficient d’un accès privilégié aux décisions clés pour l’agriculture, notamment via des groupes d’experts », dénonce le CEO, qui en a largement rendu compte dans son rapport.
Un accès service compris, puisque l’Union européenne prend en charge les frais de déplacements liés aux réunions de travail. Avec une vingtaine de voyages par an, « cela permet de financer vos propres réunions », pointe Gérard Choplin.
Reste la question : comment expliquer l’adhésion renouvelée des agriculteurs aux syndicats agricoles dominants ? « Vu leur puissance et leurs ramifications, il faut souvent du courage pour sortir du rang », répond Gérard Choplin.
[1] Auteur de « Paysans mutins, paysans demain : pour une autre politique agricole et alimentaire »- Edition Yves Michel – 2017
[2] Copa : Comité des organisations professionnelles agricoles / Cogeca : Comité général de la coopération agricole de l’Union européenne