Boulangeries pâtisseries
Albert Denoncin, président de la Fédération francophones des boulangeries-pâtisseries. © Tongeren Vandaag

Boulangeries-pâtisseries : « Je n’ai jamais eu besoin de la charte pour vendre »

La hausse des prix de l’énergie et des matières premières frappe durement les boulangeries-pâtisseries. Ce modèle a-t-il vécu ? Non, répond Albert Denoncin, président de la Fédération francophone. Selon lui, il y a encore un créneau pour la qualité. Pour autant, il ne croit pas vraiment dans la charte mise en place en Wallonie. Ni, d’ailleurs, au modèle des boulangeries paysannes. Interview.  

Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be

Albert Denoncin, vous êtes président de la Fédération francophone de boulangeries-pâtisseries. Combien la Belgique francophone en compte-t-elle ?  

Selon nos dernières statistiques, aux alentours de 1.400, dont environ 900 à 950 en Wallonie. La plupart sont de très petites entreprises, avec moins de cinq travailleurs.   

Un mot sur leur situation financière… Vous êtes inquiet ?  

Nous sommes de grands consommateurs d’énergie. Nos factures ont été multipliées par trois, par quatre et parfois même plus, que ce soit pour l’électricité, le gaz, le mazout, les pellets. Donc effectivement, ça nous cause de grands soucis. Je crains très fort ce début d’année. Les contrats fixes arrivent à échéance, l’indexation des salaires prend cours et les deux premiers mois sont calmes par essence. En 2022, nous avons déjà une bonne cinquantaine de boulangeries qui ont fermé. Beaucoup d’autres risquent de les rejoindre. Cela dit, il reste hasardeux de faire des projections. Toutes les entreprises sont en déficit, mais certaines ont des réserves plus importantes.

+++ Cette interview est complémentaire à notre décryptage Boulangeries paysannes, l’autre modèle , publié dans le numéro 12 de Tchak (hiver 2022-2023).

Les boulangers-pâtissiers doivent aussi compter avec l’augmentation des matières premières ? 

On assiste à une très grosse spéculation sur tous les produits alimentaires. Si je prends le prix de la farine, il a plus que doublé par rapport à l’an dernier ; le prix du beurre a pris 40%, tout comme celui de l’huile. La crème et le sucre aussi. Certains nous disent que tout ça va redescendre, qu’il y aura moins de pression sur les marchés dès que l’Ukraine pourra réexporter, mais c’est loin d’être gagné.  

Une crise de cette ampleur, c’est du jamais vu dans le secteur ?  

Du jamais vu ! Le plus grave, c’est que nous n’avons aucune visibilité. Or, nous ne sommes pas des marchands de mazout, nous ne pouvons pas changer nos prix quotidiennement. Nos clients veulent la stabilité. Donc cette situation entraîne de gros soucis de rentabilité pour les boulangers, du moins ceux qui ne sont pas dans une gestion comptable pointue. Certains vont devoir fermer, d’autres vont voler en faillite. C’est aussi simple que ça, et c’est bien triste.  

Ça veut dire quoi, une gestion pointue ?  

Cela veut dire bien connaître ses frais généraux, bien cibler ses achats et bien gérer son personnel. Ce sont des calculs indispensables pour évaluer la rentabilité de votre entreprise, pour être au plus juste, pour éviter d’employer deux personnes quand il n’en faut qu’une. Pour y arriver, la Fédération propose aux membres qui le souhaitent des experts, des sociétés d’audit qui les aident à réfléchir à un système de chauffage, à l’installation de panneaux photovoltaïques, à la récupération de chaleur des frigos, des chambres froides. Il y a beaucoup de possibilités, mais c’est une gestion personnelle. Ce sont des entrepreneurs. Chacun a sa méthode et garde ses chiffres confidentiels.  

Que demandez-vous au monde politique ? 

Nous ne voulons pas de subventions, de primes. Le plus important pour nous, c’est un plafonnement des prix de l’énergie, ou l’accès au tarif social. Nous avons frappé à tous les niveaux de pouvoir. Et jusqu’ici, nous avons été balayés. Le fédéral nous a juste accordé un droit passerelle. Un mécanisme d’aide qui souligne combien le gouvernement est déjà dans l’idée que beaucoup de boulangers vont fermer. 

Et au niveau de la Wallonie ? 

Willy Borsus (NDLR : MR, ministre wallon de l’Économie) nous a reçus en février 2022. Quand je l’ai rencontré, je lui ai expliqué à quoi nous allions être confrontés et le fait qu’on courait à la catastrophe. Il a été un peu sceptique, sans doute parce que j’étais le premier à en parler. Au fil du temps, la crise s’est étendue à tous les secteurs, et tout le monde a frappé à sa porte. Le problème, c’est que la Région wallonne a 35 milliards de dettes. Donc elle ne peut pas aider tout le monde. On ne va quand même pas laisser des dettes monstrueuses à nos enfants. Il faut un minimum de conscience. 

Selon certains boulangers qui s’inscrivent plus dans une filière paysanne, le secteur de la boulangerie-pâtisserie s’appuie sur un modèle datant des années septante et quatre-vingt ; on produit, puis on attend le client hypothétique, avec de grosses pertes à la clé.    

Holà ! Qu’est-ce que vous croyez ? Les gens qui travaillaient dans les années 70 ne sont plus là depuis longtemps ! Moi, j’ai été boulanger pendant 43 ans. Vous pensez que j’ai produit comme ça, sans calculer, en jetant de la marchandise ? C’est comme si je vous disais que dans les fermes, les paysans travaillent encore dans la bouse de vache. Restons sérieux ! Et quand bien même : il vit avec quoi, le paysan-boulanger ? 

Que voulez-vous dire ? Son modèle n’est pas rentable non plus ? 

J’aime bien les paysans-boulangers. J’ai beaucoup de respect pour eux. Mais pour vivre, ils doivent vendre leur pain à six ou sept euros. Alors oui, vous pouvez vendre du pain bio à ce prix-là dans le Brabant wallon, mais vous pensez que dans le Hainaut, où il y a un chômage à 18%, les gens vont vous l’acheter ? Je ne crois pas.

Ne peut-on pas faire un parallèle avec certaines fermes conventionnelles qui, aujourd’hui, sont prisonnières d’un modèle les incitant à voir toujours plus grand, avec les investissements et les risques financiers qui vont de pair ?     

Ce n’est pas faux. Vous savez combien ça coûte, un loyer pour un commerce en ville. On grimpe vite à 100.000 euros par an. Comment voulez-vous qu’un jeune de 30 ans y arrive ? Et on ne parle ici que de la location et, éventuellement, du matériel. Il y a encore les salaires, les taxes, le précompte, etc. Donc forcément, si l’objectif est de produire cinquante pains par jour, ça ne sert à rien de commencer. C’est pour ça qu’elle existe, cette course à la production ; c’est parce qu’il faut honorer toutes ces obligations !  

Certains boulangers ne veulent d’ailleurs plus devenir patrons… 

Ils ont raison ! À partir du moment où vous engagez un ouvrier à temps plein, vous devez grosso modo sortir 50.000 € pour payer son salaire. Ça en fait, des pains à 2,5 € ! C’est pour ça que la plupart des boulangers-pâtissiers restent en très petite entreprise, avec tous les problèmes que cela comporte. Il suffit que vous tombiez malade ou que vous ayez un souci pour que votre entreprise périclite. 

Retour à cette question alors : le modèle actuel n’a -t-il pas vécu ?  

Je pense qu’il y a encore de la place pour l’artisan boulanger-pâtissier tel qu’on le connait, un créneau pour la qualité, la fabrication pointue et artisanale. Il ne faut pas vouloir se mesurer aux grands groupes de production industrielle, aux grandes surfaces. Cela dit, je ne pense pas qu’on va en revenir à un modèle plus ancien. Vous trouverez toujours bien un boulanger qui fait 50 pains par jour et qui s’en sort, parce que c’est son principe de vie, qu’il ne va pas au restaurant, qu’il n’a pas d’enfants, pas de femme et une toute petite voiture qu’il ne sort jamais. Mais vivre à l’européenne ou assumer l’école de ses enfants en vendant seulement 200, 400 ou 700 pains par semaine, ça me semble compliqué.  

Vous parlez de miser sur la qualité. Mais quand on regarde la charte du Maître boulanger mise en place par l’Agence wallonne de promotion de l’agriculture (APAQ-W) et par votre fédération, les exigences ne sont pas vraiment significatives. 

Oui, je sais, mais bon… Nous n’avons pas pu faire tout ce qu’on aurait voulu. Ça doit rester adaptable à tout le monde. Vous savez, la Région wallonne est constituée d’une multitude de politiciens qui veulent faire plaisir au plus grand nombre. Moi, j’ai été boulanger, et je n’ai jamais eu besoin de la charte pour vendre. On a vécu honorablement. Mes trois enfants ont été tous les trois l’université et je n’ai pas eu besoin de subvention de qui que ce soit. Je suis un indépendant, pur et dur. 

Quand on lit cette charte, n’importe quel boulanger peut être considéré comme un « Maître ». 

Écoutez… Il y a une cotisation qui est imposée par la Région wallonne via l’APAQ-W. à tous les boulangers. Alors vous comprenez bien qu’un boulanger, il ne va pas payer une cotisation pour, au final, ne pas pouvoir être représenté. Mais je ne tiens pas à m’engager plus avant sur cette piste assez savonneuse. Je suis président des boulangers. J’essaye de les représenter au mieux mieux partout où c’est nécessaire, en respectant leurs entreprises, leurs modes de fabrication, la gestion qu’ils appliquent. 

En Wallonie, une personne qui veut être boulanger doit suivre une formation qui comprend également la pâtisserie, la chocolaterie et la glacerie. En Flandre, non. Lever cette obligation ne permettrait pas d’aller vers un autre modèle ? 

Je pense que l’accès à la profession est nécessaire. En tant qu’indépendant, vous devez avoir une certaine connaissance du métier et de la gestion. Et aussi une connaissance de toutes les règles AFSCA; rien que pour ça, le guide boulanger-pâtissier, c’est 180 pages. Par ailleurs, une personne qui remporte 80 % en boulangerie et 20 % en pâtisserie aura quand même son attestation. Enfin, vous pouvez également décrocher votre accès à la profession via le jury central ou en pouvant que vous avez travaillé chez un patron durant cinq ans.   

Boulanger-pâtissier, c’est une profession qui attire encore beaucoup de jeunes ?   

C’est un travail qui demande beaucoup de motivation et de passion. Or, pour les jeunes, c’est difficile de travailler la nuit ou le week-end. Ce n’est plus dans la philosophie du monde actuel, qui est passé du travail aux loisirs. Les patrons doivent en être conscients, innover et proposer à leurs employés des aménagements horaires, des alternances.  

Certains artisans boulangers s’inscrivent dans un autre modèle. Ils cuisent leurs pains deux jours sur la semaine. Là, ce sont de grosses journées. Le reste du temps, ils s’occupent de la commercialisation ou ils débranchent la prise. Ce modèle-là, il pourrait attirer plus de jeunes ?  

Moi, je dis que du moment où vous ne cuisez plus votre pain tous les jours, vous n’êtes plus un artisan. Parce que c’est ça, la demande du consommateur. Il lui faut du pain frais tous les jours. Je parle surtout de la jeunesse, qui préfère le pain léger au pain serré qu’il faut mâcher. En plus, pendant que vous n’ouvrez pas, pendant que vous ne cuisez pas, vos frais généraux – votre loyer, vos chambres froides, vos frigos, vos amortissements -, ils courent toujours ! 

Du pain frais tous les jours ? Le pain vendu dans les boulangeries paysannes se conserve plusieurs jours et est très nourrissant.  

Vous savez, c’est difficile d’aller contre sa clientèle. On a fait des études, des sondages, des dégustations à l’aveugle sur différents pains. On constate que 80% des gens préfèrent des pains plus légers que plus serrés, qu’il faut davantage mâcher. Par ailleurs, dire que les pains produits avec des farines industrielles ne se conservent pas, je ne suis pas du tout d’accord avec ça. Certains pains se gardent plusieurs jours parce qu’ils ont été cuits correctement. Et, aussi, parce qu’on met un peu de poudre de perlimpinpin dedans.  

Et vous, vous avez déjà utilisé ces « poudres de perlimpinpin »?

Ah ça non, jamais ! Je suis un artisan, moi !  Dernièrement, j’ai encore goûté du pain bio, avec un bon gout, avec une bonne mâche, avec une bonne croûte. Le boulanger était quasi en infraction parce que la loi dit que si votre pain est noir, l’AFSCA peut dresser un procès-verbal. Donc on ne peut même plus cuire son pain convenablement. Où va-t-on ?

Vous pensez que le public n’est pas du tout prêt à payer un bon pain à sa juste valeur? 

Cela dépend des liens que vous construisez avec votre clientèle. Dans ma boulangerie, on était proches de notre clientèle, on expliquait, on organisait des dégustations. Et ça, la clientèle, elle vous le rend. Quand vous lui expliquez qu’effectivement, pour proposer du bon pain, il faut de la bonne farine, et donc que son prix est fatalement supérieur à celui de chez Colruyt, elle comprend. Cela demande aussi une main-d’œuvre qualifiée. Chez nous, certains clients faisaient 50 kilomètres. Ils venaient pour entendre mon épouse qui était au comptoir. Elle connaissait la musique, elle savait quoi expliquer. Mais quand vous avez des vendeuses qui viennent pointer le matin, qui s’en vont à 12 h parce qu’elles ont fait leur demi-journée, comment voulez-vous les inciter à apprendre ce que c’est qu’une bonne farine?  Elles ne savent pas parler avec les gens de tout ça.

Vous avez pu lire cet interview en accès libre. Notre objectif: vous convaincre de l’intérêt de vous abonner à Tchak. Voici quatre autres raisons…

1. Parce que vous consacrez 15% de votre budget mensuel à l’alimentation et que, par ce biais, vous pouvez être acteur d’une transition alimentaire solidaire et respectueuse de l’environnement. Encore faut-il pouvoir en capter les multiples et complexes facettes. En ce sens, Tchak est une boîte à outils qui accompagne la prise de conscience.

2. Parce qu’appréhender ces multiples et complexes facettes en un seul numéro est impossible. Pour découvrir les acteurs, les filières, les systèmes, il faut se donner du temps. Celui de lire, de découvrir, de réfléchir, de débattre. S’abonner est le meilleur moyen pour appréhender les modèles et en cerner les impacts sur notre société, notre environnement, notre économie, notre santé.

3. Parce qu’investir dans notre / votre coopérative de presse, c’est participer au développement et à la viabilité d’un média basé sur l’économie sociale. A la clé, la pérennité des ressources indispensables à la conduite du projet et à sa qualité journalistique. Et ça, ce n’est pas rien dans un secteur qui reste plus que jamais à la recherche d’un modèle financier.

4. Parce que supporter la pluralité de la presse, c’est important sur le plan démocratique et sociétal. Cette pluralité permet de multiplier les visages, les témoignages, les débats dans les médias. Une diversité-miroir qui renforce la représentation citoyenne et qui ne peut qu’aider à restaurer la confiance entre ceux-ci et le journalisme.

➡️ Convaincu·e ? Je m’abonne