Ils n’ont pas de magasin. Ils travaillent à la commande. Ils s’entraident, se refilent levain et bons tuyaux. Et surtout, leur clientèle ne jure que par eux, malgré leurs pains à quatre ou cinq euros. Bienvenue dans le monde de la boulange, dans la communauté des boulangeries paysannes, l’autre modèle.
Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be
Et si, au lieu d’aller droit au but, on commençait par un chemin de traverse, celui qui mène à la Ferme de Vévy Wéron, à Wépion, juste à côté de Namur. Un des plus anciens projets d’habitat groupé en Wallonie. Des bâtiments en carré et, autour, des maisons, des prairies, des vergers. Au centre, une grande cour, une épicerie et – c’est pour rencontrer sa patronne que nous sommes ici – une boulangerie un peu particulière.
« Lors de mon année de compagnonnage, j’ai découvert que c’était possible de créer une boulange qui me ressemble, démarre Mano Halin (Ô Pain Nomade). C’était trop chouette de pouvoir conscientiser ça, de me rendre compte que je n’étais pas obligée d’avoir un magasin avec une vendeuse présente toute la journée derrière le comptoir. Moi, la vente, ce n’est pas mon rayon. Mon plaisir, c’est de faire le pain. Alors les gens viennent le chercher, mais seulement à partir de 16h. La première fois, ils sont surpris. Une fois qu’on leur explique, ils comprennent. »
Les yeux de Mano s’amusent, son café réveille. Après un rapide coup d’œil à son atelier, nous voici chez elle, à l’abri de l’actualité qui nous y a jetés. Dehors, sale temps pour les boulangers-pâtissiers. En Belgique francophone, une cinquantaine ont déjà sombré, d’autres commencent à écoper. En cause, la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. Même les plus vaillants dégustent, grimace leur fédération. Et ce n’est rien face au tsunami qui s’annonce.
« On attend les gros soucis pour le début de l’année, calcule Albert Denoncin, son président. Les fêtes seront passées, les contrats fixes arrivent à échéance, l’indexation des salaires prend cours et les deux premiers mois de l’année sont calmes, par essence. Cela dit, il reste hasardeux de faire des projections. Toutes les entreprises sont en déficit, mais certaines ont des réserves plus importantes. »
+ Ce dossier est au sommaire du numéro 12 de Tchak (Hiver 2022-2023).
Une dépendance aux cours mondiaux
Combien sont-ils, ces boulangers-pâtissiers ? D’après les derniers chiffres en possession de leur fédération, la Belgique francophone en compterait près de 1.400, dont un tiers à Bruxelles et deux tiers en Wallonie. En point commun, des frigos qui tournent nuit et jour, des fours gourmands en énergie, des farines achetées sur les marchés. Et souvent, un ou des employés. Un modèle qui part à vau-l’eau ?
On va reprendre tout ça point par point, pas forcément dans l’ordre. Poussons la porte d’Histoire d’un grain, une coopérative et son moulin, qui œuvrent à la création d’une filière de céréales panifiables sur le plateau de Herve.
« Les boulangers qui ferment boutique aujourd’hui sont malheureusement ceux qui sont coincés dans un système, s’échauffe Renaud Keutgen, un de ses fondateurs. Ils proposent énormément de produits à leurs clients. Or, tu ne peux pas produire en grande quantité de façon artisanale. À partir de ce moment-là, tu utilises des farines modernes avec énormément d’adjuvants, d’améliorants pour ne pas rater ton pain ; tu dois acheter du préfabriqué – tes fonds de tartes, par exemple. Bref, tu deviens dépendant de matières premières liées à l’agriculture intensive, aux produits phyto, aux cours mondiaux et à une spéculation bête et méchante. »
Pour Renaud, il s’agit d’un modèle de vente à profusion hérité des années 70 et 80, où l’on « jette beaucoup ».Une analyse qui pique au vif le président de la Fédération des boulangers-pâtissiers. « Holà, rugit Albert Denoncin. Qu’est-ce que vous croyez ? Les gens qui travaillaient dans les années 70 ne sont plus là depuis longtemps ! Moi, j’ai été boulanger pendant 43 ans. Vous pensez que j’ai produit comme ça, sans calculer, en jetant de la marchandise ? C’est comme si je vous disais que dans les fermes, les paysans travaillent dans la bouse de vache. Restons sérieux ! »
De fait, fini de rigoler, tous les indicateurs y repassent : le prix de la farine, qui a plus que doublé, le prix du beurre, qui a pris 40%, celui de l’huile aussi. La crème et le sucre encore, « alors que ceux-là, on ne les fait pas en Ukraine, peste le président. Je vous le redis, une crise de cette ampleur, c’est du jamais vu. Nous avons frappé à tous les niveaux de pouvoir, demandé un plafonnement des prix de l’énergie, sollicité un accès au tarif social… Nous avons été balayés ».
Un autre rythme de travail
Un peu sonné par l’avalanche, on retourne à la ferme de Vévy Wéron, à Wépion. Dans sa chabalotte – contraction de chalet, bateau (sa maison jouxte un étang) et roulotte – Mano calme le jeu. « J’aime bien les heures solitaires, en fin de nuit. Je pense à tous les boulangers qui travaillent en même temps. Nous sommes en quelque sorte des gardiens du petit matin. On est chacun dans notre atelier, mais on œuvre à quelque chose de commun, de nourricier. Et donc, d’un coup, tu n’es plus seule. »
Un trait d’union qui n’empêche pas les idéaux. Passer six jours sur sept dans son atelier ou des heures derrière un comptoir, c’est non. « Ce n’est pas ce que je cherche, raconte la boulangère. Ce que je veux, c’est fournir un produit de qualité au plus grand nombre. C’est un engagement social important. J’ai aussi voulu installer un rythme de travail et un rapport au client qui me permettent de mettre de l’énergie dans d’autres engagements. »
Faisons les comptes. Mano fait 350 pains par semaine. De très bons pains. Douze ou treize sortes différentes, pour ses voisins, pour les mangeurs de la coopérative Paysans-Artisans. Un boulot qui représente deux journées de cuisson, à quinze heures par jour. Ajoutez-y les préparatifs, le nettoyage, le rangement, les commandes, les livraisons et le travail administratif. Le tout constitue un temps plein, 40 heures regroupées sur une partie de la semaine, pour se donner de l’air. L’essence même de l’artisanat ?
« Moi, je dis que du moment où vous ne cuisez plus votre pain tous les jours, vous n’êtes plus un artisan,estime quant à lui Albert Denoncin. Parce que c’est ça, la demande du consommateur. Il lui faut du pain frais tous les jours. Je parle surtout de la jeunesse, qui préfère le pain léger au pain serré qu’il faut mâcher. En plus, pendant que vous n’ouvrez pas, pendant que vous ne cuisez pas, vos autres frais généraux – votre pas-de-porte et vos amortissements -, ils courent toujours ! »
Un salaire sans s’enrichir
On aurait pu en reparler à Mano, de ce point de vue-là. Mais on n’avait pas envie de plomber l’ambiance des lieux. Alors, on a pris du recul et on s’est tourné vers Simon Menot, de la Ferme de l’Abreuvoir, à Tournay, près de Neufchâteau, à 80 bornes de là. Un gaillard décidé mais réfléchi, un paysan-boulanger. En amont de sa filière, quelques hectares de terres rassemblés avec d’autres agriculteurs prêts à l’aventure, histoire de faire pousser épeautre, seigle, froment et blé ancien. Au centre, quelques hangars pour le stockage des grains, le moulin et la mouture ; en aval, la production et la vente de pains, la commercialisation de farines. De quoi avoir quelques biscuits en poche.
« On ne vit pas les mêmes réalités, croque Simon. Je ne fais que du pain au levain. Je ne propose pas des baguettes qui passent la nuit en chambre froide. Je ne vends pas de pâtisseries, je n’utilise ni beurre ni crème, donc je n’ai pas de frigos qui tournent en permanence. Je n’ai pas non plus de four au fioul, au gaz ou un électrique qui demande, c’est vrai, beaucoup moins de gestion. Je travaille avec un four à bois. Il faut être derrière, faire la recharge. C’est plus de contraintes mais au moins, ça me coûte moins cher. »
La production de Simon grimpe tout de même à quelque 800 pains, cuits sur deux jours par semaine. « Pour un indépendant, la boulangerie en elle-même est viable. Je pourrais même m’en sortir avec 500 pains par semaine. » Une bonne nouvelle pour tous ceux et celles que ce métier attire, même si elle ne convainc pas vraiment le président de la Fédération des boulangers-pâtissiers.
« Vous trouverez toujours bien un boulanger qui fait 50 pains par jour et qui s’en sort, parce que c’est son principe de vie, qu’il ne va pas au restaurant, qu’il n’a pas d’enfants, pas de femme et une toute petite voiture qu’il ne sort jamais, égrène Albert Denoncin. Mais vivre à l’européenne ou assumer l’école de ses enfants en vendant seulement 200, 400 ou 700 pains par semaine, ça me semble compliqué. »
Renaud lève les yeux au ciel. Décidément, tout sépare ces deux-là : un cap, une péninsule, un monde. Une génération, peut-être. « Avec une production de 300 pains bio au levain, je vais pouvoir me dégager un bon 1.000 euros pour un mi-temps, tacle le bouillant cofondateur d’Histoire d’un grain. Avec le mi-temps de ma femme, cela nous fait un total de 2.000 euros par mois. Je peux vous assurer que ça suffit pour subvenir aux besoins de notre famille de quatre enfants. Cela nous donne du temps pour vivre autrement. Je comprends que ce mode de vie effraye Albert Denoncin, mais c’est différent pour les jeunes qui arrivent. »
La sobriété ! Le mot inquiète aussi Georges-Louis Bouchez, président du MR, selon qui la décroissance, c’est consommer moins, donc vivre moins bien. D’ailleurs, peut-être fait-il peur à tous ceux et celles qui regardent la réussite sous les seuls prismes économique et financier, sans prendre en compte d’autres valeurs ?
À Wépion, on ne sait pas ce qu’en pense Mano. On ne lui a pas précisément posé la question. Une évidence : elle n’a rien d’une adepte des fichiers Excel et des courbes qui s’envolent. En témoignent, sur sa table, une flopée de marqueurs prêts à colorer, à l’ancienne, de nouveaux ensembles, de nouvelles intersections. « C’est intéressant, cette relation aux ressources financières, relève ainsi la boulangère. En ce qui me concerne, j’ai créé un mode de vie qui me permet de ne pas être stressée avec l’argent. C’est vrai, je n’ai pas de famille à nourrir, ça me donne sans doute plus de latitudes. Je m’implique dans d’autres projets. Nourrir le monde, à défaut de nourrir une famille… La boulange, c’est ça aussi. »
Sans comptoir et sur commande
Belle philosophie de vie ! N’empêche : à ce stade, tout s’emberlificote. C’est toujours complexe d’aborder les transitions, de dessiner un Nouveau Monde. Repartons de la question initiale : un autre modèle de boulangerie est-il possible ? Albert Denoncin, président de la Fédération des boulangers-pâtissiers, tempère. « Je pense qu’il y a encore de la place pour l’artisan boulanger-pâtissier tel qu’on le connait, mais seulement s’il gère son affaire de manière pointue. »
Gestion pointue ? Traduisez : une connaissance précise de ses frais et une gestion intelligente de son personnel – ne pas employer deux travailleurs quand il n’en faut qu’un – qui permettent de calculer une rentabilité. Bref, la position d’un vrai patron d’entreprise. Mais visiblement, ça ne suffit plus à se faire une place au soleil.
« Vous savez combien ça coûte, un loyer pour un commerce en ville ?, grince le président de la fédération. On grimpe vite à 100.000 euros par an. Comment voulez-vous qu’un jeune de 30 ans y arrive ? Et on ne parle ici que de la location et, éventuellement, du matériel. Donc forcément, si l’objectif est de produire 50 pains par jour, ça ne sert à rien de commencer. Voilà pourquoi elle existe, cette course à la production ; c’est parce qu’il faut honorer toutes ces obligations. »
Quid, dès lors, du modèle actuel des boulangeries-pâtisseries ? Réponse sibylline du président : « Je pense qu’il peut subsister, à condition de ne pas négliger la qualité et de viser la fabrication artisanale. »
Garder le modèle alors qu’il n’autorise plus vraiment l’artisanat ? Comprenne qui pourra. Mano, Renaud et Simon ont, eux, choisi de ne pas entrer dans un cercle vicieux. Première décision : un travail qualitatif centré sur le pain, vendu à même l’atelier, uniquement sur commande. Pas de frigo à faire tourner, de pas-de-porte à louer, de pertes à assumer. Une recette suivie par la plupart des artisans-boulangers qui bossent à la mode paysanne.
« Tout est réservé à l’avance, détaille Simon. Les commandes passent par mail, pour le dimanche soir maximum. Le lundi, je m’organise. Le mardi et le mercredi, je cuis. Démarrage à deux heures du matin, fin à 12h30. Ensuite, je fais la répartition pour les clients. J’ai un petit local self-service où les particuliers viennent les chercher. Ça représente 10% de mes ventes. Puis, à 14h, je pars en livraison : magasins, épiceries, maraîchers, fromagers, boucheries à la ferme, groupements d’achats. Le temps de faire ma tournée, il est 18h. »
+++ Interview | Pour le président de la Fédération des boulangers pâtissiers, vivre en vendant seulement 200, 400 ou 700 pains par semaine « semble compliqué ».
Surtout pas de personnel
Leur seconde décision est tout aussi existentielle : aucun des trois n’a d’employés, même si Simon se tâte. Malgré son atout de cœur – sa femme bosse comme indépendante avec lui sur la ferme -, c’est un sacré travail d’assurer seulement à deux toutes les étapes, de la céréale au pain. À Wépion et sur le plateau de Herve, par contre, embaucher ne fait pas partie des projets.
« Durant mon compagnonnage, en France, j’ai rencontré une boulangère qui, en deux ans, est devenue patronne de PME, avec des ouvriers, raconte Mano. Je ne pourrais pas faire ça. Ma sensibilité, c’est small is beautiful. Je suis très contente qu’il y ait de la place pour ça, en même temps que d’autres idées. S’il n’y avait que des gens à ma mesure, des coopératives telles que Paysans-Artisans ne seraient jamais nées. »
Renaud a lui aussi son cap bien en tête. « Si tu engages un ouvrier pour faire davantage, tu vas toi-même devoir faire beaucoup plus. Pas pour mieux gagner ta vie, mais pour payer ton ouvrier. Donc, tu rentres dans une spirale. Par contre, si tu fais ce que, toi, tu es capable de produire seul, alors là, tu peux gagner ta vie. »
Pour une fois, Albert Denoncin est d’accord. « Ils ont raison. À partir du moment où vous engagez un ouvrier à temps plein, vous devez grosso modo produire 50.000 euros pour son salaire. Ça en fait, des pains à 2,5 euros ! C’est pour ça que la plupart des boulangers-pâtissiers restent en très petite entreprise, avec tout ce que cela peut comporter comme problèmes. Il suffit que vous tombiez malade ou que vous ayez un souci pour que votre entreprise périclite. »
Silence au bout de la ligne. Un ange passe. À moins qu’il ne s’agisse, convoqué par le président de la Fédération des boulangers-pâtissiers, du fantôme d’Octave Mirbeau.
« Quand le malheur s’est abattu sur lui, et qu’il a vu s’envoler l’espoir de vivre et de faire vivre les siens par le travail, pareil à une bête blessée, l’ouvrier rentre dans son trou, et il meurt là, farouche, la tête au mur », notait l’écrivain en 1885, dans un article consacré à la crise d’alors.
Un atelier et des clients, ça se partage
C’était dit avec plus d’emphase, n’est pas Mirbeau qui veut. Ce n’est plus la même époque non plus. Les temps restent durs, mais dans le modèle de Mano, Renaud et Simon, la solidarité empêche de broyer trop de noir. C’est la troisième raison qui les a poussés sur leur chemin. « Avec les autres boulangers qui sont passés par le Mouvement d’action paysanne (MAP), on se voit une fois par trimestre. On discute techniques, céréales, types de farine. On parle de synergies, de partage d’ateliers, pour ne pas qu’ils restent inoccupés. On arrive même à se renvoyer des clients. »
À ces réunions, on y cause aussi rendements, garanties d’approvisionnement et prix. Un partage de savoirs, de pratiques et une entraide qui fondent le socle de l’économie sociale. Dans l’économie classique, on partage aussi, mais à écouter Albert Denoncin, ce n’est pas tout à fait la même ambiance. « Nous travaillons avec des sociétés qui sont disposées à faire des audits chez nos boulangers, explique-t-il. On réfléchit à notre système de chauffage, mettre des panneaux photovoltaïques, à la récupération de chaleur des frigos, des chambres froides. Il y a beaucoup de possibilités mais c’est une gestion personnelle. Ce sont des entrepreneurs. Chacun a sa méthode et garde ses chiffres confidentiels. »
Intéressant, ce rapport entre volonté d’entreprendre et secret des affaires. Une sacrée différence avec nos trois artisans : chez eux, pas de libre concurrence qui impose de se taire. « J’ai 150 pains par semaine qui partent sur ma commune, détaille Simon. Or, elle compte 9.000 habitants, et il n’y a pas beaucoup de boulangeries dans le coin. Donc il y a de la marge, c’est plutôt bien. Et quand bien même, le temps n’est pas éternel non plus. Il faut qu’il y ait des initiatives comme ça qui poussent un peu partout. »
Le travail avec les agriculteurs
Si la boulangerie à la mode paysanne semble plus résiliente, c’est aussi parce qu’elle construit des ponts avec les agriculteurs et les meuniers. C’est la quatrième raison qui a poussé nos trois lascars à embrasser leurs utopies.
Petit détour, d’abord, par les boulangeries-pâtisseries classiques : saviez-vous que les représentants de l’agro-industrie s’y bousculent pour vanter leurs farines, leurs adjuvants et leurs traitements de choc ? « Dix grammes par ci pour que ta pâte à pain soit nickel, dix grammes par là pour que ton gâteau soit super nacré », explique Renaud. Leur composition : « Une multitude d’ingrédients écrits en tout petit », observe Mano. « C’est ce que j’appelle de la poudre de perlimpinpin », reconnait le président de la fédération, qui assure n’en être jamais arrivé là.
Quoi qu’il en soit, on pressent les conséquences : une perte de maitrise, tant sur les produits que dans les techniques. Tout l’inverse de la boulange paysanne, où agriculteurs et meuniers remplacent les démarcheurs. « Dès le départ, on travaille avec eux sur le choix de la céréale, ce qui est hyper important, s’enthousiasme Renaud. On a aussi acheté des terres agricoles qu’on a mises en commun avec celles d’un agriculteur du coin. Ça lui permet de faire ses rotations et des tests pour différents types de farines, avec pour objectif de se passer le plus d’intrants possibles. »
Mano aussi adore discuter avec les paysans. Chacun à sa place, chacun son expertise. « Je n’ai pas besoin de savoir tout faire. Mais c’est important d’apprendre de l’autre, ça permet de se bonifier dans le métier. Et puis, on se rend compte qu’on peut arriver à travailler avec des farines atypiques dont l’industrie agroalimentaire ne veut pas. Parce que comme paysan- boulanger, tu t’adaptes et tu fais avec le vivant. C’est ça, l’artisanat. »
Autre bénéfice de la mise en filière, l’assurance de garantir une certaine stabilité financière aux agriculteurs. « Même si les rendements sont moins importants, on paye un prix correct fixé d’un commun accord, rapporte Renaud. L’année dernière, on a payé la tonne de froment 450 euros, moisson comprise. Et malgré tout ce qu’on raconte sur la guerre en Ukraine, on a racheté au même prix cette année. Donc, certains agriculteurs sont en train de se rendre compte de l’intérêt d’un projet hors marché. C’est ça aussi, l’intérêt d’avoir une meunerie locale. »
Résumons : petits agriculteurs, meuniers, artisans-boulangers… Un petit monde qui absorbe les chocs provenant de l’extérieur. Un monde plus horizontal que vertical, donc plus autonome.
« L’autonomie, c’est pouvoir poser les choix que tu veux sans dépendre complètement de l’extérieur, analyse Mano. Pour moi, ça demande une confiance dans la mise en place d’un réseau solide qui permet d’affronter les temps à venir. Je ne suis pas riche financièrement, mais je suis riche de tous ces liens. C’est tellement évident. »
Et les prix, on en parle ?
Reste un dernier argument en faveur des artisans-boulangers à la mode paysanne. Celui de leur relation, en aval de la filière, avec des clients qui adhèrent à une chaîne de valeurs. Et à une politique de prix. Il n’en fallait pas plus pour relancer Albert Denoncin.
« J’aime bien les paysans-boulangers, avoue le président de la Fédération des boulangers-pâtissiers. J’ai beaucoup de respect pour eux. Mais pour vivre, ils doivent vendre leur pain à six ou sept euros. Alors oui, vous pouvez vendre du pain bio à ce prix-là dans le Brabant wallon, mais vous pensez que dans le Hainaut, où il y a un chômage à 18%, les gens vont vous l’acheter ? Je ne pense pas. »
Par les temps qui courent, il marque un but. De là à remporter le match, ce n’est pas gagné. L’équipe en face s’appuie sur un solide collectif. « Dans notre filière, les gens nous soutiennent inconditionnellement, relance Mano. Les variabilités de prix dues à la saisonnalité ou à un refus de la standardisation sont plutôt bien vécues. Parce que la relation est forte, qu’ils sont déjà venus à l’atelier et qu’ils savent d’où viennent les farines. »
Mano et Simon veillent néanmoins à afficher des prix abordables en entrée de gamme : de 3,8 euros pour un pain ménage à 800 grammes, à 4,3 euros pour une miche d’un kilo. Et on ne parle pas de n’importe quel pain.
«Souvent, les gens s’arrêtent au prix, sans comparer le poids et la qualité du produit, regrette Simon. Or, la plupart des prix cités concernent des pains dont le poids est inférieur à ceux d’un kilo. Avec ce type de pain, un mangeur moyen tient une semaine. Au final, ça coûte peut-être moins cher d’acheter ce pain-là, parce qu’il nourrit mieux, qu’il sèche moins vite et qu’on en jette donc moins. »
Pour autant, l’argument du président de la Fédération des boulangers-pâtissiers tient la route. Quelles que soient ses qualités, pas évident pour les familles précarisées de se payer des pains paysans bio. Mais après tout, est-ce à des paysans et des artisans-boulangers à rogner sur des marges déjà faibles pour financer l’accès à une alimentation de qualité pour tous et toutes ? S’organiser pour faire un bras d’honneur à la crise, c’est déjà pas mal !
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