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Stijn Vandyck, qui a subi la première attaque de loup en Wallonie en 2016, ramène son troupeau à la bergerie. © Paul Labourie

Wallonie, retour du loup et élevage ovin : la goutte d’eau qui fait déborder le vase

La pression de prédation du loup et la menace de ses attaques ont conduit la Région wallonne à la constitution d’un Réseau Loup, favorisant le suivi de l’espèce et l’accompagnement des éleveurs dans la cohabitation avec le prédateur. Mais cette nouvelle contrainte vient culminer au sommet d’une montagne de difficultés auxquelles l’élevage ovin et le monde de l’agriculture se confrontent au quotidien.

Enquête | Paul Labourie, journaliste

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Sur les plateaux de Saint-Hubert, loin de la Zone de Présence Permanente, Jonathan Rifon et Sophie Deger déjeunent de crudités, de fromage, de saucisse sèche et de pain complet. « Tu ne vas pas manger la même chose qu’à Bruxelles, ici ».

Tous les aliments présents sur la table proviennent soit de producteurs locaux, soit de leur propre production. « Notre vie actuelle est partie d’un constat qu’on porte depuis quelques années. On ne s’y retrouvait pas dans les modes de production agricoles, alors on a décidé de rénover une ferme et élever quelques animaux pour nous et pour les enfants. Et parce qu’on aime ça, surtout ».

Au fil des années, le jeune couple devient un couple d’agriculteurs, récupère des hectares, des moutons, des cochons, se forme à la boucherie et ouvre un magasin de producteurs. Un travail à petite échelle, en circuit court : « avec le vivant, c’est la seule manière de faire les choses correctement ».

En 2020, Jonathan Rifon et Sophie Deger répondent à un appel à candidatures du DNF pour reprendre un éco-pâturage visant à la rénovation de tourbières. Le troupeau passe alors de 50 à 400 brebis, destinées à pâturer des terrains marécageux peu accessibles. « On entretient la tourbière, on évite que les plantes invasives ne s’installent, que les arbres ne poussent. En parallèle, avec le troupeau, on fait aussi des agneaux pour avoir une petite rentabilité », explique Jonathan, l’ex-menuisier devenu berger.

Après le repas, le couple saute dans le pick-up. Première étape : la bergerie, où les brebis mettent bas pendant l’hiver. Ensuite, une visite sur les parcelles qui accueilleront le troupeau dans quelques mois. C’est sur ces terres que leur cheptel de 400 brebis a subi la plus grande attaque de Wallonie, avec 35 moutons tués sur deux nuits consécutives.

« On passait pour des illuminés »

Le 15 mai 2022, le couple sortait les brebis de la bergerie pour les faire pâturer en plein air. Deux jours plus tard, les cadavres jonchaient la parcelle. Le fils d’Akéla et Maxima, entré dans sa phase de dispersion après avoir quitté la meute, est passé par là. Pour le couple, c’est la douche froide.

« Dans le monde de l’élevage, on passait déjà pour des illuminés parce qu’à l’époque, nous étions plutôt pro-loup. Mais en voyant l’attaque, les brebis mortes, celles qu’on a dû euthanasier parce que les blessures étaient trop graves, on s’est rendu compte du danger que peut représenter l’animal ».

Ici, comme pour d’autres éleveurs et éleveuses, le métier a radicalement changé. La surcharge de travail est bien présente, avec l’entretien quasi quotidien des clôtures mobiles électrifiées qu’ils installent et désinstallent de parcelle en parcelle.

Entre les travaux de rénovation de la maison, le mi-temps en enseignement de Sophie, la gestion de la boucherie et du magasin de producteurs, le travail d’éleveur n’est plus vécu de la même manière : « avant, on allait voir le troupeau tous les deux ou trois jours et on craignait juste qu’une brebis ne s’échappe et se retrouve sur la route ou chez les voisins. Maintenant, on y pense tous les jours, on flippe, on y va tous les matins en ayant presque la boule au ventre. Ça a changé notre rapport au pâturage ».

Loup
Stijn Vandyck, qui a subi la première attaque de loup en Wallonie en 2016, ramène son troupeau à la bergerie. © Paul Labourie

Cet article fait partie de notre enquête sur le retour du loup en Wallonie, pub liée avec le soutien du Fonds pour le journalisme dans le 18° numéro de Tchak (été 2024)

Accompagner les éleveurs, un objectif du Réseau Loup

Loin des champs et de la boue, dans les bureaux du Service Public de Wallonie (SPW) à Gembloux, le Réseau Loup est bien conscient de ce que représente l’irruption du prédateur dans le quotidien des éleveurs.

Fondé en 2017 devant le constat de la multiplication des meutes dans les pays voisins, celui-ci rassemble un grand groupe d’acteurs concernés par le retour du grand prédateur : deux départements du SPW[1], scientifiques, associations naturalistes, représentants de l’élevage, de l’agriculture et de la chasse.

Au total, une soixantaine de membres dont les missions s’articulent sur plusieurs axes : la protection et le suivi de l’espèce sur le territoire wallon en relation avec les pays voisins, l’information et la sensibilisation du public, et l’accompagnement des éleveurs dans la cohabitation avec le grand prédateur.

« On a commencé par adapter la législation en 2017 pour faire figurer le loup dans les espèces qui pouvaient causer des dégâts aux agriculteurs, ce qui nous a permis d’indemniser les attaques et subventionner la protection », se remémore Alain Licoppe, coordinateur du Réseau Loup. Un premier Plan Loup est ensuite publié pour établir la marche à suivre pendant la période 2020-2025.

Côté indemnisation, en cas d’attaque sur troupeau et présence certaine ou non exclue d’ADN de loup, les animaux tués sont indemnisés après évaluation d’un expert du monde agricole. Sur ce volet, pas de discrimination entre éleveurs professionnels ou particuliers : « pour favoriser la cohabitation, c’était essentiel, parce que le secteur ovin est composé à plus de 75% d’hobbyistes », explique le coordinateur.

Côté protection, le Réseau Loup plébiscite l’installation de clôtures fixes électrifiées. Uniquement dans la ZPP et pour des troupeaux d’un minimum de dix animaux, la Région wallonne subventionne 80% de l’achat de matériel. Reste donc 20% à la charge de l’éleveur. « On sait que ces 20% sont un frein pour certains. Pour le prochain Plan Loup, qui commencera en 2025, on espère augmenter les subventions pour atteindre 100% », déclare Alain Licoppe.

En parallèle de ces deux mesures, le Réseau Loup propose, via l’ASBL Natagriwal, des diagnostics de vulnérabilité et le prêt de clôtures mobiles destinées aux plus petits troupeaux, aux pâturages mobiles ou aux zones à risque, comme celles employées chez Jonathan Rifon et Sophie Deger.

Cependant, malgré les efforts soutenus du Réseau Loup, certains problèmes persistent. Pour le couple d’éleveurs, « c’est un bon système, mais tout système a ses limites. Et ces limites, elles sont pour les éleveurs ». Et si le couple pointe d’abord l’entretien des clôtures, condition sine qua non de leur bon fonctionnement, comme une contrainte supplémentaire dans une journée déjà bien chargée, les problèmes pourraient être plus vastes qu’il n’y paraît.

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Loup Wallonie

Une limite d’indemnisation parfois rapidement atteinte

Pour les représentants du monde agricole, certaines ombres noircissent le tableau. Didier Vieuxtemps, de la Fédération Wallonne de l’Agriculture, relate effectivement des « retards parfois importants dans les processus d’indemnisation et un certain grief concernant les 20% à la charge de l’éleveur ». De son côté, Nicolas Marchal, chargé de mission de la filière ovin caprin au Collège des Producteurs, regrette un « manque de soutien psychologique » pour les éleveurs et un plafond d’aides limité à 20.000 euros par période de trois ans.

Si celui-ci suffit généralement à couvrir les indemnisations et l’installation des clôtures, certains cas de figure peuvent rapidement atteindre ce seuil, notamment dans le cas des lourdes pertes subies par Michael Rood. « Une fois que ce plafond fixé par la législation européenne est atteint, tout le reste est à la charge de l’éleveur », déplore Nicolas Marchal.

Mais pour lui, « le plus dommageable, c’est que les pertes zootechniques ne sont pas comprises dans les indemnisations, c’est-à-dire les avortements, les ruptures de production laitière suite au stress de l’attaque, la perte d’une génétique… C’est un gros manque à gagner pour les éleveurs ».

Toutefois, concernant ces attaques, Nicolas Marchal relativise la responsabilité du loup. « Nous ne pouvons pas chiffrer exactement les attaques de chien, mais elles sont beaucoup plus nombreuses que celles du loup, qui sont statistiquement presque anodines. Et les attaques de chien produisent le même stress et les mêmes dégâts à long terme sur les troupeaux », soulève-t-il.

L’expert souhaite à ce sujet une meilleure éducation du public : « on voit beaucoup de personnes promener leurs chiens sans laisse, alors que c’est une obligation légale et que ça peut être très dangereux. On doit conscientiser la population sur l’importance du comportement individuel dans les espaces partagés avec l’agriculture ».

Le secteur ovin présente lui-même certaines spécificités peu avantageuses face au retour du prédateur. Cyril Régibeau, conseiller technique d’Éleveo, ASBL membre de l’Association Wallonne des Éleveurs, mentionne un « élevage ovin souvent extensif, très lié à l’herbe et au pâturage en extérieur, qui risque donc de coincer avec le retour du loup et demander une adaptation ».

Par ailleurs, dans un contexte de prix très élevé du foncier agricole (pour une moyenne de 36.368 euros l’hectare, d’après le rapport 2023 de l’Observatoire du foncier wallon), le conseiller décrit une filière « encore peu développée, moins rentable que l’élevage bovin intensif sur des parcelles très chères ». 

De fait, ces contraintes font de l’élevage ovin un secteur fragile : « il y a environ 6.000 détenteurs de moutons en Wallonie pour environ 500 élevages professionnels, mais si l’on compte uniquement les gens qui vivent réellement de ce métier, on peut diminuer très fortement ce chiffre ». Parmi ces élevages, 90% sont destinés à la production de viande, qui domine donc largement le secteur.

Enfin, entre le prix des terrains et les contraintes liées à la rentabilité, le contexte pousse les éleveurs ovins à pâturer de manière très mobile et chez d’autres exploitants, notamment des céréaliers, ce qui peut rendre l’installation de clôtures fixes peu pertinente.

Cette contrainte touche aussi une spécificité du secteur, l’éco-pâturage : « la filière ovine repose beaucoup sur le maintien et la restauration d’espaces naturels qui sont des environnements très propices au loup : le mouton pâture au milieu des bois ou des prairies, ce qui revient à mettre le garde-manger directement à sa disposition », explique Cyril Régibeau.

C’est notamment le cas du couple Rifon-Dauger de Saint-Hubert. Pour eux, la place des moutons est bien à l’extérieur et ils constituent un véritable atout pour la restauration des milieux naturels, à l’image du programme européen Life dans lequel leur projet s’inscrit : « Nous avons justement créé notre ferme parce que nous pensons que l’agriculture intensive nuit à la biodiversit, et nous voyons bien l’intérêt du loup pour cette même biodiversité. Mais si l’on doit rentrer les bêtes plus longtemps et plus souvent, cela va poser des questions en termes de bien-être animal et risquer de mettre en péril la pérennité de programmes de gestion de zones naturelles comme celui dont nous faisons partie ».

« Nous sommes écrasés par les normes et le libre-échange »

Avec son troupeau de 1.680 brebis destinées à la production d’agneaux en vente directe, Antoine Mabille est l’un des plus gros éleveurs ovins de Wallonie. Installé en 2019 à Gesves, dans la province de Namur, il est aujourd’hui représentant du secteur ovin au Collège des Producteurs.

S’il n’a encore subi aucune attaque, le retour des loups est loin de l’enchanter et il s’est équipé en conséquence : il a investi de sa poche 70.000 euros en prévention, entre les huit kilomètres de clôtures grillagées pour ses 215 hectares de terres et l’achat de cinq chiens de protection, des patous pyrénéens. « Je ne suis pas anti-loup, je pense que la cohabitation est possible dans certaines zones, mais je suis vigilant », explique-t-il.

Antoine Mabille était présent à toutes les manifestations d’agriculteurs à Bruxelles. Malgré ses cent heures de travail hebdomadaires, l’éleveur ne parvient pas à se verser un salaire correct. Motivé lors de son installation par le cruel manque d’autonomie de la filière en Wallonie, qui ne produit que 20% des agneaux consommés, ses revendications sont nombreuses.

« Nous sommes écrasés par les normes et le libre-échange. C’est de la concurrence déloyale, on ne peut pas faire le poids contre les tarifs pratiqués ailleurs. Le citoyen ne se rend pas compte que la côte d’agneau qu’il achète au Delhaize fait plus de 2500 kilomètres avant d’arriver dans l’assiette, l’impact environnemental est énorme… sans parler de la qualité de la viande ».

Si l’éleveur met un point d’honneur à travailler en circuit court « pour alimenter une filière en manque de volume sans devoir exporter ni être à la merci des agro-industriels », il déplore les fermetures régulières des abattoirs de la région. Aujourd’hui, de sa bergerie à l’étal du boucher, l’agneau parcourt de plus en plus de kilomètres.

« Il y a quelques années, c’était moins de 100 kilomètres, mais avec la fermeture des abattoirs de Charleroi et Ciney, je dois me rendre à Ath, à 268 kilomètres de chez moi aller-retour. Je prends la route à 3h du matin pour faire l’inspection à temps, puis j’y retourne le lendemain dans la nuit pour livrer mes clients bouchers avant midi ».

Pour lui, ce sont les normes exigeantes de l’AFSCA (Agence fédérale pour la chaîne de la sécurité alimentaire) qui sont coupables de ces fermetures : « notre travail est contraint par des investissements colossaux et un manque de rentabilité. Si l’on ne réagit pas, dans dix ans, il n’y aura plus de souveraineté alimentaire ».

Étouffé par ce contexte, Antoine Mabille s’interroge sur l’avenir de son secteur, pourtant dynamique en raison d’investissements moins importants au démarrage et aux primes visant à protéger le secteur : « aujourd’hui, malgré le vieillissement de la population, la filière est en plein essor avec plus de 33% d’augmentation de cheptel. Même si je pense que demain, la pression liée au loup restera relativement faible, je ne voudrais pas que cette contrainte supplémentaire inverse la donne et décourage les jeunes qui s’installent. La menace, elle est surtout sur le moral des éleveurs et sur la peur de l’inconnu, plutôt que sur quelques loups en Wallonie qui ne changeront pas notre vie ».

« On en fait peut-être trop autour du loup »

« Il est déjà neuf heures, on est en retard ». Stijn Vandyck se dirige à grandes enjambées vers le fond d’un champ et s’efface dans la brume. Après quelques minutes de silence, le berger réapparaît au milieu de la plaine, suivi d’une foule d’une centaine de moutons. Sa compagne Delphine Tixhon ferme la marche. Le troupeau rentre aujourd’hui à la bergerie, à une cinquantaine de minutes de marche, aux environs de Vielsalm. La maison jouxte la bergerie, où règne un calme olympien. « Si on fait la grasse matinée, les brebis nous rappellent à l’ordre ». Ici, la grasse matinée, c’est huit heures du matin. Même le choix des (rares) vacances de la famille est lié à l’activité d’éleveur : le berger aimerait partir en Ariège, « voir comment les chèvres vivent là-bas ».

En 2016, Stijn Vandyck a subi la première attaque de loups en Wallonie. Sept cadavres au milieu de son troupeau de 400 brebis. Un cas sans précédent, avant la création du Réseau Loup et de la ZPP, qui débute aujourd’hui à une trentaine de kilomètres au Nord-Est des terres du berger. Il aura fallu deux ans pour identifier clairement l’ADN du loup sur les carcasses. Depuis, le couple a l’habitude des journalistes, mais, de leur propre aveu, cette relative notoriété commence à devenir lassante : « je leur dis toujours la même chose. Le loup, ce n’est rien, c’est juste un animal sauvage qui a besoin de manger ».

Entre son activité d’éco-pâturage, d’élevage d’agneaux bio et son rôle de représentant ovin auprès du Réseau Loup, le berger a un pied dans plusieurs mondes. « Quand on parle du loup, c’est tout de suite clivant. Je comprends que les éleveurs soient contre parce que ça touche à leur gagne-pain, mais ce n’est pas le plus gros de nos soucis : les attaques de chien tous les ans, le prix des terres, les retards de paiement et la paperasse, il est là le problème ».

Le côté opposé n’attire pas plus ses faveurs. « Je vois beaucoup d’urbains qui sont favorables au loup, mais qui ne vivent pas avec et ne voient pas les dégâts potentiels. En fait, en tant qu’agriculteur, on vit en décalage avec la population, c’est un métier extrêmement sous-estimé. Les gens se fichent bien des éleveurs ». 

Ce climat tendu, Stijn Vandyck le vit au quotidien. Alors quand on lui demande ce qu’il en pense, lui, concrètement, il finit par soupirer : « on en fait peut-être trop autour du loup. Et on entend beaucoup de conneries ».


[1] Celui de l’Étude du Milieu Naturel et Agricole (DEMNA) et celui de la Nature et des Forêts (DNF).


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