Pesticides interdits
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Pesticides interdits : le double jeu de la Belgique et de l’Union européenne

Le 18 octobre dernier, lors de la remise de sa feuille de route 2023 – comprenant l’ensemble des dossiers que va traiter le régulateur européen –, la Commission européenne a pris de court l’ensemble des organisations du secteur. Alors qu’elle s’était engagée à de nombreuses reprises à réguler le commerce des produits chimiques – dont les pesticides – interdits d’usage sur sol européen[1], elle vient de rétropédaler.

REGARD | Jonas Jaccard – chargé de plaidoyer chez SOS Faim

La Commission contrevient ainsi à ses engagements en faveur d’une Europe pionnière dans la lutte contre le changement climatique et la dégradation de l’environnement. La manifestation climat qui s’est tenue le 23 octobre dernier rappelait pourtant ô combien les liens entre agriculture et changement climatique sont nombreux. Qu’attend donc l’Europe pour s’ériger en tant qu’acteur exemplaire de la transition (agro)écologique ?

Pour les lecteur·ice·s de Tchak, la dépendance de l’agriculture aux produits phytopharmaceutiques et le mauvais classement de la Belgique en la matière ne sont pas inconnus[2]. Ce qui l’est moins en revanche, c’est que l’Europe, bien qu’interdisant l’usage de certains produits phyto considérés comme trop toxiques, n’en autorise pas moins la production et l’export vers l’étranger. 

C’est l’ONG suisse Public Eye qui, en 2018, lance l’alerte. En épluchant les registres de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), elle découvre que l’Union européenne (UE) fabrique et exporte pas moins de 81.000 tonnes de substances actives interdites[3] ! Le raisonnement est pour le moins scabreux : comment peut-on prétendre lutter contre la dégradation de son environnement et favoriser la transition vers des systèmes agricoles moins dépendants envers les produits phytopharmaceutiques, tout en continuant à les exporter vers l’étranger ?

+++ Ce regard est au sommaire du numéro 12 de Tchak (hiver 2022-2023)

La Belgique caracole en tête des exportations toxiques

Mort en cas d’inhalation, perturbateurs endocriniens, contamination des sources d’eau, malformations congénitales… Si le régulateur européen a banni ces pesticides sur son sol, c’est sur base de propriétés chimiques précises qui ne varient évidemment pas en fonction des zones géographiques ou climatiques. La régulation, elle, semble soumise à d’autres aléas…

Parmi les plus gros exportateurs, on trouve, entre autres et sans surprise, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et… la Belgique. Avec sa position centrale et le port d’Anvers ouvert vers l’Atlantique, notre pays est un ancrage idéal. Selon les données de l’administration que nous nous sommes procurées, la Belgique aurait exporté en 2020 plus de 4.000 tonnes de substances actives interdites vers plus de 30 pays ! À l’origine, des entreprises comme BASF, implantée sur le port d’Anvers, ou Syngenta, établie à Seneffe en Wallonie.

Un exemple ? Le carbendazime. Fongicide systémique[4] interdit en 2016 par l’UE pour ses risques sur les milieux aquatiques et son effet cancérigène suspecté. La compagnie Arysta (rachetée depuis par le groupe indien UPL), sise en banlieue liégeoise, n’en exporte pas moins près de 150 t en 2018 ; 100 t en 2019 ; puis 100 t en 2020 vers dix pays en moyenne. Aux Philippines, où le carbendazime est principalement utilisé dans les bananeraies, les investigations de nos partenaires sur place ont révélé que le produit fini (Goldazim, Zimcote) était vendu à des concentrations de 500 g/L. Sur base des 15 t exportées en 2018, un calcul rapide nous donne près de 30.000 L de produit fini. Selon les consignes du fabriquant, à raison de 0,5-1 mL de produit par litre d’eau d’arrosage, cela suffirait à traiter de 30 à 60.000.000 L !

Aux Philippines, comme dans d’autres pays à revenus faibles ou intermédiaires, les conditions d’utilisation pour les travailleur·euse·s agricoles sont très souvent désastreuses : pas de vêtements de protection adaptés, peu de respect des mesures de sécurité, pas de formation aux gestes requis…

Au Pérou, lors d’une visite de terrain : même constat, les fumigadores (les fumigateurs) épandent les produits à mains nues, sans protection (masque, gants, combinaisons) pour des salaires journaliers de 70 soles (+/-18 €). Exemple ? Un traitement d’oignons blancs avec un mélange de mancozèbe et de cymoxanil. Le premier, un fongicide bien connu en Belgique puisqu’il était utilisé sur la pomme de terre, interdit depuis 2021 pour ses effets perturbateurs endocriniens. Qu’à cela ne tienne, au Pérou on en trouve quotidiennement des traces sur les légumes des supermarchés, comme ne cessent de le dénoncer les organisations de la société civile locale[5].

Opinions, regards, cartes blanches… Dans cette section, invités et contributeurs de Tchak! questionnent les modèles dominants de l’agro-industrie et de la grande distribution, mais aussi les modèles alternatifs.

« Les pesticides tuent, c’est leur raison d’être »

Ainsi se conclut le dossier de Tchak sur la question des pesticides. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : les pesticides sont des tueurs, créés pour éliminer. Seulement des espèces ciblées, affirment les géants de l’industrie chimique. Problème : tout n’est pas aussi idyllique et la diffusion des produits phytopharmaceutiques dans l’environnement est généralisée, comme le concluent l’INRAE et l’Ifremer dans leur dernière expertise collective[6].

Les pesticides interdits sont plus pernicieux encore. Bien que bannis depuis des années, voire des décennies en Europe, on en trouve encore des traces de nos jours. En 2019, une étude scientifique a trouvé des traces de 24 pesticides interdits dans les cours d’eau de 10 pays européens. La Belgique remporte la triste palme du classement avec un canal contenant plus de 70 pesticides différents (interdits et non interdits)[7].

Des traces de pesticides interdits sont également retrouvées dans notre alimentation au travers de nos importations. Une étude du réseau Pesticide Action Network Europe (PAN) basée sur les données de l’EFSA, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, a mis en lumière des faits inquiétants. En 2020, 74 pesticides interdits ont été retrouvés dans plus de 5.800 échantillons testés. Le carbendazime, ce pesticide phare des exportations belges, est retrouvé dans près de 1.600 échantillons ! 80% des pommes brésiliennes et 40% des mangues thaïlandaises en sont infectées. Un véritable scandale sanitaire passé sous silence !

Retour au Pérou. Lors de la fumigation, les récipients vides sont laissés en bordure de champ à même le sol donnent de précieux indices. On retrouve ainsi la multinationale Syngenta et son tristement célèbre paraquat, un des pesticides les plus toxiques au monde, dont une partie de la production est assurée en Belgique, à Seneffe. La toxicité de ce produit est telle qu’un agent vomitif a dû être intégré au produit pour prévenir toute ingestion accidentelle. Des révélations récentes ont pourtant démontré que la société connaissait l’inefficacité de ce dispositif depuis les années 1970[8]. Le produit n’en est pas moins vendu dans les pays du sud global et reste l’un des herbicides les plus utilisés au monde.

Malgré des discours lénifiants des industriels sur la durabilité et la réduction des risques, les faits restent tenaces : 12 des 20 pesticides les plus vendus au niveau mondial sont considérés comme hautement toxiques. En 2017, ils représentaient 60% des volumes vendus à l’échelle mondiale[9]. Les multinationales de l’agrochimie ne le savent que trop bien. À Bruxelles, elles se regroupent en puissants lobbies pour faire valoir leurs intérêts. Crop Life Europe, le plus gros d’entre eux, est un influenceur majeur du législateur européen et ferraille fort pour préserver ses intérêts.

+++ Regard | « Sans résidu de pesticides », ça ne veut pas dire « bio »

Des législations à géométrie variable

Afin de remédier à ce désastre écologique et humain (sur le sol européen), la législation européenne encadre de manière stricte l’utilisation des pesticides les plus dangereux. Ainsi, depuis la première régulation à ce sujet en 1991 et en 2009, le nombre de substances actives est passé de plus de 1.000 à moins de 400[10]. Des produits tels que le DDT, le paraquat ou le chlordane font désormais partie du passé. Bien qu’imparfaite, cette législation offre aux citoyen·ne·s europén·ne·s des conditions environnementales satisfaisantes et des produits alimentaires relativement sains. Du moins, dans nos contrées… 

De manière plus globale, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a mis en place en 1998 la Convention de Rotterdam. Entrée en vigueur en 2004, elle référence les produits chimiques toxiques (produits phyto, biocides…) soumis à une régulation stricte. C’est, à ce jour, une des deux seules conventions internationales contraignantes en la matière. Elle permet aux pays de se protéger des importations de produits toxiques : le consentement du pays est nécessaire pour qu’une entreprise puisse y exporter (procédure dite PIC). Juridiquement, donc, ces exportations de pesticides interdits sont légales. Mais qu’en est-il de l’éthique d’un tel commerce ? Comment l’Union européenne peut-elle justifier un tel traitement différencié entre les citoyen·ne·s européen·ne·s et les autres ?

La Belgique et l’Europe peuvent agir

En France, les organisations de la société civile se sont saisies de ce problème. Dès 2018, au travers de la loi EGALIM, la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, elles ont réussi à insérer un article sur l’interdiction de la production et l’exportation des pesticides non approuvés au sein de l’UE. Bien qu’imparfaite, cette régulation, entrée en vigueur début 2022 après un passage par la cour constitutionnelle, montre la voie. L’Allemagne s’est engagée à réguler ce commerce dès 2023[11] et, en Belgique, la ministre fédérale de l’Environnement Zakia Khattabi s’est engagée à faire de même au niveau des exportations[12] (la production relevant des compétences régionales). Une initiative à soutenir, même si nous ne sommes pas dupes : les intérêts économiques sont tels que les négociations s’annoncent ardues. L’appui des organisations de la société civile sera nécessaire pour l’emporter.

Au niveau européen, dans le cadre du Pacte vert, la Commission devait sortir, début 2023, une proposition qui promettait de bannir l’exportation de produits chimiques interdits sur son territoire. Prétextant un agenda de travail chargé pour 2023 (ou est-ce les lobbies trop influents ?), elle a remisé cette mesure au placard, ce qui fait craindre un report post-élections, soit… pas avant mi-2024. Un peu long pour répondre à pareil scandale sanitaire et environnemental !

SOS Faim, avec une série d’ONG de coopération internationale (Broederlijk Delen, FIAN, Viva Salud, Entraide et Fraternité, Îles de Paix) actives sur les questions agricoles, a lancé une campagne de plaidoyer afin de pousser les autorités belges à bannir la production de pesticides interdits. www.stop-pesticides.be 

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[1] Réponse du commissaire Sinkevičius à la question du parlementaire européen Pascal Arimont (PPE) : www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2021-005218-ASW_EN.html.

[2] Cf. dossier « Pesticides. Il était une fois en Wallonie », Tchak, 2020, no 2.

[3] Public Eye, « Pesticides interdits : l’hypocrisie toxique de l’Union européenne », 2020.

[4] À l’opposé des pesticides de contact. Signifie que le produit est absorbé par la plante, véhiculé par la sève et qu’il repousse les parasites depuis l’intérieur de la plante.

[5] Voir la page Facebook du Consorcio Agroecológico Peruano.

[6] INRAE, « Impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques », 2022.

[7] J. Casado et al., « Screening of pesticides and veterinary drugs in small streams in the European Union by liquid chromatography high resolution mass spectrometry », Science of Total Environment, 2019, vol. 670.

[8] Unearthed et Public Eye, « The Paraquat Papers: How Syngenta’s bad science helped keep the world’s deadliest weedkiller on the market », 2021.

[9] Public Eye, « Highly Hazardous Profits », 2019.

[10] Le BASIC « Analyse de la création de valeur et des coûts cachés des produits phytosanitaires de synthèse », 2021.

[11] Euractiv, « L’Allemagne va cesser ses exportations de pesticides interdits par l’UE et fera pression pour une interdiction à l’échelle du bloc », 14 septembre 2022.

[12] Fr. Rohart, « Khattabi veut mettre fin aux exportations de produits chimiques interdits », L’Écho, 22 mars 2022.