« Abandonner l’agriculture biologique » : tel est l’appel lancé par le PDG de Syngenta en mai 2022, ni plus ni moins. Première firme entièrement spécialisée dans l’agrochimie, Syngenta est devenu no 1 des pesticides en une vingtaine d’années. Qui est ce géant de l’agrochimie, tombé dans les mains d’un conglomérat chinois en 2017 ?
REGARD | Romain Gelin, chercheur au GRESEA (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative).
Mai 2022, le patron de la multinationale sino-suisse Syngenta se fait remarquer par ses déclarations tonitruantes[1], appelant à abandonner l’agriculture biologique. Il ne s’agit pas d’un discours scientifique, mais bien de celui du no 1 mondial des pesticides qui promeut ses affaires. Avant de revenir sur ces propos polémiques, intéressons-nous au pedigree de Syngenta.
Opinions, regards, cartes blanches… Dans cette section, invités et contributeurs de Tchak! questionnent les modèles dominants de l’agro-industrie et de la grande distribution, mais aussi les modèles alternatifs.
De Big pharma à l’agrochimie
Syngenta naît de la fusion, fin 2000, des divisions agrochimiques du suédois Astra-Zeneca et du suisse Novartis. À cette époque, les géants de la pharma boudent l’agriculture, moins profitable que les médicaments. Syngenta devient la première firme entièrement consacrée à l’agrochimie. Au cours des années suivantes, le groupe se développe par des acquisitions dans les semences, les technologies génétiques ou les pesticides.
Au mitan de la décennie 2010, les bénéfices des agrochimistes stagnent (baisse du cours des matières premières, ralentissement de la croissance des pays émergents). Monsanto tente de mettre la main sur Syngenta à trois reprises, sans succès. Le géant chinois ChemChina – China National Chemical Corporation – prend finalement le contrôle du chimiste suisse en 2017, pour 44 milliards de dollars. Bayer absorbe Monsanto en 2018, tandis que Dow et DuPont créent Corteva en 2019. Ces fusions visent à acquérir plus de parts de marché, mais également à réaliser des économies par des synergies et des restructurations.
La prise de contrôle de Syngenta par ChemChina demeure la plus importante acquisition chinoise à l’étranger. Elle s’inscrit dans une stratégie plus large de la Chine, visant à contrôler l’ensemble de sa chaîne de valeur agricole, de la recherche aux semences en passant par les pesticides. ChemChina avait déjà absorbé l’israélien Adama en 2011. En 2018, il fusionne avec SinoChem, constituant le plus grand pôle chimique mondial devant l’allemand BASF. En deux décennies, les firmes chinoises ont réussi à devenir des acteurs de poids dans les pesticides, les semences ou les fertilisants.
Bien qu’intégré dans un large conglomérat au sein de ChemChina, Syngenta conserve son nom et ses activités propres. En Belgique, la firme est présente à Gand pour sa R&D, et à Seneffe, où elle produit des pesticides, sur un site classé SEVESO (risques d’incendies, de rejets toxiques) : le plus grand site de formulation, de remplissage et d’emballage de Syngenta pour les herbicides et les insecticides liquides en Europe.
+++ Ce regard est au sommaire du numéro 11 de Tchak (automne 2022)
Syngenta et la faim en Afrique
Lors de sa sortie dans la presse, Erik Fyrwald, le patron de Syngenta énonce plusieurs reproches à l’encontre de la filière biologique. Selon lui, les cultures bio nécessitent de plus grandes zones cultivables et le labourage des sols augmenterait les émissions de carbone. De plus, les rendements à l’hectare étant jusqu’à 50% plus faibles, la conséquence indirecte serait que des gens souffrent de la faim en Afrique « pendant que nous mangeons toujours davantage de produits biologiques » (sic).
N’en déplaise à M. Fyrwald, près des trois quarts des terres agricoles sont consacrées à la production animale dans le monde (dont 40% de terres cultivables, le reste étant consacré aux pâtures), et une part croissante sert à la production d’agrocarburants. Par ailleurs, selon le PNUE[2], près de 17% de la nourriture disponible pour les consommateurs serait gaspillée. Notre alimentation trop carnée et les gaspillages posent problème. L’agriculture biologique n’a donc rien à voir avec la faim en Afrique…
Concernant les rendements, l’agriculture conventionnelle peut effectivement produire plus à l’hectare que le bio, mais pas dans les proportions mentionnées par le directeur de Syngenta. Une méta-analyse[3] de 362 études comparatives concluait à un écart moyen de 20% entre les rendements du bio et de l’agriculture conventionnelle. Un écart qui masque par ailleurs des bénéfices de plus long terme concernant le maintien de la biodiversité, la qualité des sols ou celle de l’eau. De plus, les cultures biologiques se sont surtout développées sur des terres moins fertiles, les meilleures terres arables étant occupées par l’agriculture conventionnelle. Là où l’on observe que les rendements conventionnels ont tendance à s’éroder, ceux du bio présentent un fort potentiel d’amélioration[4].
On l’aura compris, ces déclarations visent avant tout à promouvoir le business de Syngenta. Un rapide coup d’œil sur les comptes du groupe nous le confirme : les pesticides rapportent gros au chimiste. En 2021, sur les 16,7 milliards de dollars de recettes réalisées par Syngenta, 13,3 milliards provenaient de la division « crop protection », qui inclut les herbicides, insecticides et autres fongicides (voir graphique). La protection « biologique » des cultures ne compte que pour 1,8% des ventes (312 millions de dollars). Le reste des revenus de Syngenta émane de la vente de semences, notamment OGM, principalement de maïs et de soja.
Eryk Fyrwald – passé par DuPont et CropLife International, le lobby de l’agrochimie – promeut une agriculture « régénératrice », à mi-chemin entre l’agriculture conventionnelle et biologique, avec une utilisation ciblée de pesticides. Il semblerait pourtant que l’agriculture vantée par Syngenta n’ait de régénératrice que le nom.
Pesticides : un désastre écologique et sanitaire
En 2018, l’Union européenne a exporté plus de 81.000 tonnes de pesticides interdits en son sein, car considérés comme dangereux, dont 7.500 tonnes vers le continent africain[5]. L’Ukraine ou le Brésil font partie des principales destinations de ces exportations supposées illégales. Depuis 2020, les producteurs de pesticides notifient les exportations de produits interdits auprès de l’Agence européenne des produits chimiques. Pour le seul automne 2020, 300 autorisations d’exporter ont été accordées vers 65 pays – pour un volume de 4.000 tonnes de pesticides –, dont 700 tonnes de substances actives. La Belgique obtient la palme du plus gros exportateur avec 310 tonnes de substances actives exportées. Syngenta est de son côté responsable des trois quarts des volumes exportés (3.426 tonnes dont 551 tonnes de substances actives)[6].
Parmi les produits exportés, le paraquat ou encore l’atrazine. Arrêtons-nous un instant sur ces deux substances. L’atrazine est un herbicide utilisé dans la culture du maïs. Interdit dans l’UE depuis 2003, on le soupçonne d’être cancérogène, un perturbateur endocrinien et de contaminer les nappes phréatiques. Syngenta fait l’objet de plaintes aux États-Unis pour des malformations congénitales (Hypospadias) liées à cet herbicide. En 2012, la firme a conclu un accord avec des plaignants dans une affaire de pollution de 2.000 réseaux d’alimentation en eau, desservant 52 millions de foyers américains. Le groupe a versé 105 millions de dollars pour retirer la substance des réseaux de distribution, sans pour autant reconnaître la dangerosité de l’atrazine. Cet herbicide est toujours produit dans les usines de Syngenta, notamment en France, et exporté dans de nombreux pays, par exemple africains. L’Ukraine en a importé 800 tonnes en 2018.
Le paraquat est une autre épine dans le pied du géant de l’agrochimie. Ce pesticide commercialisé par ICI – un chimiste britannique racheté par Zeneca en 1993 – a pour caractéristique de détruire le tissu des plantes vertes. Connu pour être un poison extrêmement puissant, il est suspecté de provoquer la maladie de Parkinson et d’avoir causé la mort de dizaines de milliers de personnes dans le monde[7], accidentellement ou par suicide. La toxicité du produit est connue de longue date mais le fabricant a longtemps refusé d’en modifier la formule pour le rendre moins dangereux, afin de ne pas réduire les bénéfices du groupe. Tant Zeneca que Syngenta ont maintenu la production du paraquat jusqu’à aujourd’hui. Syngenta ajoute désormais un émétique dans ses produits contenant du paraquat. Le groupe sino-suisse fait face à des milliers de plaintes aux États-Unis, de même que le pétrolier Chevron qui disposait d’une licence pour fabriquer, conditionner et vendre le paraquat.
Sur son site internet, Syngenta se fixe pourtant des ambitions environnementales claires : « Viser Zéro impact », en préservant la santé des personnes, en prévenant les contaminations de l’eau et de l’air et en contribuant à accroître la biodiversité. Disons qu’il reste encore du pain sur la planche…
La dissolution pour éviter la justice
Autre pratique douteuse : pendant des années, Syngenta a rémunéré des agriculteurs pour qu’ils récupèrent des stocks de graines périmées ou invendables. Un agriculteur français a par exemple touché 70.000 € pour débarrasser la firme de ses vieux stocks et épandre les semences germées dans ses sols, en guise de fertilisant. Celui-ci a épandu 922 tonnes de maïs déclassé entre juillet 1999 et juin 2003, dont une partie enrobée de Gaucho®, un insecticide neurotoxique ou de fipronil, un autre néonicotinoïde. La méthode coûtait moins cher à Syngenta que de brûler ses semences en cimenterie. Des associations d’apiculteurs ont saisi la justice pour cette affaire.
En 2011, Syngenta Seeds Holding est convoqué devant le tribunal correctionnel. Mais cinq jours plus tard, la filiale est dissoute et ses actifs transférés à Syngenta France. La dissolution est d’abord annulée par un tribunal de commerce en 2015. Mais, en 2016, une autre cour se contente de constater l’évaporation de Syngenta Seeds Holding. L’agriculteur incriminé écope de 10.000 € d’amende avec sursis. Il aura finalement suffi à la multinationale de faire disparaître sa filiale pour échapper aux poursuites. Une faille judiciaire sans conteste, et des méthodes peu recommandables pour se soustraire à la justice de la part de Syngenta, qui se contentera d’un communiqué expliquant que la dissolution visait à simplifier les organigrammes du groupe…
Condamnation pour homicide
En 2018, Syngenta a été condamné pour le meurtre de Valmir Mota de Oliveira et pour tentative de meurtre de sa compagne. Le tribunal de Paranà (Brésil) a confirmé son jugement de 2015 et condamné l’agrochimiste à verser des indemnités à la famille de l’agriculteur, membre du Mouvement des sans-terre. Syngenta procédait à des essais illégaux de soja OGM sur 123 hectares, aux abords d’un parc naturel protégé. En octobre 2007, la parcelle était occupée par 150 militants de la Via Campesina lorsqu’une quarantaine d’agents de la société NF Segurança ont ouvert le feu. Le juge a confirmé la responsabilité de Syngenta, puisque l’entreprise avait effectivement un contrat formel avec la société de sécurité.
Syngenta sur la deuxième marche du podium
Chiffre d’affaires des principaux agrochimistes (semences et pesticides) en 2020 et 2021, en millions de dollars.
Tout va bien pour Syngenta, deuxième plus gros agrochimiste au monde, et ses comparses, qui voient leur chiffre d’affaires progresser. Les quatre firmes présentes sur ce graphique sont les seules entreprises intégrées sur le marché des pesticides, c’est-à-dire qu’elles sont présentes à toutes les étapes de la chaîne de valeur, de la R&D à la commercialisation. Nous n’avons repris que les activités liées à l’agriculture. Corteva et Syngenta sont des agrochimistes spécialisés. Bayer et BASF disposent aussi d’autres activités (pharma, chimie et matériaux, pétrochimie…) qui ne sont pas reprises dans cette infographie.
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[1] G. Schätti, « Bio schadet dem Klima und fördert den Landverbrauch », NZZ magazin, 7 mai 2022.
[2] Programme des Nations Unies pour l’environnement.
[3] T. De Ponti et al., « The crop yield gap between organic and conventional agriculture », Agricultural System, avril 2012, vol. 108, pp. 1-9.
[4] Cour des comptes, Le soutien à l’agriculture biologique, juin 2022, France.
[5] L. Gaberell et G. Viret, « Pesticides interdits : l’hypocrisie toxique de l’Union européenne », Public Eye, 10 septembre 2020, www.publiceye.ch/fr/thematiques/pesticides/pesticides-interdits-ue.
[6] St. Mandard, « L’Europe exporte des milliers de tonnes de pesticides “tueurs d’abeilles” pourtant interdits sur son sol », Le Monde, 18 novembre 2021.
[7] St. Horel, « Un demi-siècle de mensonges et de secrets sur le paraquat, pesticide lucratif et poison violent », Le Monde, 24 mars 2021.