Culture et agriculture ont bien plus que deux syllabes en commun. Parfois, ce sont les spectacles et les concerts qui s’organisent dans les fermes. Parfois, c’est l’agriculture qui s’impose comme thème brûlant sur les scènes ou les écrans. Une pollinisation croisée féconde, où les barrières s’estompent.
Estelle Spoto, journaliste
David (incarné par l’humoriste Alban Ivanov) élève des vaches laitières dans le Cantal. Le juge lui a laissé une dernière chance : il lui reste deux mois avant la liquidation judiciaire de son exploitation. Un soir où il erre seul en ville, il assiste à un spectacle de cabaret et décide de mettre en place « le premier cabaret à la ferme de France »…
Parmi les films français récents qui ont abordé les difficultés actuelles du monde agricole, Les Folies fermières, de Jean-Pierre Améris, a la particularité de s’inspirer d’une histoire vraie : celle de David Caumette, éleveur du Tarn qui s’est lancé dans cette aventure en 2015.
+ Ce dossier est à la une du 13° numéro de Tchak (printemps 2023).
Plus près de chez nous, à Mont-de-l’Enclus (entre Celles et Renaix), cela fait 20 ans déjà qu’on organise des soirées cabaret fermières. À la ferme du Harby, l’étincelle culturelle a pris feu grâce au groupe Skarbone 14 dont le chanteur, Xavier Simon, fréquentait Pauline, l’aînée des cinq enfants de Bernard Duthoit (ils se sont mariés depuis).
« Skarbone tournait depuis un an ou deux et on leur a proposé de faire un concert dans la cour de la ferme, retrace le maître des lieux. Ils ont dit qu’ils voulaient inviter d’autres groupes. C’est comme ça qu’est né le premier Harby Farm Festival, à l’été 2002. Nos enfants ont tous fait partie de groupes de musique et le festival leur a souvent servi de première scène, pour avoir un public, pour pouvoir se tester. Au niveau financier, le festival ne nous rapporte pas une fortune, mais ça fait un petit apport. »
« Le festival permet aussi de fêter la fin des stages d’équitation qu’on organise à la ferme pendant tout l’été, complète sa fille Pauline. Ça clôture toutes les animations estivales. On a toujours voulu garder cet esprit de fête à la ferme. »
« Ici, la démocratisation de la culture a bien lieu »
Au cours de l’hiver 2002-2003, la ferme du Harby organisait dans la foulée sa première soirée cabaret dans l’ancienne grange à patates. Comme le festival estival, l’événement hivernal s’est répété depuis lors chaque année –avec une pause forcée par le Covid.
« On lance chaque fois un appel à talents et les gens s’inscrivent, précise Bernard Duthoit. On ne fait pas de sélection mai s il faut tenir compte des dimensions de la scène, qui fait 12 mètres carrés. C’est plus intéressant d’avoir des talents du coin parce qu’ils amènent leurs proches, leurs amis. »
Une façon conviviale de se faire connaître des habitants de la région et de tisser des liens, pour une ferme dont les activités pédagogiques permettent, en complément des revenus de la production, de parvenir à un équilibre financier.
Pauline Duthoit, l’aînée susmentionnée, est actuellement programmatrice à la Maison Culturelle d’Ath et est en mesure de comparer les activités culturelles de la ferme avec celles d’un lieu culturel traditionnel. Elle a pu constater que la ferme peut servir de porte d’entrée vers la culture pour une certaine partie de la population.
« On réussit ici ce qu’on ne parvient pas vraiment à faire au Palace à Ath : diversifier le public, affirme-t-elle. On fait venir des gens qui n’iront jamais dans une salle de spectacle parce qu’ils ont l’impression que ce n’est pas pour eux, parce que la barrière symbolique est trop difficile à franchir. Ici, la démocratisation de la culture a bien lieu ! Ça s’explique par le fait que ces gens fréquentent la ferme pendant l’année, notamment pour les cours d’équitation que nous organisons depuis plus de 30 ans, à un prix très abordable. Ils viennent ici chaque samedi, ils nous connaissent, ici ils se sentent légitimes. »
Le constat est le même tant pour les soirées cabaret que pour le festival d’été, qui rassemble jusqu’à 800 personnes, avec un camping implanté dans le champ voisin pour les festivaliers les plus acharnés.
Car c’est là le vrai bénéfice de ces activités : le bouillonnement qui s’empare alors de la ferme. « Ce qui manque aux agriculteurs, c’est de la visibilité, affirme Pauline. Le festival et les soirées cabaret nous apportent ça. Les agriculteurs sont seuls sinon. Avant, les fermes étaient des lieux de vie, la moitié du village venait aider pour la moisson, on y faisait de grands repas. Tout ça s’est complètement perdu avec l’industrialisation de l’agriculture. »
« Faire venir des gens dans notre ferme »
En Wallonie, les Duthoit ne sont pas un cas isolé. D’autres agriculteurs ont ouvert leurs portes à la culture pour des raisons diverses. Dans le cas de la Ferme de la Sarthe de la famille Jacquemart, à Gonoy (Mettet, en province de Namur), c’est suite à un coup du sort qu’on a lancé des repas-concerts. « Vers 2007-2008, nous avons dû faire face à une contamination assez importante aux PCB, retrace Valentine Jacquemart. Nous avons dû jeter tout notre lait. Il n’y avait pas de revenus sur la ferme ou très peu. Ma belle-mère a alors eu l’idée d’organiser des repas-concerts, le dimanche, dans une petite salle au-dessus de la maison. Nous ne cuisinions pas nous-mêmes, nous faisions appel à un traiteur. »
Au départ, la Ferme de la Sarthe organisait des concerts de musique classique assez intimistes, mais, en été, la cour accueillait jusqu’à 400 personnes pour des concerts en plein air. « C’était le cas en juin dernier, avec un concert d’un groupe de cover de Pink Floyd, explique Valentine Jacquemart. Et cet automne, on a mis les lieux à disposition pour un festival punk pour enfants. » Et si la vente de nourriture à cette occasion rapporte un peuet si ces rassemblements offrent une vitrine aux produits de la ferme, l’objectif principal de ces opérations n’est plus commercial. « Ce n’est pas le but, souligne Valentine. Organiser ce genre d’événement nous permet avant tout de voir du monde, de faire venir les gens chez nous. »
Mais sortir la ferme de son isolement en la transformant temporairement en lieu de concert ne veut pas dire qu’il faut escamoter les activités qui s’y déroulent au quotidien. « Avant le concert, on parle toujours de ce qu’on fait ici. Les gens peuvent aller voir les cochons et, si je dois traire avant le concert, ils peuvent y assister. C’est avant tout une ferme en activité et c’est important de le dire, de le montrer. Lors du concert punk, le tas de patates était rentré dans l’étable, parce qu’elles avaient été arrachées la veille. C’était là, ça fait partie du décor et je pense que les gens aiment bien ça. » Une manière aussi de reconnecter le grand public avec la réalité de l’agriculture.
Quant à Philippe Lekane, installé à Donceel, près de Waremme, c’est avant tout par passion que ce fan de musique live, qui a aussi animé des soirées en tant que DJ dans ses jeunes années avant que son travail à la ferme ne l’oblige à « lever le pied », a organisé son premier concert dans sa ferme, en 2014. S’il ne pouvait plus aller au concert, pourquoi ne pas faire venir les concerts chez lui ? « Nous avons ouvert avec mon épouse un magasin à la ferme qui a fonctionné pendant plus de 20 ans, explique-t-il. Quand nous avons aménagé la boutique, j’en ai profité pour rénover tout le local, une ancienne écurie avec un plafond voûté, où j’avais en tête d’organiser des petits concerts. Le premier, c’était du blues, mais depuis j’ai fait de la chanson française, du rock, du folk, de la country. J’aime tout ! »
Philippe Lekane a à son actif une quarantaine de concerts, à raison de cinq ou six par an, dans sa salle qui peut accueillir jusqu’à 80 personnes, mais aussi un concert annuel en plein air, dans la cour, en juin. Stef Kamil Carlens, le guitariste américain Elliott Murphy, le crooner flamand Kris Dane ou encore Marka… Il y a du beau monde qui est déjà passé à la ferme Lekane. Ici non plus, l’intérêt n’est pas financier. « Le but n’est pas de faire de la publicité pour la ferme. C’est plutôt l’inverse : grâce au magasin, j’ai des contacts avec des spectateurs potentiels. Ces concerts ne me permettent pas de gagner ma vie, mais j’essaie de ne pas mettre de ma poche, en restant raisonnable. Avec le concert en plein air, je me fais un petit pécule qui me permet de prendre un peu plus de risques pour les concerts en intérieur. Je n’ai pas de subsides, je ne veux pas me lancer là-dedans, je veux rester indépendant. »
Un festival pour décloisonner les publics
Parfois le rapprochement se fait dans l’autre sens : c’est la culture qui fait le premier pas. L’été dernier était par exemple organisé le premier festival Sauterelles, où une vingtaine de spectacles pour le jeune public se sont installés, le temps d’un week-end, dans trois fermes de Soignies : la Ferme de la Coulbrie, la Ferme de la Tortue et Les P’tits Sabots.
« Je voulais créer un festival qui se passe ailleurs que dans les lieux de culture habituels, se souvient Giovanna Cadeddu, initiatrice de l’événement et fondatrice de la compagnie théâtrale Le vent qui parle. L’organiser dans des fermes permettait que le public des lieux de culture aille à la rencontre des producteurs locaux et puisse se dire qu’il pourrait acheter là-bas plutôt qu’au supermarché et, qu’à l’inverse, les gens qui achètent leurs produits à la ferme mais qui n’ont pas forcément l’habitude d’aller dans les centres culturels aillent voir un spectacle. Mon but était de décloisonner ces publics. » Une découverte mutuelle de deux univers habituellement séparés et pourtant géographiquement proches.
Les 25 et 26 juin dernier, parents et enfants – plus de 1700 spectateurs, alors qu’on en espérait 1500 – ont ainsi voyagé de ferme en ferme, au fil des 35 représentations et des nombreuses animations (récup’, bombes à graines, hôtel à insectes, etc.). « Beaucoup ont passé la journée à la ferme alors qu’ils venaient voir un spectacle et certains sont revenus le lendemain », relève Giovanna Cadeddu. Seul regret de l’organisatrice : « J’aurais aimé qu’il y ait plus de producteurs locaux qui viennent proposer leurs produits. On a manqué de temps. On essaiera la prochaine fois, pour la deuxième édition en 2024. »
Car tout le monde, artistes comme agriculteurs, est prêt à remettre le couvert. « C’est une expérience hyper positive. Ça nous a sortis de notre quotidien. C’est chouette d’avoir cette vie qui s’invite à la ferme », s’enthousiasme Matthieu Pire qui a acquis la Ferme de la Tortue il y a quatre ans et produit en bio des légumes, des œufs et des poulets de chair. « Mais il faut dire qu’une telle organisation est compliquée à gérer en même temps que la ferme. Par exemple, cette année, je n’ai pas semé de carottes parce que j’étais débordé. Le temps qu’on consacre au festival, c’est du temps qu’on ne consacre pas à nos cultures. Ce n’est pas rattrapable en maraîchage. »
Par ailleurs, difficile de dire si le festival aura boosté leur vente directe. « Il y a des gens qui connaissaient déjà notre magasin et qui sont revenus à la ferme pour le festival et d’autres qui ne nous connaissaient pas et qui ont découvert la ferme grâce à ça. Mais est-ce qu’on a vraiment gagné des clients grâce au festival ? Je ne peux pas l’affirmer. De manière générale, ça participe à la notoriété de la ferme, donc ce n’est pas perdu. »
+++ Décryptage | Certification bio: une machine à fric
Deux mondes qui se nourrissent l’un l’autre
Certaines compagnies ont tellement aimé s’installer à la Ferme de la Torture qu’elles ont exprimé le souhait d’y organiser des résidences. « Mais nous n’avons pas les infrastructures pour le faire », regrette Matthieu Pire. Le cas de figure existe pourtant. De 2015 à 2021, la compagnie française Le Désordre des Choses fondée par Aurélia Lüscher et Guillaume Cayet était en résidence dans la ferme bio de Jean-Paul Onzon, à Ennezat, en Auvergne.
« Dans notre premier spectacle, Les Immobiles, il y avait un chœur d’amateurs et, parmi eux, une bibliothécaire dont le mari était agriculteur, retrace Aurélia Lüscher. Guillaume a commencé à écrire sur l’agriculture et ce couple nous a expliqué les rouages de ce milieu et nous a proposé de nous installer chez eux. Lors de nos rencontres, nous avons entendu parler de l’histoire de Jérôme Laronze, cet agriculteur qui a été tué en 2017 par la gendarmerie. Une histoire qui brasse énormément de questions sur les normes agricoles, sur ce qu’un agriculteur doit faire pour vivre dans un système en gardant son éthique. Jérôme Laronze, lui, n’y arrivait pas, il refusait le traçage sanitaire de ses bêtes et a fini par se mettre tout le monde à dos. »
Guillaume Cayet a écrit Neuf mouvements pour une cavale, qui retrace le parcours de ce paysan insoumis, tué par balles au neuvième jour de sa fuite. Il signe là un des rares spectacles théâtraux. En octobre dernier, la pièce a été créée à Bruxelles, dans une mise en scène de Michel Bernard. « J’ai découvert ce texte par hasard, explique ce dernier, mais j’ai flashé complètement. Guillaume Cayet signe là une vraie tragédie de notre terre, sur la paysannerie qui disparaît au profit de l’agrobusiness et sur la culpabilisation des fermiers. Ce texte tente de construire des ponts, des liens. »
En Belgique, on peut également citer le remarquable Nourrir l’humanité c’est un métier, de Charles Culot (voir le Tchak numéro XXX), qui traite du drame du monde rural contemporain. On le voit, ce retissage de liens entre deux mondes que l’évolution de la société a séparés s’affirme, bien avant les intérêts financiers ou de publicité, comme l’objectif principal. Inviter la culture à la ferme, c’est la transformer, à nouveau, en lieu de rassemblement, la sortir de son isolement. C’est aussi une manière de donner le goût à la culture à un public pas encore initié. C’est enfin, comme quand le monde paysan s’impose comme sujet d’une pièce ou d’un film, ouvrir une fenêtre sur le quotidien des agriculteurs, habituellement occulté, et qui pourtant, via notre assiette, concerne toutes et tous.
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