Quintessence de la modernité et de l’avance technologique, symbole de l’agritech, le robot de traite s’est imposé, avec labeur, dans les fermes laitières de Wallonie. Cet outil présenté comme attractif a toutefois son lot de contraintes et risque de rendre l’éleveur dépendant de ces hautes technologies.
Enquête | Sang-Sang Wu, journaliste
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Œil pétillant et sourire franc ne sauraient mentir : Arnaud Velghe a hâte. Sur le clavier de son ordinateur recouvert d’une fine couche de poussière, il pianote les mots « Le retour de la salle de traite ». Il ne se lasse pas d’écouter cette agricultrice[1] raconter à quel point ses conditions de travail ont changé depuis qu’elle s’est débarrassée de son robot de traite. Fini le bruit constant de machines qui tournent, les frais mensuels exorbitants, la charge mentale liée aux pannes pouvant survenir à tout moment. S’il est impatient, c’est parce qu’il a décidé, lui aussi, de faire machine arrière.
Quand nous le rencontrons, cela fait deux mois que cet éleveur de 66 vaches normandes a déplacé son robot, acquis il y a dix ans, en vue de réaliser les travaux pour installer sa future salle de traite, rachetée d’occasion pour 5.000 €. Il n’avait eu aucun mal à la trouver : nombreux sont les éleveurs qui arrêtent de traire et pour ceux qui s’accrochent, beaucoup sont tentés de passer à la robotisation. D’après le Service public de Wallonie (SPW), il n’existe pas de chiffres sur le nombre de robots installés en Région wallonne. C’est pourtant un fait : ils gagnent du terrain. Le Sillon belge rapporte qu’on est passés de 88 robots en 2018 à 138 en 2019. Et il y aurait aussi plus de fermes qui en installent plusieurs[2]. Mais chez les Velghe, à Baugnies (Péruwelz), le tas de ferraille high tech vit ses dernières heures.
+++ Cet article fait partie de l’enquête Agriculture 4.0: droit dans la matrice publiée dans le numéro 14 de Tchak (été 2023). Un travail réalisé grâce au soutien du Fonds pour le journalisme.
Pas de congé pour le robot de traite
Pour comprendre ce choix a priori contre-intuitif et radical, il faut se rappeler qu’un robot de traite ne ressent pas la fatigue, ne prend pas de congé, n’a pas d’état d’âme. Et peut donc tourner 24h/24. Lorsqu’une vache entre dans l’installation, une main de fer désinfecte chaque pis, place les gobelets trayeurs grâce à une technologie infrarouge, et tire le lait. Simultanément, la vache reçoit du concentré au distributeur automatique. Cet apprentissage pavlovien permet de faire tourner ce système open bar où les vaches sont « libres » d’aller et venir au sein d’un circuit semi-dirigé, à sens unique, dans un dédale de barrières.
Pendant la traite, d’innombrables données sont récoltées et enregistrées en temps réel grâce au collier d’identification et aux capteurs qui mesurent l’activité de rumination de la vache. Un écran tactile informe du nombre de litres donné, quartier par quartier, de la qualité, de l’historique de production, de la durée de la traite, etc. Cela permet d’accéder à un degré de précision vertigineux. Est-ce utile ? « Pas toujours, reconnaît Arnaud. Mais on s’habitue à avoir ces données. Et on s’habituera à ne plus les avoir. Ce qui me pose problème, c’est qu’en deux clics, DeLaval [un des équipementiers leader sur le marché, ndlr] peut y avoir accès. » Tout est ensuite transféré sur l’ordinateur et le smartphone de l’éleveur. Le système est fait pour qu’il n’ait plus à être dans son étable ou, en tous cas, le moins de temps possible.
Les avantages de ce système robotisé sont martelés par les équipementiers : gain de temps, réduction de la pénibilité physique, hausse de la productivité. Pour ne rien gâcher, il pare l’éleveur d’une cape de modernité et de prestige social. Ce discours est relayé par les pouvoirs publics, la presse et les organismes agricoles qui le répètent en chœur : la robotisation libérerait les éleveurs d’une astreinte contraignante pour la vie sociale. Ne plus être celle ou celui qui doit écourter la soirée car il faut se lever à l’aube pour traire ses vaches. Pouvoir assister à la communion de la petite dernière sans devoir faire un aller-retour et revenir en sentant le foin. Si cet argument est légitime, les implications, elles, ne sont généralement pas évoquées.
Addiction à haut débit
« Au début, ça va faire bizarre », confie Arnaud. Mais pour cet électrosensible, ce sera surtout un soulagement. La principale raison pour laquelle il a décidé de rétropédaler est liée à la charge mentale qu’engendre le robot de traite. « On doit être connecté à son smartphone en permanence. L’application envoie des notifications en cas de problème : si un tuyau est bouché, le robot se bloque et s’arrête de traire. On n’est jamais tranquilles, des pannes peuvent arriver tout le temps. Je n’aspire qu’à une chose : éteindre mon téléphone et le laisser dans le salon pendant la nuit, mais je ne peux pas. »
Plusieurs éleveurs contactés dans le cadre de cette enquête nous ont raconté le même sentiment de devoir être sur le qui-vive, à toute heure du jour ou de la nuit, le stress induit par les alertes intempestives. Un mouvement de « dérobotisation » serait né aux Pays-Bas en 2010, et gagnerait la France[3]. Arnaud reconnaît que par essence, l’éleveur laitier est tributaire du rythme et de l’état de santé de ses vaches, mais « au moins, le moment de la traite est clairement défini dans le temps ».
L’hyper connexion et la fatigue mentale due au temps d’écran, Marc Grandjean les connaît aussi. Pionnier de la traite robotisée en Wallonie, ce passionné de foot et de compétition a acquis son premier engin il y a plus de vingt ans. Fils et petit-fils d’agriculteurs, il a repris la ferme familiale en 1987 et à la pension de son papa, il s’est retrouvé à un carrefour qui allait conditionner le reste de sa carrière : « On trayait 75 vaches et notre salle de traite se faisait vieille. Voyant que j’allais me retrouver seul sur la ferme, je me suis intéressé au robot ».
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Années noires et nuits blanches
Il revient aujourd’hui sur des années noires qui lui ont valu quelques nuits blanches. « Le lancement a été très laborieux, je ne me doutais pas qu’il y aurait autant de problèmes de surveillance de l’outil et d’alertes. Presque à chaque fois, je me demandais si la vache allait se faire traire. Ça a sérieusement commencé à déstructurer mon rythme de repos. Mon épouse s’est même demandé si j’allais tenir le coup. Au lieu de me libérer des astreintes, je m’étais mis un boulet au pied : pendant deux ou trois ans, je n’ai plus pu quitter le village. Ce qui m’a aidé à tenir, c’est le soutien d’un technicien de la firme. Il me disait parfois : « Va dormir, je vais m’occuper de la traite jusqu’au matin ». Sans ça, je n’aurais pas tenu. »
23 ans plus tard, la pierre d’achoppement reste l’impossible droit à la déconnexion. « Au début, on trouve ça rassurant : le téléphone est le cordon ombilical qui nous tient au courant tout de suite s’il arrive quelque chose. Aujourd’hui, je suis tellement conditionné que je ne peux pas m’empêcher de consulter mon smartphone, même quand il ne sonne pas. C’est la première et la dernière chose que je fais. Et je le fais aussi pendant la nuit, quand je ne trouve pas le sommeil, même en vacances. C’est une addiction », reconnaît Marc. Un risque induit par le principe même du robot : s’il ne réagit pas rapidement, les pannes peuvent mener à de graves conséquences.
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Pire qu’un contrat de mariage
Ce qui pose aussi problème avec la robotisation, ce sont les coûts financiers mensuels. Outre le prix d’achat de l’équipement (150.000 € au minimum, sans compter l’aménagement de la ferme), les frais et produits d’entretien plombent les finances des éleveurs aux reins moins solides. Avec son étable à 800.000 € remboursable sur quinze ans, Arnaud Velghe paie entre 5.000 et 10.000 € par an pour faire tourner son robot, en plus de factures d’énergie explosives. « Il y a toujours un moteur qui tourne, que cela soit le compresseur, la pompe hydraulique ou autre. En salle traditionnelle, ça fonctionne juste le temps de la traite. » Sans compter qu’avec un robot, les coûts de l’alimentation des vaches augmentent aussi.
Ces machines atteignent de tels niveaux de complexité que la plupart des fermiers se retrouvent dans l’incapacité de les réparer eux-mêmes. Diplômé en électromécanique, Arnaud s’estime un peu plus outillé. Il a toujours tenté de se débrouiller sans l’intervention d’un technicien payé à plus de 100 € de l’heure, mais a parfois dû y avoir recours. « Pour les soucis d’ordre électronique, même leurs techniciens ne savent rien faire, ils se contentent de remplacer les pièces. Ils savent que les éleveurs sont pieds et poings liés avec la firme. C’est pire qu’un contrat de mariage ». Quant à la revente de son robot high tech, cela ne sera pas simple. Son vieux modèle est aujourd’hui bien obsolète. « L’entreprise nous l’avait vendu comme une machine évolutive. Mais il y a trois ans, elle a sorti un nouveau modèle incompatible avec le nôtre. »
Frédéric Rollin est professeur à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Liège, spécialisé dans la gestion de la santé des ruminants. Son institution, où il y a aussi un robot de traite, a été confrontée au même souci. « Le constructeur a décidé de changer de fournisseur pour les colliers d’identification car leur durée de vie ne correspondait pas à ce qui était annoncé. Et donc, il nous a dit que si les nôtres venaient à tomber en panne, il ne pourrait pas les remplacer. Comme le système ne peut pas travailler avec deux types de colliers différents, il a fallu tous les remplacer, ce qui nous a coûté plusieurs milliers d’euros. »
Confiscation des savoirs
Pour beaucoup d’interlocuteurs rencontrés, l’une des conséquences les plus graves de l’entrée du numérique dans les étables est la perspective d’une perte d’acuité, d’intuition et du sens de l’observation des éleveurs. Un être humain ayant accumulé de l’expérience, des ratés et des réussites pourra-t-il être supplanté par une technologie façonnée par d’autres humains dont le métier n’est pas d’élever des animaux ?
La fibre de l’éleveur, elle est inscrite dans chacune des cellules de Marc Grandjean. À peine plus haut que trois pommes, il allait rechercher les vaches en prairie. « L’arrivée des technologies n’a fait qu’aiguiser mon œil car j’ai eu plus de temps pour observer mes animaux. Je me fie plus à ce que j’observe et à mon expérience qu’à ce que disent les capteurs. » Mais qu’en est-il des générations qui ont grandi avec les technologies ? « J’ai rencontré des jeunes qui passaient leur temps sur l’ordinateur, ça devenait leurs yeux. Tous ces capteurs vont devenir nécessaires car il va y avoir de plus en plus de déconnexion avec l’animal et moins de temps dans l’étable. Je suis prudent car à une époque, les anciens me disaient « Tu ne connais plus tes vaches ». J’aurais tendance à dire la même chose aujourd’hui, mais peut-être que chaque génération a ses outils. » Frédéric Rollin est convaincu que pour celles et ceux qui se lancent avec ces objets, le risque de perte de savoirs est réel. « Ce qu’ils gagnent en connaissance de ces outils, ils le perdent en connaissance du comportement animal. En la matière, ils n’atteindront jamais le niveau de leurs aînés car on ne connaît bien que ce qu’on fait beaucoup. »
Vers l’infini et au-delà
La numérisation en agriculture semble davantage destinée aux grandes fermes et aux entreprises agricoles produisant pour l’industrie. « Cela accélère la concentration des capitaux, des terres, des animaux dans quelques mains, estime Pierre Cossement, éleveur bio de Montbéliardes et de Rouges flamandes, à Barry (Tournai). Un processus d’accroissement de la productivité est en cours depuis que le tracteur a remplacé le cheval. On a eu une phase de mécanisation et maintenant on est dans une phase de numérisation où il n’y a plus de limites. Avec l’intelligence artificielle, on pourrait imaginer un super programme qui prendrait de meilleures décisions que les agriculteurs. On déshumanise la production et tout le rapport au vivant. C’est une disparition de ce qu’il reste de l’agriculture paysanne. »
À Gouvy, Marc Grandjean a aujourd’hui trois robots de traite[4]. Il a augmenté son cheptel au fil du temps pour atteindre les 160 vaches et 1.700.000 litres de lait par an. « L’idée que les technologies permettent de soigner les animaux plus facilement et que c’est la modernité, c’est ancré dans le milieu. Or pour les acheter, on doit grandir. Mais c’est un rouleau-compresseur : plus on grandit, plus on a besoin de matériel différent, ce qui nous pousse à avoir plus de bêtes. Quand j’ai repris la ferme, ce n’était sans doute pas la seule manière de s’en sortir, mais on m’a toujours dit que plus on travaillait, plus on grandissait et mieux ça irait. »
Après l’achat de son premier robot de traite, Marc s’est senti cadenassé dans un modèle d’élevage duquel il lui semblait difficile de sortir. « À un moment, certaines portes se ferment. Quand vous avez investi, comment envisager la diversification, la diminution du troupeau, le passage en bio ? » Et puis, imaginer que ce qu’il avait toujours fait était mal… Non, ça aurait été trop dur à admettre. Perfectionniste et compétiteur dans l’âme, l’éleveur s’est pris au jeu, attiré par cette envie de performer et d’en avoir « toujours un peu plus ». Le système l’a encouragé dans une voie d’intensification de sa production. « Je faisais de beaux chiffres pour DeLaval. Mais ça me mettait toujours un peu plus en difficulté parce qu’en augmentant, le confort disparaissait : comme il n’y avait plus de temps mort entre les traites, la moindre panne était une grosse source de stress car il fallait rattraper le retard. Je me suis de nouveau retrouvé avec des contraintes que je voulais éviter. »
Il y a quelques années, Marc s’est lassé de cette course effrénée contre laquelle, il le savait, il ne gagnerait jamais. « Ça ne faisait plaisir qu’aux autres, pas à moi. Quand j’allais dans les fermes [il a été conseiller en robot de traite pour DeLaval, ndlr], j’avais envie de dire aux gens : « Ne faites pas comme moi parce que vous n’allez pas vous y retrouver ». Mais la conjoncture était compliquée, ceux qui avaient investi voulaient traire beaucoup aussi. J’ai vu des gens en galère totale. » Honnête, il reconnaît avoir foncé bille en tête, au détriment de sa vie de famille. « J’étais tellement absorbé par l’envie que ça marche… Mais ce système a montré ses limites : faire toujours plus juste parce que la technologie le permet, ce n’est pas une solution pour les jeunes. »
Et les vaches ?
À en croire les « pro-robots », ce système permet de prévenir les mammites (quand la mamelle est gorgée de lait en excès), et de limiter les contagions. Un argument qui ne vaut que pour les grosses exploitations où l’éleveur n’a plus le temps d’observer ses animaux. « En traite manuelle, il peut examiner la mamelle et les premiers jets de lait avant de fixer les manchons trayeurs. Il détectera tout de suite s’il y a une mammite », fait remarquer Frédéric Rollin.
Si le robot a des effets sur l’être humain, il en a aussi sur les vaches. Dans un système robotisé, dans la majorité des cas, elles ne pâturent plus car cela demande du travail supplémentaire. « C’est toute une organisation assez compliquée à mettre en place : il n’y a que quelques exploitations qui le font. À la ferme expérimentale, on déménage le robot en prairie à l’aide d’une remorque, mais il faut un silo de concentré, un tank à lait, un accès à l’eau, l’électricité, ainsi qu’au camion de la laiterie », confirme le prof de l’ULiège. Alors qu’en salle de traite traditionnelle, « c’est facile : après la première traite de la journée, on amène le troupeau en prairie et on va les rechercher pour la traite du soir », se réjouit Arnaud Velghe.
Pour le vétérinaire Frédéric Rollin, la vache est faite pour pâturer. « La flore et la faune du rumen (bactéries, levures, protozoaires) permet aux ruminants de digérer des choses indigestes pour les monogastriques et de les transformer en protéines microbiennes d’excellente qualité. En échange, cette flore se sert des bovins comme transporteurs pour se disséminer dans l’environnement via l’éructation des gaz produits dans leur rumen, partout où ils passent. En effet, ces gaz éructés s’accompagnent d’un aérosol de fines gouttelettes chargées de micro-organismes du rumen. Donc, quand les vaches restent à l’étable, cette part du contrat qui lie les ruminants à leur flore digestive n’est plus honorée et ils ne peuvent plus remplir leur rôle dans l’écosystème. »
Des bovins zen
Concernant le stress induit par l’étable robotisée, Léonard Théron, vétérinaire et cofondateur de RumeXperts, une start-up spécialisée dans les projets de recherche dans le domaine de l’élevage de précision pour les ruminants, affirme qu’il y en a moins qu’en salle de traite. « Les ruminants ont une très lente fréquence de rafraîchissement de l’œil. Ils aiment les gestes lents et l’aspect répétitif, prévisible des robots. La vache n’est pas stressée car elle sait ce qu’il va se passer. » Son confrère Frédéric Rollin nuance : « Cela dépend de l’historique de l’animal : si, du jour au lendemain, les vaches traites en salle passent au robot, ça va être un énorme stress pour elles. Et inversement pour celles qui n’ont connu que le robot. »
Parallèlement, la sélection des vaches s’est accélérée, notamment sur base du critère productif. « On fait de la sélection génétique depuis 6.000 ans. Dans le passé, on faisait ça à l’œil, mais avec les nouveaux outils et calculs génétiques, on a optimisé les dynamiques de croisement. Résultat : on a des animaux plus calmes, faciles à travailler et productifs », affirme Léonard Théron. Pour lui, cette sélection correspond à la manière dont l’élevage a évolué. « Jusqu’au milieu des années 50, une vache produisait grosso modo 3 à 4.000 litres de lait par an. Sur les cinquante dernières années, on est arrivés à 10-12.000 litres. Sauf qu’on en élève beaucoup moins : en Belgique, il y avait trois millions de bovins dans les années 70, contre un million et demi aujourd’hui. »
Les Holstein de Marc Grandjean donnent aujourd’hui 1.000 litres de lait en plus par an qu’il y a quelques années. Bien que les siennes pâturent encore, les vaches ainsi sélectionnées sont davantage adaptées à être nourries à l’étable. « Pour produire des quantités de lait aussi astronomiques, elles doivent ingérer beaucoup de kilos de matière sèche (préfané, tourteaux, maïs). Et l’herbe, aliment trop encombrant, ne le leur permet pas puisqu’elle ne contient que 15% de matière sèche, le reste étant de l’eau », explique Frédéric Rollin.
Qui dit vaches plus productives, dit plus de lait dans les pis. Pour un bovin qui donne 70 litres par jour, mieux vaut qu’il soit trait souvent. Impossible pour un éleveur, seul un robot peut traire jusqu’à quatre fois par jour et soulager la vache. « Cela représente autant de kilos dans la mamelle qui devient engorgée et lourde, ce qui risque de « décrocher » le pis. Plus celui-ci pendra bas, plus il sera sujet aux traumatismes et aux mammites. Pour les vaches très hautes productrices, le robot s’est donc rendu en quelque sorte indispensable en permettant de multiplier le nombre de traites sur la journée. Elles sont alors dans une certaine mesure moins bien loties en prairie qu’à l’étable. » Léonard Théron ne dit pas autre chose, mais défend une conception antagoniste : « Si l’organisation de la ferme n’est pas pensée pour accueillir des vaches plus productives, ce sera défavorable à leur bien-être. Mais si les conditions d’élevage sont adaptées, ces animaux deviennent des athlètes. »
Pour le professeur en médecine vétérinaire de l’ULiège, on flirte avec les limites de la sélection : « Après de nombreuses générations de vaches sélectionnées pour fonctionner avec un robot, où les animaux ne sortent quasi plus jamais, on assiste à une perte du comportement de pâturage pouvant aller de pair avec un raccourcissement de leur encolure vu qu’elles n’ont plus besoin de se baisser autant pour se nourrir dans une mangeoire surélevée. Par ailleurs, on a aussi sélectionné des vaches plus grandes. À terme, elles auraient donc la plus grande peine du monde à pâturer si on les remettait en prairie. On les rend ainsi progressivement inadaptées à cet environnement extérieur. »
Halte aux pis bariolés
Désormais, on sélectionne aussi sur base d’un autre critère : la conformation de la mamelle. Pas question d’avoir un troupeau aux pis bariolés, le robot n’aime pas ça. « On voit donc comment le robot joue un rôle central dans la conformation de la vache, dans la mesure où il requiert l’adaptation morphologique de l’animal à l’ergonomie de la machine. Cette mise aux normes conduit aujourd’hui à produire un morphotype génétiquement adapté à la traite robotisée, chaque partie de l’animal ou fonction productive (en matière grasse, en caséine…) étant mesurée et évaluée à des fins d’optimisation constante par standardisation. »[5]
Et pour celles qui sortiraient du rang, inadaptées à la traite robotisée, direction la réforme, l’abattoir. D’après le Sillon belge, qui a interrogé des experts de l’Institut de l’élevage (France) et des Chambres d’agriculture françaises, « les taux de réforme et de renouvellement du troupeau s’accroissent lors du passage au robot de traite à cause, notamment […] de la morphologie des mamelles et de l’adaptation des animaux au robot ».
« Aujourd’hui, dans les grosses exploitations industrielles, l’animal est devenu une chose, soutient Frédéric Rollin. Ce n’est plus de l’élevage, c’est « marche ou crève ». Si vous avez trois poules chez vous, vous pouvez individualiser la relation, mais pas si vous en avez 30.000. »
Dans le milieu, beaucoup craignent la hausse de consanguinité des vaches. « Si moins de sujets participent à la reproduction de l’espèce, il y a une perte progressive de résilience, c’est-à-dire la capacité de s’adapter à divers environnements. Parmi ces animaux hyper productifs, beaucoup sont réformés précocement car ils boitent (il y a plus de boiteries en étable) ou qu’ils ne sont plus capables de se reproduire (plus ils produisent de lait, plus ça inhibe la reproduction). » Dans cette optique, la vache devient une machine de compétition, servant uniquement à transformer l’herbe en lait.
Don et contre-don
Cette conception dérange beaucoup d’éleveurs, dont Pierre Cossement, qui n’a jamais envisagé de franchir le cap. « Avecle robot, on passe certes du temps avec ses vaches, mais pour s’occuper de celles qui ne vont pas bien ou qu’il faut inséminer. Les seuls contacts sont donc souvent violents puisqu’il s’agit soit d’une piqûre, soit d’une insémination, ce qui est quand même une pénétration. »
Quand on lui demande si la traite n’est pas trop contraignante, sa voix se réchauffe : « C’est vraiment le boulot dont je ne me lasse pas ! Pendant la traite, il y a un contact « charnel » entre l’éleveur et sa vache, une relation qui ne triche pas. C’est une collaboration. On dit que la vache « donne » son lait, « donne » un bon veau. Et après ça, elle donne encore sa vie. Je trouve donc légitime que l’éleveur donne aussi sa vie aux animaux. Je ne dis pas qu’il doit se suicider dans son étable, mais il faut une implication réelle, dans une logique de don et de contre-don. »
On le voit : cette relation au vivant n’est pas un concept vaporeux de néo-ruraux romantiques. Il s’agit du lien intime et viscéral qui fait la singularité du métier d’agriculteur. Cette revendication politique est portée par une série d’organisations de soutien à la paysannerie comme l’asbl Fian, l’ONG Grain ou encore le syndicat agricole la Confédération paysanne. Le député européen Benoît Biteau (Europe Écologie-Les Verts), agronome et agriculteur, est lui aussi sceptique face à la robotisation à tout-va. « Le monde agricole est gagné par une modernisation qui ne suscite que localement des résistances collectives aux projets techniques. »[6]
Si le robot bouleverse les pratiques de l’éleveur, il est également question de sa condition sociale. « Les technologies sont vendues comme des outils qui libèreraient d’un travail pénible, celui d’aller traire à 6h, tous les matins. Car on vit dans un monde où on nous a dit d’avoir envie d’être des bourgeois qui se lèvent à 10h, tonne Olivier Vermeulen, membre de la Fabriek Paysanne, coopérative qui aide les paysans à développer leur souveraineté technologique. Cette absurdité est portée par un rêve de progrès, fait de technologies qui nous déconnectent de l’existence et nous pourrissent la vie qu’on a encore. »Arnaud Velghe, qui dira bientôt adieu à son robot, sait que sa décision peut paraître folle. « Certains voient ça comme un échec. Pour moi, c’est un pas en avant. » Finalement, tout dépend de quel côté on porte le regard.
[1] Dans une vidéo de la chaîne YouTube Agriculture innovante (16 février 2022).
[2] J. V., “Installer un robot de traite n’est pas sans conséquence sur la conduite de l’élevage”, Le Sillon belge, 2020.
[3] “Quand le stress pousse à l’abandon”, La France agricole, 2017.
[4] Un robot est conçu pour traire environ 60 vaches.
[5] Le Guern, Philippe. « Robots, élevage et techno-capitalisme. Une ethnographie du robot de traite », Réseaux, vol. 220-221, no. 2-3, 2020, pp. 253-291.
[6] François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2016, 434 p.
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