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© Philippe Lavandy

Agritech : le robot, l’éleveur et la vache

Quintessence de la modernité et de l’avance technologique, symbole de l’agritech, le robot de traite s’est imposé, avec labeur, dans les fermes laitières de Wallonie. Cet outil présenté comme attractif a toutefois son lot de contraintes et risque de rendre l’éleveur dépendant de ces hautes technologies.

Enquête | Sang-Sang Wu, journaliste

Œil pétillant et sourire franc ne sauraient mentir : Arnaud Velghe a hâte. Sur le clavier de son ordinateur recouvert d’une fine couche de poussière, il pianote les mots « Le retour de la salle de traite ». Il ne se lasse pas d’écouter cette agricultrice[1] raconter à quel point ses conditions de travail ont changé depuis qu’elle s’est débarrassée de son robot de traite. Fini le bruit constant de machines qui tournent, les frais mensuels exorbitants, la charge mentale liée aux pannes pouvant survenir à tout moment. S’il est impatient, c’est parce qu’il a décidé, lui aussi, de faire machine arrière.

Quand nous le rencontrons, cela fait deux mois que cet éleveur de 66 vaches normandes a déplacé son robot, acquis il y a dix ans, en vue de réaliser les travaux pour installer sa future salle de traite, rachetée d’occasion pour 5.000 €. Il n’avait eu aucun mal à la trouver : nombreux sont les éleveurs qui arrêtent de traire et pour ceux qui s’accrochent, beaucoup sont tentés de passer à la robotisation. D’après le Service public de Wallonie (SPW), il n’existe pas de chiffres sur le nombre de robots installés en Région wallonne. C’est pourtant un fait : ils gagnent du terrain. Le Sillon belge rapporte qu’on est passés de 88 robots en 2018 à 138 en 2019. Et il y aurait aussi plus de fermes qui en installent plusieurs[2]. Mais chez les Velghe, à Baugnies (Péruwelz), le tas de ferraille high tech vit ses dernières heures. 

+++ Cet article fait partie de l’enquête Agriculture 4.0: droit dans la matrice publiée dans le numéro 14 de Tchak (été 2023). Un travail réalisé grâce au soutien du Fonds pour le journalisme.

PAs de congé pour le robot de traite

Pour comprendre ce choix a priori contre-intuitif et radical, il faut se rappeler qu’un robot de traite ne ressent pas la fatigue, ne prend pas de congé, n’a pas d’état d’âme. Et peut donc tourner 24h/24. Lorsqu’une vache entre dans l’installation, une main de fer désinfecte chaque pis, place les gobelets trayeurs grâce à une technologie infrarouge, et tire le lait. Simultanément, la vache reçoit du concentré au distributeur automatique. Cet apprentissage pavlovien permet de faire tourner ce système open bar où les vaches sont « libres » d’aller et venir au sein d’un circuit semi-dirigé, à sens unique, dans un dédale de barrières. 

Pendant la traite, d’innombrables données sont récoltées et enregistrées en temps réel grâce au collier d’identification et aux capteurs qui mesurent l’activité de rumination de la vache. Un écran tactile informe du nombre de litres donné, quartier par quartier, de la qualité, de l’historique de production, de la durée de la traite, etc. Cela permet d’accéder à un degré de précision vertigineux. Est-ce utile ? « Pas toujours, reconnaît Arnaud. Mais on s’habitue à avoir ces données. Et on s’habituera à ne plus les avoir. Ce qui me pose problème, c’est qu’en deux clics, DeLaval [un des équipementiers leader sur le marché, ndlr] peut y avoir accès. » Tout est ensuite transféré sur l’ordinateur et le smartphone de l’éleveur. Le système est fait pour qu’il n’ait plus à être dans son étable ou, en tous cas, le moins de temps possible.

Les avantages de ce système robotisé sont martelés par les équipementiers : gain de temps, réduction de la pénibilité physique, hausse de la productivité. Pour ne rien gâcher, il pare l’éleveur d’une cape de modernité et de prestige social. Ce discours est relayé par les pouvoirs publics, la presse et les organismes agricoles qui le répètent en chœur : la robotisation libérerait les éleveurs d’une astreinte contraignante pour la vie sociale. Ne plus être celle ou celui qui doit écourter la soirée car il faut se lever à l’aube pour traire ses vaches. Pouvoir assister à la communion de la petite dernière sans devoir faire un aller-retour et revenir en sentant le foin. Si cet argument est légitime, les implications, elles, ne sont généralement pas évoquées. 

Agritech Tchak 14

Addiction à haut débit 

« Au début, ça va faire bizarre », confie Arnaud. Mais pour cet électrosensible, ce sera surtout un soulagement. La principale raison pour laquelle il a décidé de rétropédaler est liée à la charge mentale qu’engendre le robot de traite. « On doit être connecté à son smartphone en permanence. L’application envoie des notifications en cas de problème : si un tuyau est bouché, le robot se bloque et s’arrête de traire. On n’est jamais tranquilles, des pannes peuvent arriver tout le temps. Je n’aspire qu’à une chose : éteindre mon téléphone et le laisser dans le salon pendant la nuit, mais je ne peux pas. » 

Plusieurs éleveurs contactés dans le cadre de cette enquête nous ont raconté le même sentiment de devoir être sur le qui-vive, à toute heure du jour ou de la nuit, le stress induit par les alertes intempestives. Un mouvement de « dérobotisation » serait né aux Pays-Bas en 2010, et gagnerait la France[3]. Arnaud reconnaît que par essence, l’éleveur laitier est tributaire du rythme et de l’état de santé de ses vaches, mais « au moins, le moment de la traite est clairement défini dans le temps ». 

L’hyper connexion et la fatigue mentale due au temps d’écran, Marc Grandjean les connaît aussi. Pionnier de la traite robotisée en Wallonie, ce passionné de foot et de compétition a acquis son premier engin il y a plus de vingt ans. Fils et petit-fils d’agriculteurs, il a repris la ferme familiale en 1987 et à la pension de son papa, il s’est retrouvé à un carrefour qui allait conditionner le reste de sa carrière : « On trayait 75 vaches et notre salle de traite se faisait vieille. Voyant que j’allais me retrouver seul sur la ferme, je me suis intéressé au robot ». 

+++ Enquête | Agritech : « Avec la numérisation, on fait un choix de société »

Années noires et nuits blanches

Il revient aujourd’hui sur des années noires qui lui ont valu quelques nuits blanches. « Le lancement a été très laborieux, je ne me doutais pas qu’il y aurait autant de problèmes de surveillance de l’outil et d’alertes. Presque à chaque fois, je me demandais si la vache allait se faire traire. Ça a sérieusement commencé à déstructurer mon rythme de repos. Mon épouse s’est même demandé si j’allais tenir le coup. Au lieu de me libérer des astreintes, je m’étais mis un boulet au pied : pendant deux ou trois ans, je n’ai plus pu quitter le village. Ce qui m’a aidé à tenir, c’est le soutien d’un technicien de la firme. Il me disait parfois : « Va dormir, je vais m’occuper de la traite jusqu’au matin ». Sans ça, je n’aurais pas tenu. »

23 ans plus tard, la pierre d’achoppement reste l’impossible droit à la déconnexion. « Au début, on trouve ça rassurant : le téléphone est le cordon ombilical qui nous tient au courant tout de suite s’il arrive quelque chose. Aujourd’hui, je suis tellement conditionné que je ne peux pas m’empêcher de consulter mon smartphone, même quand il ne sonne pas. C’est la première et la dernière chose que je fais. Et je le fais aussi pendant la nuit, quand je ne trouve pas le sommeil, même en vacances. C’est une addiction », reconnaît Marc. Un risque induit par le principe même du robot : s’il ne réagit pas rapidement, les pannes peuvent mener à de graves conséquences. 


[1] Dans une vidéo de la chaîne YouTube Agriculture innovante (16 février 2022).

[2] J. V., “Installer un robot de traite n’est pas sans conséquence sur la conduite de l’élevage”, Le Sillon belge, 2020.

[3] “Quand le stress pousse à l’abandon”, La France agricole, 2017.


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