Big data agriculture
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Big Data et agriculture : la moisson du siècle

En agriculture aussi, le Big Data s’annonce, avec son armada de capteurs, d’écrans et de robots connectés. La promesse d’une matrice où le contrôle, la traçabilité et l’interopérabilité permettront de soigner les terres agricoles, de multiplier les rendements, de lier l’offre et la demande en temps réel. Un nouvel eldorado pour les startups, les multinationales de l’agroalimentaire et les géants du web. 

Enquête | Yves Raisière, journaliste

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« Nous faisons face à une augmentation exponentielle de la quantité de données produites sur les exploitations agricoles. Leur récolte rend possible la modélisation d’outils d’aide à la décision et va aussi ouvrir les voies d’une nouvelle économie. »

C’était le 2 décembre 2022, à Namur, lors d’une matinée d’information consacrée à la valorisation des données liées aux activités agricoles. Premier intervenant au pupitre, Georges Sinnaeve, le directeur général du Centre wallon de recherches agronomiques (CRA-W). Cette phrase, aussi, pour planter le décor : « Le partage de ces données est peut-être un point un peu plus touchy. Nous avons besoin d’un cadre juridique adapté. »

Un peu plus touchy ? Un euphémisme : savoir quels textes de loi réglementent l’accès et la récolte de data agricoles relève en effet de la gageure. S’entremêlent ceux portant sur la protection des données, la propriété intellectuelle, un data-act européen ou encore divers codes de conduite.

« Par ailleurs, pour déterminer les règles applicables, il faut prendre en compte différents paramètres tels que le contenu informationnel de la donnée et sa provenance », développe Manon Knockaert, chercheuse au Namur Digital Institute (UNamur) et membre du groupe OpenAgro4.2 coordonné par le CRA-W, qui l’a chargée de déminer le terrain concernant l’utilisation des données agricoles.

Une certitude : la moisson d’informations démarre dans la cour de la ferme. Au centre des convoitises, le carnet de champs des agriculteurs, dans lequel sont consignées de nombreuses données. « Cela va des variétés de semences utilisées aux dates de semis en passant par ce qui touche à l’historique d’une parcelle, l’irrigation, les apports en amendements, les produits phyto utilisés, les dates de récolte, le rendement, ou encore à certaines caractéristiques qualitatives liées », détaille François Brun, responsable du pôle Agriculture numérique et sciences des données à l’Acta, réseau français des instituts techniques agricoles et organismes de recherche appliquée pour les productions animales et végétales.

+++ Cet article fait partie de l’enquête Agriculture 4.0: droit dans la matrice publiée dans le numéro 14 de Tchak (été 2023). Un travail réalisé grâce au soutien du Fonds pour le journalisme.

Des carnets de champs connectés

Actuellement, de nombreux agriculteurs utilisent encore le format papier. La transition numérique pourrait toutefois s’accélérer. « À partir de 2026, un nouveau règlement européen prévoit que les utilisateurs professionnels de produits phytopharmaceutiques devront transmettre leur registre sous format électronique, nous explique-t-on au CRA-W. Cela pourra sans doute se faire via tableur ou, pourquoi pas, via des carnets de champs connectés. D’autant que cet outil pourrait également intégrer le registre de fertilisation, désormais obligatoire, ou encore servir à transmettre les données nécessaires à l’octroi de certaines aides. » Précision : une quinzaine de carnets de champs connectés déjà disponibles en Wallonie, sans que leur utilisation soit obligatoire.

À ces données encodées manuellement par les agriculteurs s’ajoutent de plus en plus de data provenant de divers outils. « Au niveau d’un élevage, la lecture des boucles RFID [puces électroniques agrafées aux oreilles des animaux, ndlr]permet d’identifier une race, une date de naissance, une date d’abattage et bien d’autres infos, relève François Brun. Il y a aussi les données provenant de capteurs électroniques de plus en plus présents dans les fermes et leurs champs. Les plus anciens sont ceux liés à la météo ». Plus récents, les balances, les bracelets et les colliers connectés génèrent également un tas de data : la localisation d’un animal, ses déplacements, le temps passé à pâturer, son poids, sa courbe de croissance, sa période d’ovulation, etc. Ou encore des données enregistrées par les tracteurs, les robots de tout type ou les drones. Selon les défenseurs de la numérisation de l’agriculture, ces informations constituent un patrimoine auquel l’agriculteur peut se référer. « Cela lui permet aussi de se comparer aux autres fermes de sa région », précise François Brun.

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Déterminer les produits plébiscités

Dans le futur, cette matrice sera également alimentée par un deuxième cercle d’acteurs : semenciers, fournisseurs de produits phyto, d’intrants ou d’aliments, constructeurs de machines agricoles et de matériels, vétérinaires. Une récolte à laquelle s’ajouteront les data provenant des industriels de la transformation, de la distribution, ou celles relatives aux préférences des consommateurs. « L’intérêt, c’est qu’on va pouvoir les regrouper, les faire circuler, les croiser, les recombiner, promet François Brun. Le potentiel est énorme. »

Il est question de prédire les maladies, d’améliorer les rendements, de réduire les impacts environnementaux, d’assurer la traçabilité et le respect des cahiers des charges, d’optimiser la distribution, de diminuer le gaspillage. Et Graal du Graal : connecter l’offre et la demande en temps réel. « La récolte massive des données des consommateurs et leur analyse permettront par exemple de déterminer plus précisément quels types de produits seront plébiscités, à quels moments et dans quelles quantités », observait en février dernier Cédric Leterme, chargé d’étude au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (GRESEA).

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Si la promesse est de taille, le bémol l’est tout autant. L’encodage de ces data dans des registres et des bases de données, leur connexion à des systèmes experts et le développement de protocoles standardisés de connexion et d’échange internationaux nécessitent des investissements colossaux dans la recherche et le développement, ainsi que d’énormes infrastructures de stockage. « Résultat : la numérisation de l’agriculture va renforcer et accélérer un phénomène de concentration déjà omniprésent dans l’agriculture industrielle, tout en suscitant l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques », note encore le chercheur. Et de pointer des activités de rachats « qui ont abouti à des oligopoles extrêmement concentrés », ou encore des fusions « plus importantes que jamais dans l’histoire industrielle, chaque secteur s’adaptant à la nouvelle plateforme dominante ».

Moteur de ce chamboulement mondial, un « marché au fort potentiel économique » cite la Fondation Carasso[1] dans une étude assez pointue sur les enjeux et les problématiques de la numérisation dans le monde agricole (2021). Un chiffre à l’appui : celui des investissements réalisés dans le développement de la digitalisation du secteur pour une seule année, soit 4,2 milliards de dollars (2017). « Néanmoins, l’application des technologies et processus du Big Data au secteur agricole en est encore globalement à ses prémices », précise encore le rapport. C’est dire la marge de progression et la guerre économique qui va s’en suivre.

À l’affût, globalement, trois types d’acteurs. « Il y a d’abord les géants de l’agrochimie, à savoir Syngenta/ChemChina, Bayer/Monsanto, BASF, Corteva et FMC, observe le Canadien Devlin Kuyek, chercheur au GRAIN[1] et coauteur d’une étude sur les Big Tech et l’agriculture. L’objectif de ces grandes entreprises de semences, d’intrants ou de produits phyto, c’est de vendre un maximum. Pour mieux cerner le profil de leurs clients, elles ont développé leurs propres interfaces, qui leur permettent d’entrer en contact direct avec les agriculteurs et de capter un ensemble de données pour chacun. En échange, elles leur vendent du conseil, du matériel et des produits. Et au passage, elles éliminent des conseillers commerciaux. »

Une vision exagérée ? Même pas. Dans son étude, la Fondation Carasso dépeint les conséquences de l’agriculture numérique au niveau du cycle des décisions : collecte et numérisation des données ; diagnostic « non plus élaboré à partir de l’observation humaine, mais de capteurs et autres » ; analyse via le croisement de données internes et externes ; décision prise au moyen d’outils d’aide, « sauf dans le cas éventuel d’une robotisation autonome basée sur l’intelligence artificielle ».

Des startups dépendantes de géants

À côté de ces multinationales, on retrouve désormais les géants du web que sont Google, Microsoft, Apple, Facebook, Ali Baba ou Amazon, qui contrôlent, eux, les clouds et les infrastructures de stockage de données. « Sur la base de ces data, ils travaillent à la mise au point d’applications, de terminaux, de magasins en ligne, de services de livraison de nourriture, le tout avec l’aide d’algorithmes, compile le Canadien Devlin Kuyek. Pour y arriver, ces géants de la Big Tech signent également des accords avec ceux de la Big Food. »

Enfin, la numérisation de l’agriculture « favorise l’émergence d’initiatives foisonnantes développées par de très nombreuses startups », cite encore la Fondation Carasso. Pour Guy Kastler, membre de la Commission OGM de la Confédération paysanne et ancien coordinateur du Réseau des semences paysannes, la façon dont ces outils économiques sont financés pose question : « Beaucoup de ces startups démarrent avec de l’argent publicPar la suite, lorsqu’elles veulent développer leur innovation et la mettre sur le marché, elles ont besoin de davantage d’argent. Et là, elles deviennent dépendantes de multinationales ou de grands fonds financiers, les seconds contrôlant souvent les premières. »

Une dépendance qui conditionnerait les recherches de ces startups. « Si vous voulez avoir une chance de vous faire financer, vous devez choisir des projets amortissables sur de gros marchés, fait remarquer Devlin Kuyek. Or, ce sont précisément eux qui intéressent Bayer, Microsoft ou d’autres grandes boîtes. » Un exemple aujourd’hui célèbre, parmi d’autres : en 2013, The Climate Corporationstartup fondée par deux anciens de Google pour mettre au point un logiciel de gestion des exploitations agricoles, a été racheté près d’un milliard de dollars par Monsanto, elle-même rachetée par Bayer en 2018. Climate FieldView, son système, est aujourd’hui vendu dans le monde entier.

De son côté, Guy Kastler pointe une autre pierre d’achoppement : « Aujourd’hui, dans les technologies et l’agriculture de précision, toute innovation est dépendante d’un brevet sur une autre innovation. » Pour preuve, la polémique liée à la technologie CRISP/Cas9, sorte de ciseau moléculaire permettant de couper et modifier le génome d’une plante. « La multinationale américaine Corteva en détient le monopole pour une série d’utilisationsCela veut dire qu’une startup qui crée une nouvelle plante sur la base de cette technologie tombe sous sa domination. » Il y a aussi la question du dépôt des brevets, qui coûte très cher. Conséquences ? « Aujourd’hui, ce sont cinq multinationales qui contrôlent 60% du marché des semences, alors qu’il y a quarante ans, aucune n’en détenait plus de 1%. »

Pour Guy Kastler, il s’agit d’un accaparement des données. Ni plus ni moins. « Aujourd’hui, grâce à des traités internationaux, des millions de semences paysannes récoltées partout dans le monde sont répertoriées dans des collections publiques, en fonction de leurs qualités et de leur résistance. Or, vu qu’elles nourrissent les trois quarts de la planète et qu’elles sont adaptées à un tas de terrains, elles intéressent énormément l’industrie agrochimique. » Le souci ? Ces multinationales disposent de ressources nécessaires pour croiser les milliers de données de leur génome avec leurs caractéristiques, puis d’en extraire des liens statistiques. « Cela leur permet de déposer une demande de brevet qui pourrait s’étendre aux paysans ayant partagé leurs savoirs, mais qui n’avaient pas les moyens d’identifier un gène et de faire breveter un plant. À terme, des agriculteurs vont se faire déposséder de leurs droits sur certaines données. C’est déjà arrivé aux USA, au Canada, en Afrique. Pas encore en Europe, où elles mettent les petits semenciers sous dépendance. Mais une fois qu’elles en auront terminé avec eux… »

Encore aucune rémunération prévue

Reste cette question de la propriété des données glanées au cœur des fermes, que ce soit par encodage manuel ou par capteurs. On l’a précisé en démarrant : un sujet touchy.

« Étant donné le cadre juridique complexe qui s’applique aux données et aux dispositifs contenant des données, il n’est pas possible de répondre abstraitement à la détermination d’un propriétaire », indique d’ailleurs Manon Knockaert.

Point d’interrogation aussi sur la définition légale d’une donnée. La spécialiste peut tout juste citer trois grands enjeux : parvenir à un juste équilibre dans les droits et devoirs de chacun des intervenants ; permettre, par des balises juridiques, un partage équilibré des données quand cela est nécessaire et justifié ; garantir la sécurité des données.

Bref, encore beaucoup de zones d’ombre à éclaircir, dont celle d’une éventuelle rémunération des agriculteurs, en contrepartie des données partagées. Là encore, c’est une thématique dont le groupe OpenAgro4.2 s’est emparé, sans pouvoir livrer de conclusions. « Jusqu’ici, cela n’a rien donné, remarque quant à lui François Brun. C’est impossible de fixer le pourcentage réel de contribution d’un agriculteur dans une application ou un outil d’aide à la décision. Par ailleurs, les données issues d’une seule région sont souvent identiques et ne permettent donc pas d’alimenter à elles seules un outil prédictif. »

Le rapport de la Fondation Carasso, qui a listé les conséquences ambivalentes de la numérisation, est encore plus clair : « Cette captation des savoirs vient nourrir des plateformes développées par des acteurs tiers (notamment du Big Data) dont les agriculteurs ne tirent aucun profit, voire impacterait négativement leur métier sur le long terme. » Les agriculteurs eux-mêmes ne sont pas dupes. Selon le baromètre wallon de maturité numérique des entreprises, « l’agriculture est le secteur économique ayant le niveau de maturité numérique le plus bas, en 2020 ». Et s’ils sont près de deux sur trois à être tentés par les nouvelles technologies (étude CBC — 2021), il reste du chemin à faire pour lever les doutes. Notamment ceux relatifs à… la protection des données, pour laquelle un agriculteur sur trois se dit inquiet.


[1] Fondation Carasso : structure philanthropique des fondateurs de la multinationale Danone.

[2] GRAIN : petite organisation internationale qui soutient la lutte des paysannes, des paysans et des mouvements sociaux.


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