Chaque année, l’AFSCA procède au rappel de centaines de produits. Des beurres au lait cru de petits paysans, et surtout des tonnes de produits agro-industriels. Manifestement, la bouffe aseptisée n’est pas un gage de sécurité. La présence de centaines de pesticides, dont des pesticides interdits chez nous mais toujours admis ailleurs, n’y est jamais contrôlée.
REGARD | Romain Gelin, chercheur au GRESEA (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative)
En 2022, l’AFSCA a publié 326 retraits de produits présentant des risques pour la santé du consommateur. Nous avons compilé ces informations dans une base de données, puis les avons traitées pour rédiger cet article. Voici quelques résultats.
Cette année-là, près de la moitié des rappels de produits concernent une infection bactérienne (salmonelle, Listeria, E. coli) ou la présence de pesticides. Viennent ensuite la présence de moisissures (majoritairement des aflatoxines[1]) et celle de corps étrangers (morceaux de verre, plastique, métal…), à la suite d’incidents survenus lors de processus industriels. Ces quatre « causes » concentrent près de 70% des rappels (voir graphique ci-dessous).

Pour ce qui concerne les infections bactériennes, celles à la salmonelle et à la Listeria sont les plus courantes. Deux cas ont marqué l’année 2022. Le premier concerne une contamination à la Listeria de fromages produits par la coopérative Milcobel. L’infection est détectée dans des bacs de saumure en avril 2022. Milcobel a rapidement averti l’AFSCA et l’usine du groupe a été mise à l’arrêt pendant deux semaines, avant de reprendre la commercialisation de ses fromages.
Le cas le plus important de rappels de produits est à mettre à l’actif de Ferrero. L’usine d’Arlon a fermé en avril 2022 pendant plus de deux mois, après la détection de salmonelle. Contrairement à Milcobel, Ferrero a tardé à avertir l’AFSCA. Le groupe agroalimentaire italien avait pourtant détecté des traces de salmonelle dans le filtre de sa cuve à beurre dès décembre 2021. Plus de 390 personnes seront contaminées en Europe et des centaines de tonnes de produits Ferrero retirés du marché. Fin juin 2023, Ferrero Arlon a de nouveau stoppé sa production après la détection de salmonelle dans son usine, qui produit près de 7% de la production mondiale de chocolat Kinder. Dans ces deux cas, l’alerte a été donnée à la suite d’autocontrôles en interne.
+++ Cet article est publié en complément de notre enquête Petits producteurs vs AFSCA: faux scandales, vrai malaise publiée dans le 15° numéro de Tchak (automne 2023).
Pesticides : 2e cause de rappels
La deuxième cause de rappel la plus fréquente est la présence de pesticides interdits ou dans des teneurs supérieures aux limites fixées. Au total, 73 rappels ont été émis en 2022 pour ce motif (dont trois pour des traces de produits désinfectants).

Précisons que les rappels peuvent concerner un ou plusieurs produits/références. Par exemple, le 18 janvier 2022, un rappel est émis pour des glaces des marques Côte d’Or, Extrême, Daim, La Laitière, Toblerone, Milka, Nestlé, Smarties et Pilpa. Plus de 50 références et plusieurs centaines de lots de crèmes glacées sont concernés. Le volume de produits retirés se compte ici en tonnes.
La grande distribution est le principal lieu de vente des produits rappelés pour cause de pesticides avec 37 rappels sur 73. Quasi toutes les marques de distributeurs et plusieurs marques nationales de glaces sont touchées. Dans 19 cas, les produits retirés du marché étaient vendus dans des supermarchés indépendants (magasins asiatiques ou africains par exemple). Notons aussi le rappel de cinq références de produits labellisés biologiques pour des teneurs trop élevées en pesticides (deux cas d’oxyde d’éthylène, et trois de chlorpyrifos), alors qu’ils sont censés ne pas en contenir…
Le scandale de l’oxyde d’éthylène
En 2022, les retraits de produits liés à la présence des pesticides sont majoritairement le fait d’une substance: l’oxyde d’éthylène (ETO), qui concentre 40 des 73 rappels émis. En 2021, plus de 200 rappels étaient dus à la présence d’ETO, et près de 110 en 2020.
L’histoire commence en septembre 2020, lorsque le premier lot contaminé est identifié. Il s’agit de graines de sésame en provenance d’Inde, ayant transitées par le port d’Anvers. Dans les semaines qui suivent, les produits contenant des graines de sésame sont inspectés plus en détail, conduisant à une centaine de rappels à la fin 2020. L’affaire est médiatisée, mais la pandémie accapare l’essentiel de l’attention à l’approche de la deuxième vague de Covid. En 2021, les contrôles sont plus nombreux pour l’ETO : plus de 200 rappels sont effectués en Belgique. Si les aliments contenant des graines de sésame sont d’abord visés, d’autres produits sont aussi contaminés : épices, fromages, conserves de poisson, etc. À partir de 2021, et surtout en 2022, ce sont les crèmes glacées qui vont faire l’objet de rappels. L’un des additifs utilisé, la farine de caroube, est identifié comme étant à l’origine des contaminations. Celle-ci entre dans la composition de nombreuses glaces industrielles comme épaississant, afin de maintenir les produits crémeux et homogènes.
Toute l’Europe est touchée. Plus de 350 rappels ont été émis en Belgique depuis 2020. Mais le nombre de références est beaucoup plus élevé, puisqu’un rappel peut concerner plusieurs références. Selon une base de données de la DGCCRF mise à jour en avril 2022 – qui ne tient donc pas compte des rappels effectués par la suite – près de 17.000 références de produits ont été rappelées, seulement pour la France ! Lors de débats à la Chambre[3], le député Open Vld Robby De Caluwé parlera de la plus vaste opération de rappel de produits de tous les temps.
Doit-on s’inquiéter ?
Doit-on s’inquiéter de la présence d’oxyde d’éthylène dans de nombreux aliments, et plus largement de pesticides dans nos assiettes ? Pour l’ONG européenne PAN (Pesticide action network), la réponse est positive. Dans une étude publiée en mai 2022, l’association pointait une augmentation de 53% en neuf ans (2011-2019) de fruits contaminés par des pesticides identifiés comme spécialement risqués par l’Union européenne. Pour PAN, près d’un tiers des fruits vendus en Belgique contiendraient des traces de pesticides. Une tendance à la hausse.
De son côté, l’AFSCA tempère en expliquant que les traces retrouvées sont dans la majorité des cas inférieures aux seuils tolérés par la loi. De plus, selon la porte-parole de l’agence de sécurité des aliments, les seuils fixés ne sont pas des seuils toxicologiques mais prévoient une « marge de sécurité qui est fixée entre les limites maximales de résidus et un éventuel risque pour le consommateur ». Peu de chance de se retrouver à l’hôpital après avoir consommé un produit contaminé. En revanche, ingérer de petites quantités de substances cancérogènes pendant des décennies pose question. Ceci est d’autant plus valable pour l’oxyde d’éthylène que ce composé organique est considéré comme un cancérogène génotoxique, agissant sans seuil de dose. Pour l’ANSES, l’équivalent français de l’AFSCA, même de très faibles niveaux d’exposition sont associés à un excès de risque de cancer [4] .
En fait, les contrôles peinent à identifier toutes les substances susceptibles de contaminer nos aliments. La manière dont l’oxyde d’éthylène a été détecté est assez révélatrice du problème. Les premières traces d’ETO ont été détectées sur des graines de sésame. Le lot en question a été acheté par une entreprise basée à Courtrai (Ranson), puis revendu à un grossiste néerlandais. Ce dernier vend le sésame à un client italien qui va demander à un laboratoire allemand de tester la présence d’ETO.
L’ETO est interdit en Europe depuis 2011 et les contrôles sont rares en 2020. La détection de ce pesticide semble donc avoir relevé du hasard. Si l’acheteur italien n’avait pas demandé d’analyse sur cette substance active, il est fort probable que les milliers de produits retirés du marché entre 2020 et 2022 auraient été commercialisés sans la moindre entrave. Il semble certain, étant donné l’ampleur des rappels, que de nombreux produits ont été contaminés dans les années précédentes et mis sur le marché sans le moindre contrôle pour l’ETO.
Après avoir détecté l’oxyde d’éthylène, le réseau européen RASFF (Rapid Alert System for Food and Feed) se met en branle et les produits contenant des graines de sésames sont contrôlés activement dès l’automne 2020. L’UE réagit en octobre 2020 en imposant un certificat de contrôle de la part de l’Inde pour tous les lots de sésame entrant en Europe, et un lot sur deux est contrôlé à son arrivé.
La majorité des substances actives jamais testées
Peut-on craindre que d’autres pesticides passent entre les mailles du filet ? Une partie de la réponse nous est apportée par un rapport parlementaire publié début 2021 par le Sénat français sur les « retraits et les rappels de produits à base de graines de sésame importées d’Inde ne respectant pas les normes minimales requises dans l’Union européenne ».
Les auteurs du rapport émettent plusieurs critiques à propos des tests réalisés. Ils pointent notamment la naïveté des autorités lors des contrôles de denrées alimentaires importées en insistant sur plusieurs points : (i) Le système de contrôle des denrées importées repose sur un faible nombre de contrôles en quantité, et se concentre sur des produits qui ont déjà fait l’objet d’alerte. (ii) Les contrôles documentaires sont priorisés, au détriment des contrôles physiques avec prélèvements. (iii) Le système de contrôle permet des contournements en ciblant explicitement les risques sur certains produits.
Le rapport nous apprend également que près des deux tiers des substances actives ne sont pas contrôlées par des laboratoires officiels, et que les autocontrôles des importateurs ne sont pas toujours suffisants (analyses complexes nécessaires pour certaines substances, manque de recommandations de contrôler certains pesticides de la part des laboratoires…). Selon cette étude, « L’Union européenne recense 1.498 substances actives et en interdit 907. Or le plan de contrôle européen, décliné par les États membres, ne prévoit que 176 substances à analyser ». Certains pays contrôlent plus de substances : 568 pour la France par exemple. En Belgique, entre 400 et 600 molécules sont recherchées chaque année. Ce qui signifie que près d’un millier de substances ne sont jamais contrôlées…
Un constat assez pessimiste sur l’avenir
Le rapport sénatorial dresse un constat assez pessimiste sur l’avenir. La tendance en Europe est à l’accroissement des flux de denrées alimentaires du fait de la multiplication des accords commerciaux. Par conséquent, l’exposition à des pesticides ou autre substances interdites risque de s’accroitre à l’avenir pour les consommateurs. On a beaucoup entendu parler du CETA avec le Canada et du TTIP avec les États-Unis, deux méga-accords commerciaux. L’Union européenne a encore plusieurs accords dans les tuyaux (Vietnam, Mexique, Singapour notamment). Récemment, celui négocié avec le Mercosur a fait polémique à propos de l’importation de soja ou de viande en provenance de zones déforestées en Amazonie.
Finalement, la meilleure manière d’éviter les produits contaminés par des substance actives – même en petite quantité – est d’opter pour les produits locaux, biologiques ou cultivés sans intrants chimiques. La majorité des rappels liés aux pesticides concerne des produits transformés par des industriels de l’agroalimentaire ; la source de contamination la plus fréquente étant liée à des ingrédients importés, notamment des additifs utilisés pour agir sur la texture des produits.
Le niveau de sécurité alimentaire en Belgique et en Europe reste élevé. Les cas d’hospitalisation ou de maladies graves liées à l’ingestion d’aliments demeurent tout à fait exceptionnels. Cependant, la présence de nombreux pesticides dans nos aliments et la multiplication des échanges commerciaux avec des régions qui ne respectent pas les mêmes normes sanitaires que l’UE est une source d’inquiétude qui ne risque pas de s’atténuer étant donné les politiques commerciales à l’œuvre et le grand nombre de substances qui ne sont jamais testées.
Quels sont les pesticides les plus identifiés dans nos aliments ?
Oxyde d’éthylène (ETO) : pesticide utilisé sous forme gazeuse, qui sert à désinfecter les denrées pour éviter la formation de moisissures ou de salmonelle. Ce produit, considéré cancérogène, mutagène et toxique pour la reproduction, est interdit dans l’Union européenne (UE) pour cet usage.
Chlorpyrifos : pesticide utilisé pour lutter contre les pucerons, les chenilles ou les mouches. Il est soupçonné d’être un perturbateur endocrinien.
Flonicamid : insecticide utilisé pour lutter contre les pucerons. Le flonicamide est considéré comme un cancérogène probable. Il est autorisé comme résidu jusqu’à un certain seuil dans l’alimentation.
Oxymatrine : alcaloïde de tétracyclo-quinolizindine dérivé de racines de sophora (une plante arborescente). Il est utilisé dans la préparation d’insecticide. L’AFSCA le classe, dans ses rappels de produits, comme produit phytosanitaire.
[1] Les aflatoxines sont des mycotoxines – produites par des champignons – se développant dans des climats chauds et humides. Elles sont reconnues comme génotoxiques et carcinogènes. Elle se forment comme des moisissures avant ou après les récoltes. Les fruits à coques (amandes, noix, pistache) font l’objet de contaminations, de même que le riz, le maïs, les épices ou les graines oléagineuses. Elles peuvent également être présente dans du lait d’animaux ayant ingéré des aliments contaminés.
[2] Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes.
[3] Chambre des représentants. Séance du 18 octobre 2021. Commission de la santé et de l’égalité des chances. CRIV 55 COM 598.
[4] Avis de l’ANSES relatif à l’utilisation de biberons stérilisés à l’oxyde d’éthylène, Saisine n° « 2011-SA-0314 », 16 décembre 2011.
Vous avez pu lire cet article en accès libre. Notre objectif ? Vous convaincre de l’intérêt de soutenir Tchak et son projet éditorial engagé en faveur de l’agriculture paysanne et de l’agroécologie.
Au sommaire de nos numéros, des enquêtes, des décryptages, des reportages sur un monde au coeur de la transition, de la société, de l’environnement, de l’économie et de la santé publique. Un travail journalistique qualitatif qui demande beaucoup de moyens et de temps.
L’objectif 2023 de Tchak est de convaincre 1.000 abonné·e·s. Un cap essentiel pour assurer le modèle économique de notre coopérative de presse. Rejoignez-nous, découvrez toutes les bonnes raisons de vous abonner ici.