Malbouffe amidon
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Malbouffe : le filon de l’amidon

Glucide complexe présent dans de nombreuses plantes, l’amidon est devenu au fil du temps un des ingrédients clés de l’industrie agroalimentaire et de l’alimentation ultra-transformée. Biscuits salés et sucrés, plats préparés pour bébés, pizzas, pâtes à tartiner, sauce tomate en bocal et surimi, burgers végétariens et croquettes surgelées… La liste est presque infinie. De l’amidon natif au sirop de glucose en passant par les amidons modifiés, tour d’horizon de l’ampleur des dégâts. 

Estelle Spoto, journaliste

C’est un chiffre interpellant, publié le 20 mars 2019 sur le site Celagri.be, la Cellule d’information agriculture du Collège des Producteurs wallons, dans un post s’intitulant « Quelles sont les céréales et cultures cultivées en Wallonie ? » : on peut y lire que 26 % des céréales wallonnes servent à la fabrication d’amidon. C’est moins que la proportion utilisée pour l’alimentation animale (46 %), mais c’est bien plus que la part pour la meunerie-boulangerie (10 %).

Étant donné, selon cette même source, que les céréales représentent 30 % de la SAU (Surface Agricole Utile) wallonne, cela fait quand même près de 8 % de la SAU concernés par l’amidon. Soit 59.000 hectares de culture. A priori, c’est beaucoup pour une substance d’origine végétale dont on a peut-être entendu parler pour l’empesage des vêtements, afin de raidir les cols et les plastrons comme c’était autrefois l’usage. 

En cuisine, l’amidon est généralement utilisé pour épaissir les sauces, sous forme de fécule de maïs ou de pomme de terre, mais de manière plus discrète, il est quasiment omniprésent dans notre alimentation. Il suffit de faire un petit tour dans son réfrigérateur et son placard à provisions et de consulter la liste des ingrédients pour constater que l’amidon est devenu incontournable pour l’agro-industrie.

Le site openfoodfacts.org, une base de données collaborative recensant et analysant plus d’un million de produits alimentaires, répertorie 19.229 occurrences pour l’ingrédient « amidon de blé ». Biscuits salés et sucrés, sauce tomate en bocal, pâte à tartiner, plats préparés pour bébés, ratatouille en conserve, poulet et poisson panés surgelés, chips, burgers végétariens, bonbons, cakes, surimi, croquettes de pommes de terre, cacahuètes enrobées… C’est à peu près tout le panel des aliments ultra-transformés qui s’étale à travers des milliers de pages. 

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Le cracking des aliments

L’ultra-transformation est un concept capital pour comprendre le rôle de l’amidon dans l’industrie agroalimentaire. Il a été défini en 2009 par le Brésilien Carlos Augusto Monteiro, chercheur en santé publique et épidémiologiste, qui a établi avec son équipe la classification Nova. Celle-ci répartit les aliments en quatre catégories, du groupe 1 des aliments non (ou très peu) transformés (légumes, fruits, graines, œufs, viande non transformée…) au groupe 4 de l’ultra transformé.

« Les premiers marqueurs d’ultra transformation sont apparus au début du 19e siècle. En 1812, un ingénieur russe a fabriqué pour la première fois, par chauffage avec de l’acide sulfurique, un amidon modifié de pomme de terre, retrace le chercheur Anthony Fardet, ingénieur en agroalimentaire, titulaire d’un doctorat en nutrition humaine à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste européen de l’ultra-transformation et auteur notamment de l’ouvrage Mangez vrai (2017). Au début de l’ère industrielle, on a commencé à aller plus loin que les grands traitements traditionnels utilisés depuis la nuit des temps — thermiques, mécaniques, fermentaires et ajout d’ingrédients culinaires — et à craquer les aliments, les fractionner pour en extraire les composés, les briques élémentaires. L’ultra-transformation est devenue prégnante après la Seconde Guerre mondiale et a culminé dans les années 80 dans les pays occidentaux. Aujourd’hui le marché est assez stable, et même un peu saturé. C’est pour cette raison que les grandes multinationales essaient de conquérir les pays émergents et en développement. » 

Anthony Fardet distingue deux types d’aliments ultra-transformés : d’une part les aliments ou les plats auxquels sont ajoutés des « marqueurs d’ultra-transformation » et d’autre part la « fake food », des recombinaisons de marqueurs dans de nouveaux aliments qui n’existent pas dans la nature. « Par exemple les sodas, qui sont de la chimie comestible, les steaks végétaux, les snacks sucrés ou salés gras, les barres chocolatées, etc. »

La vocation des marqueurs d’ultra-transformation est de modifier les propriétés sensorielles de l’aliment : la couleur pour les yeux, l’arôme pour le nez, le goût et la texture pour la bouche (lire aussi ci-contre). « Au sens strict, les antioxydants, les conservateurs et les antimicrobiens n’entrent pas dans la définition de l’ultra transformé parce que, dans ce cas, la problématique, c’est la conservationpas un aspect cosmétique, non indispensable, précise Anthony Fardet. Si on est obligé d’ajouter tous ces marqueurs, c’est parce que l’aliment a été dégradé. C’est un peu comme si on retapait une vieille bagnole en mauvais état. »

Et ces produits « maquillés » remplissent une grande partie des rayons de nos super/hypermarchés.

Deux grands ingrédientistes

Et l’amidon dans tout ça ? « L’amidon est un marqueur d’ultra-transformation qui joue principalement sur la texture, comme épaississant, affirme Anthony Fardet. Il est issu du cracking (ou “craquage”, en bon français) des féculents : le blé, le maïs, le riz et la pomme de terre, mais aussi les pois et le soja. » 

En Belgique, c’est essentiellement le blé qui est concerné. Les producteurs de blé vendent leur récolte aux négociants, Walagri, premier collecteur de céréales du marché, et la SCAM (Société Coopérative Agricole de la Meuse), qui gère un réseau de 44 dépôts en Wallonie. Ce sont ensuite ces négociants qui vont décider de la destination du blé. « Pour l’amidon, cela dépend de la qualité du grain, souligne Jean Wart, responsable céréales à la SCAM. Il faut tenir compte du pourcentage de protéines et mesurer le temps de chute de Hagberg, qui permet de savoir si le blé a commencé à germer ou pas. » Si une germination précoce a eu lieu, le blé n’est plus panifiable, mais il peut être utilisé dans la filière de l’amidon. 

La SCAM vend son blé aux deux grands amidonniers présents en Belgique : le français Tereos, deuxième groupe sucrier mondial, dont les origines remontent au début du 19e siècle et qui dispose d’un site industriel à Alost, et Roquette, autre entreprise française, fondée en 1933 et qui compte 25 sites de production à travers le monde. Tereos et Roquette sont, comme le souligne Anthony Fardet, des « ingrédientistes » : « Ils vendent leurs ingrédients aux multinationales dont le chiffre d’affaires dépend essentiellement de l’ultra-transformation — Nestlé, Danone, Unilever, Coca, Pepsico, Kraft, General Mills, Mondelez, etc. — et font des bénéfices énormes. » 

Petite info significative : Edouard Roquette, l’un des 200 membres de la famille fondatrice détenant l’entreprise, figure à la 39e place du classement 2023 des plus grandes fortunes de France publié par le magazine Challenges, avec une fortune estimée à 3,3 milliards d’euros. « On est arrivé au paradoxe qu’il est plus rentable pour les industriels de vendre des parties séparées de l’aliment plutôt que l’aliment de départ, relève Anthony Fardet. La valeur de ces parties est fixées par les ingrédientistes et les transformateurs, au détriment de l’agriculteur, qui est toujours le perdant dans l’histoire ». 

Tereos et Roquette exploitent aussi des applications de l’amidon en dehors de l’alimentation humaine : nutrition animale, matières plastiques biosourcées, bioéthanol, pharmacie et cosmétique, papeterie, entre autres.

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Modifier le transformé

Sur le site de Tereos, une vidéo en animation détaille les étapes de la production de l’amidon à partir du maïs : nettoyage, trempage dans de l’eau, broyage pour séparer les germes, broyage et tamisage pour séparer les fibres, centrifugation pour séparer le gluten, et lavage. Mais l’ultra-transformation ne s’arrête pas là : l’industrie agroalimentaire a réussi à modifier l’amidon lui-même, avec succès. Petit check sur le site d’Open Food Facts : on trouve près de 20.000 occurrences pour « amidon modifié », avec une variété de produits encore plus grande que pour l’amidon natif : des yaourts aux filets de maquereau à la sauce moutarde, des nouilles instantanées aux sodas en passant par les crèmes-dessert, les pizzas surgelées, la mayonnaise, les glaces et les épinards à la crème. 

« Les amidons modifiés se sont développés parce que l’amidon natif supporte très mal certains procédés industriels comme le mélange, le pompage, les traitements UHT et la pasteurisation, indique Sylvie Davidou, docteure en sciences de l’aliment passée dans la branche Biscuits de Danone et enseignante-chercheuse depuis une vingtaine d’années au laboratoire Industries Agro-Alimentaires du Cnam (Conservatoire National des Arts et Métiers). Dans l’agroalimentaire, c’est beaucoup plus facile d’adapter la composition d’un produit que le procédé pour obtenir ce produit. C’est pour cette raison qu’on cumule les additifs, pour pallier certains désagréments de procédé. »

Là où l’amidon est produit par des procédés physiques, c’est la chimie qui intervient pour les amidons modifiés. « En milieu basique ou en milieu acide, pour catalyser la réaction, on ajoute un composé qui va modifier l’amidon : des acétates, des phosphates, des polyoxyéthylènes », explique Sylvie Davidou.

Dans l’industrie, ces amidons modifiés portent tous l’appellation E14XX qu’on retrouve sur les étiquettes : E1404, E1410, E1412, E1413, E1414, E1420, E1422, E1440, E1442 et E1450. L’un est oxydé, certains sont réticulés (« On crée du lien à l’intérieur de la molécule pour obtenir quelque chose de plus rigide »), d’autres sont stabilisés et plusieurs sont à la fois réticulés et stabilisés. « Pour répondre à des contraintes mécaniques et de chaleur importantes, on utilisera plutôt des amidons réticulés. Les amidons stabilisés seront, eux, surtout employés dans des produits surgelés, car ils résistent bien aux cycles congélation-décongélation et permettent de garder l’eau à l’intérieur du produit », poursuit la spécialiste. 

Ce décryptage est au sommaire du numéro 15 de Tchak (automne 2023).

Du sucre multifonctions

Autre voie très lucrative de l’amidon : la modification enzymatique, qui permet d’obtenir une substance sucrante à moindre coût. Lors de la digestion, l’amidon est naturellement transformé en glucose. La recherche est parvenue à reproduire ce procédé. « Dans les années 1970, des chercheurs japonais ont trouvé comment convertir la fécule de maïs en une matière visqueuse et sucrée à forte teneur en fructose appelée « sirop de maïs (sirop de glucose-fructose) », explique Anthony Fardet. Selon la durée d’action de la glucose isomérase, le sirop aura une teneur en fructose variable. Plus on convertit le glucose en fructose, plus le goût sera sucré. On peut aussi fabriquer des maltodextrines, qui sont aussi très utilisées dans l’industrie, en ne poussant pas l’hydrolyse de l’amidon aussi loin. » 

L’invention du sirop de glucose a été déterminante, vu le contexte géopolitique de l’époque. « Le sirop de glucose-fructose a été utilisé par les Américains dont l’accès au sucre de canne avait été compliqué par la crise avec Cuba et les intempéries dans le golfe du Mexique. Les États-Unis ayant beaucoup d’excédents de maïs, le sirop de glucose-fructose y a remplacé le sucre de table. Ce qui, pour les industriels, revenait beaucoup moins cher. »

Le recours au sirop de glucose-fructose ne s’est pas cantonné aux États-Unis et on le produit aujourd’hui également à partir d’amidon de blé. Un coup d’œil sur le site d’Open Food Facts pour s’en convaincre : 24 720 occurrences, dont d’innombrables produits sucrés-biscuits, céréales petit-déjeuner, riz au lait, bonbons, boissons pétillantes, glaces… — mais aussi salés — biscuits pour l’apéro, cubes de bouillon, tarama, sauces déshydratées, plats préparés de pâtes, etc. Car le sirop de glucose-fructose (et les sucres industriels en général) n’a pas qu’un pouvoir sucrant.

« Il permet d’abaisser la température de congélation, par exemple pour les glaces et les sorbets, souligne Anthony Fardet. Même les glaciers traditionnels ont du mal à s’en passer. Il peut aussi activer les levures durant la fermentation dans certains produits industriels, éviter la prolifération bactérienne dans les confitures et les marmelades, diminuer l’activité de l’eau pour une meilleure conservation, limiter l’oxydation, améliorer l’onctuosité et, pour certains produits céréaliers, favoriser une jolie couleur brune, via la réaction de Maillard. »

Natif, modifié ou métamorphosé en sirop de glucose-fructose, l’amidon offre donc d’innombrables avantages à l’industrie agroalimentaire qui, on l’a vu, n’hésite pas à y recourir, tout en veillant à ne pas faire trop de bruit autour de cet ingrédient bon marché et multifonction qui a tout du cache-misère. Retracer cette filière n’a d’ailleurs pas été une mince affaire : il a fallu creuser et s’obstiner. 

Néolibéralisme et impact sur la santé 

« L’ultra-transformation, c’est le néolibéralisme appliqué à l’alimentation, soutient Anthony Fardet. Les aliments ultra-transformés ont pour vocation de remplacer les vrais aliments : le soda remplace l’eau, les formules infantiles remplacent le lait maternel, les céréales pour le petit-déjeuner remplacent le pain, les nuggets de poisson remplacent le vrai poisson, etc. »  

Ce processus a évidemment un impact écologique, vu l’énergie requise par ses procédés et les kilomètres parcourus par les différents ingrédients, mais elle a aussi un impact sur la santé humaine. « Ce qui pose problème, ce n’est pas l’amidon, ce n’est pas un marqueur seul, c’est l’ensemble, martèle Anthony Fardet. L’ultra-transformation est le symbole de la pensée ultra-réductionniste, où l’aliment est réduit à une somme de composés. En craquant les aliments, les industriels n’ont jamais pensé que les liens entre les nutriments étaient plus importants pour la santé que les nutriments eux-mêmes. »

« Ces produits ultra-transformés sont incontestablement très mauvais pour la santé, affirme de son côté Willy Vandenschrick, secrétaire général du Cerden (Centre européen pour la recherche, le développement et l’enseignement de la nutrition et de la nutrithérapie), où il est également directeur des formations et enseignant. La destruction de la matrice des aliments entraîne une augmentation de la vitesse d’assimilation, donc moins d’effet de satiété. Le corps a été modulé pour accepter certains types d’aliments générateurs d’énergie et de micronutriments. Ici, on mange des choses que le corps ne reconnaît plus. Mortalité toutes causes confondues, maladies cardio-vasculaires, état dépressif, certains cancers, maladies auto-immunes, maladies gastro-intestinales, obésité : tout ça est démontré. » 

Parmi les dizaines d’études scientifiques publiées, Willy Vandenschrick en pointe une, publiée en 2019 dans la National Library of Medicine : « Pendant 14 jours, un premier groupe de vingt personnes a reçu une alimentation saine et les 14 jours suivants une alimentation à base de produits ultra-transformés. Et un autre groupe faisait l’inverse. On a constaté une prise de poids fulgurante, tout à fait en relation avec la prise d’aliments ultra-transformés. » Autre exemple, une étude sur des rats mâles nourris pendant quatre semaines avec de la nourriture ultra-transformée a constaté des pertes de mémoire, une inflammation du cerveau.

« Aujourd’hui, par précaution et en attendant d’autres études, il est raisonnable de conseiller de ne pas dépasser 15 % des apports caloriques quotidiens en produits ultra-transformés , précise Anthony Fardet. « Mais en Europe, on est en moyenne à 29 %, soit deux fois plus, souligne Sylvie Davidou. En Belgique, c’est même 33 %. Et les enfants sont plus exposés que les adultes parce qu’on leur propose des aliments qui sont colorés, avec certaines textures, attirants d’un point de vue marketing. » 

Faut-il habituer les enfants à des arômes de fruits ou à de vrais fruits ? La réponse est dans la question. Anthony Fardet souligne les multiples problématiques liées à l’alimentation ultra-transformée : éducation, sensibilisation, durabilité des traditions culinaires, inégalités sociales d’accès à une nourriture de qualité. « On a pris une mauvaise direction, il faut revenir là où on a bifurqué. » 

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