Pré en Bulles
Vincent Copenaut et Ling Cai, du Pré en Bulles, à Labuissière. © Sébastien Nunes

Le Pré en Bulles, à Labuissière : même les lotus ont besoin de racines pour s’épanouir

C’est un beau roman, c’est une belle histoire. Vincent Copenaut rentrait chez lui, là-bas vers la campagne. Ling Cai descendait sur le Vieux Continent. Ils se sont trouvés au bord du champ. Sur l’autoroute du hasard. C’était sans doute un jour de chance. Depuis, ils ne se sont plus quittés et ont créé le Pré en Bulles, à Labuissière.

  • Texte: Sang-Sang Wu, journaliste
  • Photos : Sebastien Nunes

Shaowu, Fujian, sud-est de la Chine 

Monsieur et madame Cai habitent le premier étage de leur appartement de 100 m2. Coquet, celui-ci dispose de tout le confort moderne et a été construit avec des matériaux neufs et de bonne qualité. De la fenêtre, on distingue, se dressant au loin, le Wuyi Shan, une chaîne de montagnes du nord de la province côtière du Fujian, au sud-est de la Chine.

Le visage de la région porte fièrement les cicatrices de son passé volcanique. La végétation luxuriante et tropicale couvre la soixantaine de kilomètres de grès rouge, sorte d’écorce pourpre entourée de champs. Entre les versants verdoyants, les pentes abruptes, les sommets aplatis, les yeux ne savent où se poser devant tant de majesté.

Mais rien n’y fait : elle inonde le regard. La rivière aux Neuf Coudes traverse le temps, l’espace et se fraie calmement un chemin au milieu des pics vertigineux. Elle glisse au fond d’une gorge profonde et forme un collier d’émeraude qui habille la montagne pour lui conférer grâce et élégance. 

Comme les parents de tous les pays du monde, monsieur et madame Cai s’inquiètent pour leurs enfants. Leur fils aîné, après quelques années à Singapour, est revenu au pays. Mais leur cadette, Ling, a toujours eu la bougeotte. Dès la fin de ses études secondaires, elle est allée travailler à Hawaï, dans une fabrique de vêtements. À cette époque, elle n’avait qu’une hâte, après sa journée de travail : se rendre à la plage et glisser ses pieds dans le sable chaud en attendant que l’eau vienne lui lécher les orteils.

Un an plus tard, elle déposait sa valise en Europe, dans un petit pays situé à côté de la France, pour y poursuivre des études en secrétariat. Ce choix n’a guère étonné monsieur et madame Cai qui font partie de la classe moyenne inférieure chinoise. 

Ambitieuse, curieuse et intrépide, leur fille a grandi ici, à Shaowu, en 1977. Enfant, Ling aimait sauter dans la rivière, après l’école. Les pentes des monts Wuyi, haut lieu historique du taoïsme et du bouddhisme, étaient son terrain de jeu. La cuvette remplie d’une eau de source pure et translucide lui servait tout à la fois de piscine, d’étang à poissons et de lavoir. Elle songe souvent à ces moments où elle lavait les vêtements de la famille, en compagnie de sa maman, alors professeure à l’école primaire de son village.

Avec ses parents, elle habitait un petit bourg qui occupait les flancs des montagnes, comme 25 000 autres personnes. Le matin, au milieu des rizières, un petit marché se tient encore au centre du village. On y trouve de la viande, des champignons, du tabac, du bambou cultivés localement par les paysans voisins. Et surtout, il y a du poisson fraîchement pêché le long de la côte. C’est d’ailleurs ce que faisait son papa, monsieur Cai, dans cette région à la beauté alpine renversante. 

©Sebastien Nunes

Merbes-le-Château, Hainaut, Belgique 

Elle le trouve beau, drôle et optimiste. Mais Ling se dit qu’elle n’est pas venue pour rester. Quand elle fait la rencontre de ce jeune homme prénommé Vincent, dans le restaurant chinois de Beaumont où elle travaille durant le week-end, elle est amusée par son humour. Elle sent bien qu’il la drague un peu, timidement, mais c’est un jeu, pense-t-elle. Il revient pourtant manger de temps en temps, de plus en plus souvent, jusqu’à devenir un client régulier. 

Quand ils se marient, trois ans plus tard, Vincent et Ling triment. Comme des bêtes. Descendant d’une lignée d’agriculteurs, Vincent a repris, à l’âge de 24 ans, la ferme de Falimont, une exploitation familiale qui a déjà fait vivre trois générations avant lui. Ling conduit le tracteur, nourrit les veaux, les poules et trait les vaches. La vie d’agricultrice n’est pas de tout repos, mais elle tient bon. C’est ce qu’on lui a appris à faire. Les deux jeunes gens se ressemblent : ils sont travailleurs, passionnés et optimistes. 

Peu après leur union, le père de Vincent décède sans vraiment avoir appris à connaître Ling. C’est un coup dur pour le jeune homme qui se sentait protégé, tant qu’il était sous l’aile de son père. Ce dernier, né juste après la Deuxième Guerre mondiale, a connu les bonnes années de la ferme. Il a pu surfer sur la vague qui allait se transformer en tsunami lorsqu’il avale les hommes. Vincent se souvient de cette époque d’opulence où, avec seulement 100 vaches et 100 000 litres de lait, un fermier pouvait prétendre nourrir une famille de cinq enfants et se payer le luxe de les envoyer faire des études supérieures. À l’époque, quand ça n’allait pas, il suffisait d’augmenter son cheptel pour se dégager un salaire. 

Mais avec ses 400 bêtes et ses 700 000 litres de lait, Vincent est à la peine. Il parvient tout juste à payer les couches de son fils. On lui répète que s’il veut s’en sortir, il doit grandir, investir dans de nouvelles machines, s’endetter jusqu’à la pension. Mais où va-t-on s’arrêter ?, s’interroge Vincent. Il le pressent : avec la mondialisation, l’agriculteur est toujours trop petit. Il se sait incapable de rivaliser avec des fermes brésiliennes de 10 000 bêtes. 

Alors qu’il s’apprête à investir dans une nouvelle salle de traite pour tenter de desserrer la corde qui menace de l’étouffer, Vincent laisse s’exprimer sa petite voix. Il a participé à l’épandage de lait à Ciney, suite à la première crise laitière, et il en est sorti écœuré. La prochaine fois, ce sera sans lui. Conscients qu’ils sont devenus esclaves d’un système mondialisé, Vincent et Ling se mettent autour de la table et réfléchissent à une autre manière de subsister. Elle est diplômée de l’École hôtelière de Binche. Lui veut faire perdurer ce métier qu’il aime tant. C’est décidé : ils vont ouvrir un restaurant à la ferme. 

S’il reste dans le sillon de ses ancêtres, il apprend aussi, grâce à Ling, à tracer son propre chemin. Madame Cai, la maman de la jeune femme, décide de rendre visite à sa fille à ce moment-là. Leur projet n’en est qu’à ses débuts, la vieille ferme où elle est accueillie est sale et peu amène. Tout est à défaire et à refaire. Sur le chemin du retour vers la Chine, la mère ne peut retenir quelques larmes. 

***

Dans sa cuisine, Ling jongle habilement entre pièces de viande bovine, pommes de terre, nouilles sautées et nems maison. Sa carte est à son image : à la lisière des continents. Entre la béarnaise et la sauce aigre-douce. Dans l’air se traîne un parfum d’encens au Camphre qui donne au lieu un charme irrésistible. Magasin et restaurant à la ferme, distributeurs de produits frais et gîte… Depuis 15 ans, les projets du couple se multiplient et connaissent le succès. 

Vincent produit la viande, le lait et les légumes qui se retrouvent dans les assiettes des clients, à quelques mètres de là. Difficile de faire plus court. Grâce à ces différents canaux de distribution, ils ont acquis une indépendance inespérée dans ce métier. Mais pour ça, il a fallu penser à l’envers : Vincent est passé de 300 à 80 bêtes, en quelques années.

Si son père avait vu ça… Lui-même a eu du mal à le croire : c’est en coupant le cordon qui le liait à laiterie qu’il a pu emprunter le remonte-pente vers un avenir plus serein. Rencontrer Ling a été sa chance, Vincent le pense vraiment. Il ne le lui dit pas souvent, mais il imagine qu’elle le sait. 

© Sebastien Nunes

+ Ce portrait était au sommaire du 3° numéro de Tchak.

Shaowu, Fujian, sud-est de la Chine

Monsieur Cai envoie régulièrement des photos de son appartement via Wechat – un réseau social chinois – à sa fille. Le vieil homme de 70 ans lui dit combien il est fier d’habiter cet appartement avec ascenseur et explique à qui veut l’entendre que c’est grâce à son beau-fils qu’il peut vivre confortablement aujourd’hui. Il y a neuf ans, Vincent et Ling avaient promis d’acheter un logement neuf aux parents de la jeune femme. 

Aujourd’hui, l’esprit de la maman de Ling peut reposer en paix. Dans le sanctuaire de sa conscience, elle veille sur sa fille, à presque 8 000 km de là où elle lui a donné la vie. La région natale de Ling est également le berceau du thé oolong Da hong pao, qui signifie littéralement « grande robe rouge ».

Selon la légende, la mère d’un des empereurs de la dynastie Ming aurait été guérie grâce à ce thé. Son fils ordonna alors d’habiller ces théiers de grandes robes rouges, afin de les protéger. Canards, rizières et plantations de thé font donc partie de ce même tableau où les reflets des montagnes se dessinent dans l’eau bleue des rivières sineuses. Là où les nuées d’été et les gelées d’hiver s’élèvent jusqu’au faîte des montagnes. 

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