Les récentes manifestations l’ont rappelé : les agriculteur·ices en ont assez des traités de libre-échange de l’Union européenne qui induisent une concurrence déloyale. Mais si les différents syndicats agricoles se rejoignent en partie sur le constat, les solutions qu’ils proposent sont radicalement différentes.
Sang-Sang Wu, journaliste
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Ça n’aura échappé à personne : la remise en cause des traités de libre-échange (ALE) est au cœur des revendications actuelles des agriculteur·ices en Europe. Et pour cause, ces traités ont un impact sur leurs revenus.
En encourageant l’importation de produits au coût de production inférieur et qui sont soumis à des standards sociaux, sanitaires, environnementaux, liés au bien-être animal moins exigeants que ceux prévalant en Europe, ils provoquent une concurrence déloyale.
À tel point que les agriculteur·ices européen·nes, pour pouvoir rivaliser avec leurs homologues des pays tiers, n’ont parfois d’autre choix que d’accepter des prix qui se situent en dessous de leurs coûts de production.
Puisque le principe du libre-échange est de faciliter les échanges commerciaux internationaux, l’Europe est prête à ouvrir ses marchés agricoles pour pouvoir vendre plus de services, d’automobiles, de produits industriels et chimiques, de machines et bien d’autres choses à des pays tiers.
« Généralement, les ALE sont plutôt pensés pour améliorer le bien-être des consommateurs, au détriment des producteurs qui sont considérés comme la variable d’ajustement, souligne Maxime Combes, économiste[1] et coordinateur du collectif Stop Ceta/Mercosur. Les institutions européennes et les États membres sont bien conscients que ces accords vont avoir des impacts sur certains des secteurs les moins compétitifs de l’agriculture européenne. Mais ils considèrent que l’effet sera globalement positif car le consommateur va voir les prix de plusieurs produits diminuer ou ne pas augmenter, et avoir accès à des produits fabriqués ailleurs sur la planète[2]. »
Si le monde agricole dans son ensemble déplore un manque de perspectives, il ne parle pas d’une même voix en ce qui concerne les solutions proposées. À l’échelle européenne, il y a d’un côté le Copa-Cogeca et de l’autre, la Coordination européenne Via Campesina (ECVC). Le profil de leurs adhérents et leurs réalités étant différentes, leurs revendications le sont aussi.
Comme nous l’écrivions en 2021[3], le Copa-Cogeca est l’alliance des syndicats dominants et des coopératives agricoles européennes. Elle regroupe plus de 22 millions d’agriculteurs et 22.000 coopératives. Le Boerenbond flamand et la Fédération wallonne de l’agriculture (Fwa) en font partie.
« Le Copa-Cogeca, présidé par Christiane Lambert, ancienne présidente de la FNSEA en France [le syndicat agricole majoritaire dans ce pays, NDLR], est beaucoup plus proche de l’agro-industrie et défend la libéralisation des marchés agricoles et la concentration des productions », décrit Elise Roullaud, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université catholique de l’Ouest (Angers en France) et autrice de l’ouvrage Contester l’Europe agricole. La Confédération paysanne à l’épreuve de la PAC.
De son côté, ECVC, dont le syndicat wallon Fugea et le Mouvement d’action paysanne (Map) font partie, s’y oppose. « Elle défend un modèle d’agriculture paysanne, avec des exploitations agricoles sur l’ensemble du territoire, des aides financières versées en fonction du nombre de personnes travaillant sur les fermes et non en fonction de leur surface, ainsi que la souveraineté alimentaire », explique la spécialiste[4].
« À bas les politiques néo-libérales »
À l’occasion des mobilisations de ces derniers mois, ECVC et ses membres belges ont rappelé les lignes directrices de leur combat pour une rémunération digne. Parmi elles, il y a la revendication claire de mettre un terme définitif aux négociations de l’accord UE-Mercosur, mais aussi à tous les autres ALE.
« Depuis toujours, la Fugea et ECVC dénoncent les impacts du libre-échange et de la dérégulation des marchés décidés par l’Europe », rappelle Hugues Falys, porte-parole du syndicat agricole wallon. Les deux mouvements prônent un changement de paradigme à un niveau supérieur : « L’OMC porte une immense responsabilité dans les crises sociales et environnementales actuelles. Il est temps de mettre fin à l’OMC et de construire un nouveau cadre commercial basé sur la souveraineté alimentaire et la solidarité internationale ».
Pour eux, ce sont donc bien les politiques néo-libérales de l’Europe, qui misent sur l’exportation et la compétition, qui mettent les paysan·nes sous pression et sont responsables de leur mécontentement. « Cette crise est la conséquence directe des politiques économiques ultralibérales menées depuis plusieurs décennies par l’État et l’UE, en cogestion avec la FNSEA au niveau national et le Copa-Cogeca au niveau européen », estime la Confédération paysanne, syndicat agricole français membre d’ECVC, dans un communiqué.
« Les ALE ont poussé les agriculteur·ices vers une production orientée vers l’exportation, avec des prix qui ne couvrent pas les coûts de production et des politiques qui favorisent les grands acteurs industriels », justifie Morgan Ody, paysanne bretonne et membre du Comité de coordination d’ECVC. Elle appelle à une réforme en profondeur du système agricole européen et de son modèle économique actuel.
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Les clauses miroir : un mirage ?
Face à cette distorsion de concurrence, la réponse des syndicats dominants est de revendiquer la mise en place de « clauses miroir » qui imposeraient les normes européennes aux produits des pays tiers que l’UE importe.
Dans son manifeste en vue des élections européennes qui viennent d’avoir lieu, le Copa-Cogeca parle de « normes de réciprocité ». Pour eux, il s’agirait donc bien d’imposer les normes européennes aux produits importés, mais pas d’accepter les normes des pays tiers pour les produits exportés. La Fwa parle d’« absolue nécessité » de conclure des ALE équilibrés qui intègrent des clauses miroir.
Pour le CNCD-11.11.11, il s’agit d’une position en trompe-l’œil. « Si les gros syndicats agricoles libéraux parlent pour le moment de clauses miroir, c’est parce qu’ils voient qu’il y a une résistance à la négociation d’ALE. Ils ont ce discours pour rassurer les opposants au libre-échange », soutient Amaury Ghijselings, chargé de recherche sur la souveraineté alimentaire.
Si ces clauses peuvent sembler de bon sens au premier abord, la coupole d’ONG, qui a travaillé sur la question, cible deux points d’attention : « Tout d’abord, il faut réfléchir aux impacts de ces clauses sur les paysans des pays du Sud. Vont-ils devoir payer de leur poche pour pouvoir se mettre en conformité ? Les plus petits ne pourront pas le faire, donc c’est l’agrobusiness et les gros producteurs qui vont pouvoir accéder aux marchés européens. Ensuite, nous nous demandons si ces clauses vont être véritablement efficaces ». Est-ce que les mécanismes de traçabilité et de contrôle seront effectifs sur le terrain ? La Fugea est pour le moins sceptique : « On sait que les clauses sont à charge des pays exportateurs. Dans le cas du Brésil, par exemple, vu les scandales dans les filières de la viande bovine, il faudrait des moyens de sanction qui ne sont actuellement pas déployés », assure Thimothée Petel, chargé de mission au sein du syndicat agricole. Même son de cloche à la Fédération des jeunes agriculteurs (FJA) qui fait partie du Conseil européen des jeunes agriculteurs, regroupement indépendant du Copa et d’ECVC.
Sans compter que sur le plan juridique, il n’est pas du tout sûr que ces clauses soient compatibles avec les règles de l’OMC, laquelle interdit les entraves au commerce. « On ne peut pas utiliser les clauses miroir comme un moyen de défense de la compétitivité de nos agriculteurs, défend Amaury Ghijselings. Ils sont pris en étau : on leur demande de respecter des normes et en même temps, on négocie des traités de libre-échange et on importe toujours plus – avec des barrières tarifaires moindres – de produits agricoles déjà moins chers car non soumis aux mêmes contraintes. » Ces injonctions contradictoires pèsent sur les agriculteurs à qui on demande la quadrature du cercle : peut-on vouloir une agriculture diversifiée, ancrée localement, rémunératrice et en même temps jouer le jeu de la compétitivité sur les marchés internationaux ?
Plutôt que des clauses miroir éparses que l’on intégrerait dans des traités, au cas par cas, pour faire aboutir les négociations, le CNCD préférerait des « mesures miroir », soit une législation européenne transversale. « On pense que les mesures – et non pas les clauses – miroir ne sont pas la panacée, mais qu’elles peuvent être un outil permettant de desserrer l’étau. »
Qu’il s’agisse de clauses ou de mesures, ECVC y voit surtout des alibis pour libéraliser davantage et ne pas réformer en profondeur la logique même des ALE. « Ce qu’on défend, c’est un nouveau cadre pour le commerce international basé sur la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire que chaque peuple a le droit de choisir sa politique agricole et alimentaire. C’est différent du nationalisme alimentaire qui consiste à dire que nous avons les meilleurs produits du monde et qu’on a donc le droit de les exporter partout sur le globe et d’être agressif·ves vis-à-vis des marchés externes », détaille Morgan Ody. La Fugea est sur la même longueur d’ondes, même si « les mesures miroir, on pourrait les valider uniquement dans le cas où elles seraient vraiment intégrées dans un nouveau socle de mode de commerce mondial ».
Normes et ambitions irréalistes
Le Copa-Cogeca et la Fwa ne s’en cachent pas : mesures miroirs ou non, leur priorité est surtout que l’agriculture européenne reste compétitive. Ils considèrent nombre de contraintes européennes – notamment environnementales – comme trop lourdes. Celles-ci mineraient les exportations des agriculteur·ices européen·nes et donc leur compétitivité sur les marchés internationaux.
« Les agriculteurs, les propriétaires forestiers et leurs coopératives ont intensifié leurs efforts afin de rendre leurs pratiques quotidiennes plus durables, ce qui est aussi synonyme de coûts supplémentaires. Si d’aucuns réclament davantage d’efforts en matière de durabilité environnementale et sociale, les agriculteurs européens rappellent qu’ils ne seront en mesure de répondre à ces revendications qu’à condition de préserver leur compétitivité », peut-on lire dans le manifeste du Copa-Cogeca.
« Les normes de plus en plus rigides nous obligent à travailler dans des créneaux très stricts, au moment où ni le sol, ni le ciel ne nous permettent de le faire durablement. En travaillant le sol dans de mauvaises conditions, cela a des répercussions économiques. La production est de moindre qualité et quantité », commente la présidente de la Fwa Marianne Streel dans un article sur les raisons de la colère agricole[5].
Christiane Lambert, présidente du Copa-Cogeca, pointe des ambitions impossibles à mettre en œuvre dans le cadre de la transition écologique et du Green Deal, le plan de la Commission européenne pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Celui-ci vise notamment une réduction de 50% de pesticides – objectif qui a été mis en attente en réaction aux manifestations agricoles – et l’attribution de 25% de la surface agricole au bio à l’horizon 2030.
Dans un communiqué de presse, la Confédération paysanne, membre français d’ECVC, souligne en revanche que, pour elle, les normes environnementales ne constituent pas le nœud du problème : « Nous mettons en garde contre un mirage proposé aux agriculteur.ices par le gouvernement [français, NDLR] et d’autres syndicats agricoles, et qui sert à cacher les réelles causes de cette situation : celui d’une « suppression des normes » qui résoudrait tous les problèmes. La réelle problématique est notre revenu paysan, pas l’existence de normes. Supprimer des normes s’inscrit dans la logique de compétitivité prônée par la FNSEA, celle-là même qui sert par la suite à justifier la poursuite du libre-échange et la mise en concurrence des paysan·nes du monde entier ». ECVC et la Fugea le martèlent aussi : l’abaissement des normes environnementales n’a pas été demandée par leurs agriculteur·ices.
+++ Le double discours des syndicats agricoles
Pas de consensus sur la régulation des marchés
ECVC n’est pas contre le fait de commercer avec des pays tiers, mais s’oppose à ce que ce commerce soit laissé aux mains des multinationales de l’agro-alimentaire, au détriment des petits producteurs. Elle plaide pour une politique agricole fondée sur la régulation des marchés via, entre autres, des prix minimums garantis, des accords de coopération et des stocks publics de produits agricoles permettant d’éviter les fluctuations de prix.
« Dans les négociations à l’OMC, l’UE dénonce l’utilisation de ces outils et fait le choix d’interdire les stocks alimentaires dans l’idée qu’il ne faut pas intervenir sur les marchés. À cause de ça, on a une inflation alimentaire à deux chiffres », plaide Morgan Ody.
Un discours qui tranche avec celui du syndicat majoritaire en Wallonie, la Fwa.
« On ne ferme pas la porte au principe du libre-échange, on exige des études d’impact, avance Marianne Streel. Il faut que les échanges soient hyper cadrés et se demander s’ils sont nécessaires. L’avantage des ALE, c’est qu’il y a un cadre, et j’estime donc qu’ils sont positifs. Je ne vais pas jusqu’à rêver qu’il faut à chaque fois que le producteur obtienne un prix juste pour pouvoir échanger. Vivre sur la lune n’est favorable à aucun territoire. Il ne faut pas être naïf, les choses changent géopolitiquement. Face à des acteurs comme la Chine ou l’Inde, il ne faudrait pas que tous les marchés se ferment à l’Europe. »
Quant à une régulation publique des marchés internationaux, la présidente de la Fwa ne voit pas comment elle pourrait se faire. « Qui va décider des quantités des produits importés et exportés ? Sur quelle base et quelle durée ? Est-ce que ça sera rigide ? Ce n’est pas souhaitable. Je pense que si on a des échanges cadrés, qui tiennent compte des études d’impact, beaucoup de choses seront améliorées et iront vers plus de durabilité. »
Traité de libre-échange: qui gagne, qui perd ?
Seront améliorées pour qui ? Les gagnants des ALE sont les agriculteurs à tendance productiviste et dont la production est destinée à l’exportation, ou plutôt de leurs coopératives qui sont majoritairement représentées par le Copa-Cogeca.
« Ce sont les entreprises agro-alimentaires qui vont profiter de ces marchés, déplore Morgan Ody (ECVC). C’est l’un des secteurs industriels les plus puissants au niveau européen. Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, est un céréalier qui a 700 hectares. Il est aussi président du CA du groupe Avril, une coopérative multinationale qui fait de l’import-export et de la spéculation sur les céréales. Lui, il a donc intérêt à maintenir le système comme il est puisqu’il fait du profit quand le marché fluctue. Nous, on n’a quasiment pas de soutien public et on subit la concurrence des produits importés. On dépend uniquement des prix de vente de nos produits. »
Thimothée Petel, chargé de mission à la Fugea, partage cette analyse : « Certains disent que les ALE font du bien aux filières dépendant des marchés mondiaux. On ne valide pas cette analyse car plus on multiplie les ALE, plus on accroît la dépendance aux marchés d’exportation. Cela a pour effet d’exposer nos producteurs à la volatilité des prix et ça ouvre la porte à des poussées d’importations. À partir de là, nos agriculteurs sont perdants », indique-t-il.
Bien souvent, ce sont en effet les acteurs agro-industriels qui font le choix d’un modèle basé sur l’export qui bénéficient des ALE, et non les agriculteurs locaux qui les fournissent. Certains d’entre eux remettent en cause ce modèle où ils ne décident pas de leur prix de vente, mais n’ont souvent pas d’autre possibilité pour vendre leur production.
Sous la pression du Copa-Cogeca qui redoute une perte de compétitivité pour les agriculteur·ices européen·nes, les institutions de l’UE ont décidé de voter, fin mars, des propositions pour assouplir – voire supprimer – certaines règles environnementales de la PAC. De l’autre côté du spectre syndical, on dénonce le détricotage en règle de ces mesures et le manque de solutions structurelles à la crise agricole. Entre les deux camps, l’Europe a fait son choix.
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[1] En charge des politiques commerciales et de relocalisation à l’Aitec (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs).
[2] Dans l’émission France Culture va plus loin. L’invité(e) des Matins sur le sujet « Libre-échange : le Mercosur contre les agriculteurs ? » du 20 février 2024.
[3] Y. Raisiere, « Le double discours des grands syndicats agricoles », Tchak, 19 novembre 2021.
[4] Y. Karchi, « Manifestation des agriculteurs à Bruxelles : « Le problème n’est pas technique, la solution doit être politique », estime une chercheuse », France Télévisions, 1er février 2024.
[5] C. Lallemand, « Agriculteurs : les raisons de la colère », Trends-Tendances, 29 janvier 2024.