Daniel Collienne, de la Ferme du chemin des meuniers à Sprimont, aime raconter son histoire à qui veut l’entendre. Parce qu’elle fait corps avec tellement d’autres histoires. Celle de l’agriculture biologique, celle du syndicalisme, celles de tant de paysans en quête d’indépendance.
Clémence Dumont, Journaliste | clemence@tchak.be
et Philippe Lavandy, photographe | philippelavandy@yahoo.fr
« Je vais vous raconter mon histoire. J’espère que vous n’êtes pas pressée », entame Daniel Collienne, bientôt 58 ans. Le regard bienheureux, l’homme en salopette de travail parle doucement mais n’est pas du genre taiseux. Plus de trente ans de carrière l’ont rendu désireux de partager et, qui sait, d’inspirer. Peut-être parce que, dans la famille d’agriculteurs qui l’a vu naître, tous n’ont pas compris ses choix.
« Quand, au milieu des années 1990, j’ai annoncé que je voulais m’engager en bio, ma maman m’a dit : “Tu retournes 50 ans en arrière !” J’ai répondu : “Non, je fais un bond de 50 ans en avant !” Par la suite, mon papa a développé la maladie de Parkinson et je n’ai plus pu converser avec lui. Ma maman, elle, a fini par comprendre. »
Ce portrait a été publié dans le 5° numéro de Tchak (printemps 2021)
Avec son frère en revanche, le bio reste un sujet tabou. Dans les plans familiaux, il était prévu qu’ils reprennent en duo la ferme paternelle, à Sprimont au sud de Liège. Mais, en désaccord sur l’orientation à lui donner, ils ont préféré exercer leur métier séparément. Chacun d’un côté de la E25, qui fait office de frontière entre leurs parcelles. Pour Daniel, ce différend a été l’occasion de revoir toute son organisation puisqu’il a dû construire des bâtiments d’élevage et, quelques mètres plus loin, une maison toute neuve.
Une nouvelle culture
Épaulé par son épouse Suzanne Desmidt, qui s’investira davantage dans la ferme à mesure que leurs quatre enfants grandiront, Daniel Collienne ne se contentera pas de se convertir au bio dès 1997. Ce gradué en électromécanique est à l’affût de toutes les idées pour améliorer l’efficience de son exploitation, ses performances écologiques ou le bien-être de ses animaux. Même si cela lui vaut des regards étonnés dans le voisinage.
« J’ai commencé à cultiver des céréales associées à des légumineuses pour nourrir le bétail sans dépendre d’aliments extérieurs. Des céréales, cela ne se faisait plus dans la région, à part du maïs. On parlait peu d’autonomie alimentaire à l’époque… » Aujourd’hui, l’entièreté de la nourriture de ses bovins provient de ses parcelles.
Alors que les vaches en question nous observent d’un oeil, notre orateur s’interrompt. « Je les garde le plus longtemps possible. Il y en a certaines que je ne réformerai jamais. Je n’aurais pas le coeur… », glisse-t-il avant de revenir à ses explications techniques.
Des explications qu’il livre presque en continu, absorbé, comme si lui-même n’en revenait pas d’avoir pu un jour douter de leur bon sens. Si les pratiques qu’il décrit lui ont réussi, à lui qui n’est pas une tête brûlée, pourquoi ne sont-elles pas plus répandues ? « Aucune de mes vaches n’a reçu le moindre antibiotique depuis 2002 », se flatte par exemple le paysan.
Il faut savoir que, même en bio, il est courant d’administrer des antibiotiques contre l’inflammation des mamelles au moment du tarissement, la phase où l’on cesse de traire une vache pour qu’elle se repose avant de vêler. « Pourtant, il suffit d’espacer les traites progressivement au lieu d’arrêter brusquement, ce qui est quand même violent ! La difficulté, c’est qu’il faut pouvoir individualiser la manière dont on s’occupe de chaque vache. »
Régulièrement, Daniel regarde vers le ciel en souriant. Tandis qu’il retrace son parcours, lui revient en mémoire tout ce qu’il a déjoué : la peur du qu’en-dira-t-on qui ankylose le milieu agricole ; la menace de ne pas parvenir à rembourser ses investissements ; le piège de la course au rendement. Sa liberté, il l’a conquise à force de détermination. Grâce à la solidarité paysanne aussi. Il a été parmi les premiers éleveurs wallons à rejoindre Biomilk, une coopérative laitière flamande devenue nationale en 2006 qui vend son lait à un prix équitable.
« Une vraie coopérative au service des éleveurs, pas une coopérative comme Arla et d’autres qui sont au service de l’industrie agroalimentaire, insiste-t-il. J’ai tant de collègues qui sont asservis. Les laiteries imposent tout : les prix, des critères de production absurdes… Seul, on ne peut rien faire quand on est éleveur laitier. La clé, c’est de s’affranchir du système dominant et de coopérer. »
Le contre-pied des méga-poulaillers
Rassembleur, l’agriculteur a des convictions mais il n’aime pas diviser. Pour rallier à ses causes, il organise des formations, témoigne chaque fois qu’il en a l’occasion et s’est investi dans plusieurs syndicats agricoles. Au sein de l’Union nationale des agrobiologistes belges (UNAB), un syndicat 100% bio, et de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA), le syndicat agricole majoritaire au sud du pays. Jusqu’en 2019, il était même président de la commission bio de la FWA. Une expérience instructive, dont il garde toutefois un goût mitigé.
« J’étais membre de la FWA mais je me sentais peu représenté par elle. J’ai essayé de gravir les échelons. Mon but, c’était vraiment de porter la voix du bio au sein de la FWA. Il a fallu des années pour qu’un groupe de travail bio soit mis en place, puis une commission bio permanente. Les agriculteurs bio ont gagné en reconnaissance et on a pu accompagner ceux qui voulaient se convertir. On dérangeait parfois. Mais aujourd’hui, je suis un peu démotivé. »
Au manque de poids sur les orientations de la FWA s’ajoutent des divergences de vue entre agriculteurs bio. Et même quand ceux-ci sont d’accord, ils peinent à contrecarrer la récupération de l’esprit du bio. « Tous les syndicats agricoles ont fait pression pour empêcher le développement de poulaillers bio de plus de 12.000 poules. Aujourd’hui, il y a un poulailler bio de 40.000 poules en Wallonie », illustre Daniel.
Plutôt que de se morfondre, le quinquagénaire a trouvé le contre-pied : en 2018, il s’est lancé dans un élevage de poules pondeuses qui fera des émules, à l’opposé de la tendance au gigantisme. Avec Suzanne, qui gère la commercialisation des œufs, ils l’appelleront « Les coquettes aux prés ».
« Vous allez voir, dès qu’on va s’approcher, les poules vont rentrer pour manger », s’amuse Daniel en poussant une brouette remplie de céréales. 60% du mélange qu’il s’apprête à leur offrir vient de la ferme, dont 10% de grains qu’il a fait germer pour les enrichir naturellement en vitamines B2. Il est peut-être le seul aviculteur wallon à ne pas acheter de vitamine B2 synthétique, ce qui lui vaut d’être au centre d’une étude scientifique du CRA-W[1] !
Mais la particularité la plus visible, c’est que les trois poulaillers de 225 poules qu’il a achetés à un constructeur allemand sont munis de roues et déplacés chaque semaine. Tous les matins, les trappes s’ouvrent automatiquement pour laisser les jolies rousses explorer leur environnement. Elles picorent dans des prairies qui restent vertes, protégées des renards par une clôture électrique. Lorsque leur productivité décline, leur gardien leur réserve un nouveau voyage : elles sont adoptées par des particuliers.
« Par poule, l’investissement de départ est trois fois plus élevé qu’un bâtiment fixe. Quand je me suis rendu compte qu’il fallait que je vende mes œufs 40 cents pour être rentable, je me suis dit ouh là ! Mais en fait, les gens sont prêts à payer pour des œufs bio ultra frais. » Les clients viennent sur place en famille, et déposent les sous dans une boîte. Une poignée de commerces locaux sont partenaires. Les rares surplus servent à la production de pâtes. « Ce que je voudrais initier maintenant, c’est une coopérative qui rassemblerait tous les poulaillers mobiles pour qu’on puisse mutualiser les ventes », s’enthousiasme Daniel.
La perspective de la retraite n’a pas émoussé son besoin d’innover, même si la charge de travail commence à peser. Voyez : bientôt, il plantera des arbres fruitiers. « J’ai commencé à m’intéresser à l’agroécologie. Un verger, ça irait bien avec mes poules… Ah tiens, je vous avais dit que j’avais une devise ? Respect, audace, partage ! »
[1] Le 13 janvier 2021, l’émission « Investigation » de la RTBF a révélé que la vitamine B2 ajoutée par les fabricants dans les aliments pour volaille était synthétisée à partir d’OGM. Même en bio, ce qui est illégal.