Moutardente
La moutarde de François est vendue dans plusieurs petites épiceries, et aussi à la ferme à l'Arbre, à Lantin. © Gaëlle Henkens.

François Poncelet, patron de la Moutardente : fou de moutarde

François Poncelet avait un rêve: faire revivre la moutarde à Liège. C’est ainsi qu’est née la Moutardente. Un produit et une filière 100% locale, pour un pari fou relevé avec la Ferme à l’Arbre (Lantin), Graines de Curieux (Fernelmont) ou encore la Moutarderie belge (Raeren). Ses autres projets ? Un atelier de transformation et musée dédié à ce célèbre condiment !

Moutardente
François n’est pas du genre à s’exposer. Alors, quand il doit se plier à l’exercice, il se réfugie derrière son grain de folie. © Gaëlle Henkens

Sarah Moran Garcia, journaliste
Gaëlle Henkens, photojournaliste

Je retrouve François Poncelet, par un après-midi ensoleillé et anormalement chaud, en plein cœur de Liège. Point de départ d’une rencontre singulière. Bien qu’il cache souvent son visage sur les réseaux sociaux, préférant être représenté par le plus illustre des Liégeois, Tchantchès (François, en wallon), je devine immédiatement qui il est.

Assis au pied de la fontaine de la place Saint-Barthélemy, vêtu d’un polo… jaune, François me parle de son projet de faire revivre la moutarde en Cité ardente. De l’avis du Liégeois, ce condiment est trop souvent oublié au fond du frigo ces dernières années. L’homme me partage aussi son rêve le plus fou, celui d’ouvrir un musée entièrement dédié à la moutarde. J’y reviendrai.

Bien qu’aujourd’hui il se revendique moutardier, François a eu d’autres vies. Professionnellement, tout a commencé au début des années 2000, lorsque lui et ses amis ont créé Murmure Média. L’objectif de l’ASBL était de susciter l’esprit critique par l’audiovisuel. François y faisait de tout : cadrage, montage, projection.

Le Liégeois s’est aussi envolé pour des projets internationaux, notamment dans un centre d’éducation à l’environnement à Melbourne, et au sein d’une petite communauté andalouse, où il a découvert la permaculture. À l’étranger, il a compris que des personnes provenant de milieux différents pouvaient s’unir pour le bien de la planète. Ces projets et ces voyages ont changé sa vision du monde, notamment celle qu’il porte sur l’agriculture, l’alimentation et leur dimension sociale.

Ce portrait est publié dans le tout nouveau numéro de Tchak (hiver 23-24). Vous allez pouvoir lire ce portrait en accès libre. Notre objectif ? Vous convaincre de l’intérêt de soutenir notre projet éditorial.

Tchak s’adresse aux mangeur·euse·s qui veulent se reconnecter avec le monde paysan. Tous les trois mois, 112 pages sur les dessous de notre alimentation.

Au sommaire de nos numéros, des enquêtes, des décryptages, des reportages sur un monde au coeur de la transition, de la société, de l’environnement, de l’économie et de la santé publique. Un travail journalistique qualitatif qui demande beaucoup de moyens et de temps.

L’objectif 2023 de Tchak est de convaincre 1.000 abonné·e·s à la revue. Un cap essentiel pour assurer le modèle économique de notre coopérative de presse.

Un écolieu et des études « pour devenir moins con »

François et moi sommes toujours assis au pied de la fontaine Lambrecht, il m’invite alors à le suivre. Nous déambulons dans les rues du quartier Saint- Léonard, jusqu’au pied des vestiges de l’ancienne citadelle et d’un charbonnage aujourd’hui disparu. Avec candeur, il me montre du doigt un bâtiment blanc bardé de bois. Il s’agit de la « Cité s’invente », un « écolieu bourgeonnant » qui a vu le jour en 2006.

Avec l’aide d’autres personnes, François a transformé cette vieille maison en écocentre. L’idée étant d’amener les habitants du quartier, et plus largement les Liégeois, à réfléchir autrement aux enjeux environnementaux et agroalimentaires. « Lorsque j’étais vidéaste, j’étais frustré d’assister à des débats et de ne voir aucun projet aboutir. J’en ris souvent, mais si l’audiovisuel permettait de changer le monde, ça se saurait, me lance-t-il. J’ai voulu offrir un support de discussion qui permette des rencontres, mais également de passer à l’acte. »

 « Bien sûr, il y a des risques.
Mais le risque, c’est ce qui épice la vie. »

1Q84, Livre 1 : Avril -Juin, de Haruki Murakami

En parallèle de ce projet, François a suivi un master en politique économique et sociale à l’UCLouvain « pour devenir moins con, pour avoir unevision sociétale plus pertinente et ne pas rester coincé dans des idées étriquées ».

« La Cité s’invente », François l’a portée durant de nombreuses années, à la fois en tant qu’initiateur, coordinateur, architecte et concierge. Depuis, le Liégeois a fait un pas de côté, mais en demeure l’un des administrateurs. Il porte unregard tendre sur ce projet qu’il a lui-même bâti à la sueur de son front, au prix de nombreuses ampoules aux mains.

Moutardente
La moutarde de François est vendue dans plusieurs petites épiceries, et aussi à la ferme à l’Arbre, à Lantin. © Gaëlle Henkens.

Vingt ans pour que mûrisse la graine

Après ce bref détour, François m’invite chez lui, à une centaine de mètres de là. Sa maison, je l’avais déjà admirée de loin. Très humble, comme si ce qu’il avait accompli était à la portée de tous, le Liégeois m’explique l’avoir construite lui-même avec sa femme, en utilisant de l’argile excavée sur son terrain et de la paille.

Autour d’un thé, François entre dans le vif du sujet : La Moutardente. « La Cité s’invente », c’était un bel exploit, mais ce touche-à-tout voulait s’essayer à quelque chose de plus concret. Le moutardier nouvelle génération me montre alorsune photo d’une vendeuse de moutarde sur la place du Marché, avant de m’expliquer s’être longuement renseigné sur sa fabrication en Cité ardente : « Je sais, par exemple, qu’il y avait au moins deux moutarderies à Herstal et en Outremeuse. Et j’ai voulu en rouvrir une ! »

Cette idée de moutarderie, comme tant d’autres auparavant, il aurait pu l’abandonner. Mais ce serait mal connaître François et son cerveau bouillonnant. Les prémices de son projet ont vu le jour à la suite d’une rencontre avec Fabienne,l’une des héritières de la société Bister, à l’époque où elle était encore à la tête de l’entreprise familiale.

Ce jour-là, en 2002, François a découvert une réalité qui l’a déçu. « Elle m’a dit quelque chose comme : “Mon petit gars, tu vas déchanter. Il n’y a rien qui vient de Belgique !” »  Ça, c’était avant que l’entreprise, aujourd’hui basée à Achêne, ne s’associe au label Farm for Good et ne lance une moutarde 100% bio et belge.

C’est ce choc d’apprendre que notre moutarde n’était jamais vraiment belge qui l’a poussé à dépoussiérer ce vieux rêve.« Pour moi, c’était complètement illogique », insiste François. Alors que l’on avait un savoir-faire ancestral, la production des graines s’est déplacée ailleurs, notamment en Inde, dans les pays de l’Est, et surtout vers le Canada, qui reste à ce jour le plus gros producteur mondial de moutarde. La raison est avant tout économique : « Ils ont un rendementde dingue que l’on ne peut avoir en Europe. Ils cultivent plus pour moins cher. » Mais pour lui, ce n’est pas une raison suffisante, ni une excuse valable.

Son rêve est devenu réalité en 2021. Il n’avait alors aucune expérience agricole, pas plus que culinaire. Outre le fait derelancer ce condiment doré à Liège, Tchantchès voulait que la matière première soit cultivée en territoire ardent.

Locale dans la graine…

Alors que François et moi nous apprêtons à partir pour Jupille, à l’occasion d’un événement organisé par la coopérative Circuit Paysan, il m’explique s’être associé à d’autres Liégeois. Un tel projet ne peut, en effet, être porté à bout de bras par une seule personne, sinon par un surhomme.

Pour lancer La Moutardente, il s’est tourné vers La Ferme à l’Arbre, située à Lantin. La famille Pâque y cultive des légumes bio depuis 1977 et consacre, depuis 2021, deux de ses hectares à la moutarde de François. Aussi bien pour lui que pour la famille Pâque, la culture de la graine de moutarde s’est révélée être une nouveauté pleine de défis. « Il y aplein de techniques que nous avons dû apprendre. » 

La première année, ils ont par exemple expérimenté les rangs serrésavant de tester, l’année suivante, des rangs plus espacés entre lesquels une machine pouvait passer pour un premier désherbage suivi d’un désherbage manuel. « Au bout de deux ans, avec la complicité d’Henri, nous nous sommes améliorés, mais nous affinons encore nos techniques, notamment pour trouver le meilleur moyen de juguler leschénopodes et autres indésirables. » 

François met véritablement la main à la pâte, il sème avec l’aide de son ami et collaborateur, et il désherbe et récolte. « La graine, je la vois, je la sens, je la travaille. C’est comme ça que j’ai envie de vivre le métier de moutardier. »

Jusqu’alors, François n’utilisait que des graines de moutarde jaune, mais il vient de récolter ses premières graines brunes, bien plus piquantes et plus fortes en goût.

Moutardente
C’est aussi grâce à Henri Paque, fondateur de la Ferme à l’Arbre, que le projet de François a pu voir le jour. © Gaëlle Henkens

 … Et pas seulement

Outre les graines, tous les ingrédients de ses moutardes sont bio, et plus encore, « écopuristes ». Un terme auquel François aime accoler diverses histoires au gré de ses inspirations, par exemple qu’il s’agit « d’un label mis au pointpar une secte canadienne ».

Blague à part, le moutardier a lui-même inventé le terme pour qualifier une agriculturerespectueuse des traditions et de l’environnement : « Dans mes rêves les plus fous, je veux une moutarde zéro carbone, avec un fauchage manuel et une transformation à la meule en pierre. Mon ambition est d’être le plus neutre possible, de la graine à la moutarde. »

Le Liégeois s’est également associé à Graines de Curieux, un transformateur de céréales bio situé à Fernelmont. Là, ses graines sont séchées et triées avant d’être transformées avec l’aide de la Conserverie et Moutarderie belge (Raeren).

Quant à la livraison, c’est lui qui s’en charge pour la région liégeoise, « à vélo pour le centre, à moto électrique pour le grand Liège ». Quand il ne peut pas se déplacer, il fait appel à un service de livraison par vélo cargo ou à un livreur indépendant. Lorsqu’il faut livrer en dehors de la province de Liège (La Moutardente s’exporte !), il passe par son grossiste.

Bientôt une « Fantasque Confrérie de la Moutarde » ? 

Comme aime à le répéter François, son projet de moutarderie urbaine a été pensé en cinq étapes. La première est de cultiver des graines de moutarde en Belgique. Ça, c’est fait. La seconde et la troisième consistent à la transformer localement et à vendre le produit fini sur le marché belge. Check. La quatrième étape consiste à avoir son propre atelieroù il transformerait lui-même la matière première.

Un projet qui pourrait bien se concrétiser, du moins, le moutardier l’espère. « Il y a une possibilité de transformer un lieu improbable situé sur le terrain de la Ferme à l’Arbre, révèle-t-il. Les graines n’auraient que quelques mètres à effectuer, depuis le champ, pour devenir de la moutarde. »

Cette fois encore, François, qui m’a habituée à ce que ses idées partent dans tous les sens, ne me déçoit pas. Il a déjà pensé à tout, depuis le nom, FC Moutarde, acronyme de Fantasque Confrérie de la Moutarde, jusqu’aux activités qu’il y développerait : ateliers de fabrication à façon, moutardesà la pompe, fabrication de vinaigre, etc. « De quoi faire entrer un peu plus La Moutardente dans l’écosystème de la ferme, ce que je trouve plus intéressant et bien plus riche. » Mais si François s’y rêve déjà, rien n’est encore fait.

La cinquième et dernière étape de son projet est tout autant ambitieuse. Je vous ai parlé de l’envie du Liégeois d’ouvrir un musée dédié à la moutarde. À côté de la place Saint-Barthélemy, où François et moi nous sommes rencontrés, se trouve un bâtiment jaune (c’est un signe !).

Actuellement inoccupé, le propriétaire cherche un nouveau locataire.Pourquoi pas lui ? Il s’agirait du point d’orgue du parcours de moutardier de François. On pourrait y déguster de lamoutarde du monde entier, y trouver un restaurant et, bien sûr, une exposition sur l’histoire de la moutarde.

« Je n’ai pas gagné un rond »

Alors que nous nous apprêtons à nous séparer, François me fait voir un autre visage, celui d’un homme qui, malgré lesgrands rêves et la bonne humeur, est empli de doutes. Aussi idéaliste soit-il, le Liégeois est tout à fait conscient des difficultés liées à son métier et aux choix qu’il a posés. À l’heure d’écrire ces lignes, La Moutardente n’est pas encore rentable.

 « À vrai dire, si la passion n’était pas là, je ne sais pas ce que je ferais. Depuis le lancement de la moutarderie, je n’ai pas gagné un rond. Au contraire, j’y ai mis toutes mes économies accumulées durant vingt ans », me confie-t-il. 

Sesmoutardes sont vendues autour des 5 euros le pot de 200 ml, pas assez cher pour qu’il en vive, vu les faibles volumes écoulés, trop cher pour une grande part de la population.

Si les raisons qui l’animent n’étaient que pécuniaires, il est certain que François aurait laissé tomber depuis longtemps,mais le moutardier est mû par une autre ambition, celle de prouver que produire localement est possible, que l’on peut consommer différemment. Avec son initiative, le père de famille veut inciter d’autres personnes à se lancer dans une activité porteuse de sens. « C’est peut-être un peu naïf, mais c’est comme ça que je vois les choses. J’y crois ! »

Comme nous tous, François ne sait pas de quoi son avenir sera fait. Il préférerait évidemment que cela n’arrive pas, mais le Liégeois a déjà songé à la manière de se retourner si La Moutardente venait à disparaître. Face à moi, d’un revers de la main, il balaie ses mauvaises pensées et se tourne vers son projet de musée. C’est lui qui le porte, qui le fait avancer.


Nous n'avons pas pu confirmer votre inscription.
Merci ! Vous allez recevoir un lien par e-mail pour confirmer votre inscription.

Infolettre

Et hop, je m’inscris à l’infolettre de Tchak (maximum 4/mois).

Votre adresse e-mail est uniquement utilisée pour vous envoyer notre infolettre ainsi que les informations relatives à notre entreprise. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment à l’aide du lien inclus dans chaque email.