Dans quel contexte sont nés les traités de libre-échange ? Quelles conséquences ont-ils sur l’agriculture des pays tiers ? Leur abolition est-elle à l’ordre du jour ?… Trois questions et trois réponses.
Sang-Sang Wu, journaliste.
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1. Dans quel contexte sont nés les traités de libre-échange ?
Un accord (ou traité) de libre-échange est conclu entre plusieurs (deux ou plus) États ou groupes d’États. Son but est de faciliter les échanges (la circulation des biens et services) entre ces parties. Comment ? En abaissant les droits de douane et les barrières non tarifaires au commerce (normes sanitaires, environnementales, sociales).
« L’idée est d’harmoniser ces règles. Mais dans la dynamique des négociations, si l’objectif est d’augmenter les flux commerciaux, cette harmonisation se fait généralement vers le bas », entame Mathilde Dupré, co-directrice de l’institut Veblen, un think tank français qui travaille sur les enjeux économiques de la transition écologique et sociale.
Avec plus de 446 millions de consommateurs, l’Europe est centrale dans le commerce international. Deuxième exportatrice mondiale de marchandises, c’est elle qui négocie au nom de ses États membres.
Les traités de libre-échange s’inscrivent dans une logique de libéralisation du commerce international amplifiée avec la naissance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Mais dès 1999, les pourparlers s’essoufflent suite à la crise que traverse l’institution, en raison du mécontentement des pays en voie de développement.
« Les pays du Sud ont bloqué les négociations parce que le Cycle de Doha lancé en 2011 était censé apporter des améliorations sur les enjeux de développement, mais les pays riches cherchaient surtout à poursuivre la libéralisation dans les secteurs les plus utiles pour eux. L’UE – avec d’autres – a alors contourné ce blocage en multipliant des traités de libre-échange avec toutes les régions du monde. Elle cherche à développer un réseau d’accords qui couvre un maximum de zones géographiques », retrace Mathilde Dupré.
Poursuivant les mêmes buts que l’OMC, les accords de libre-échange (ALE) permettent aux États d’aller encore plus loin dans la libéralisation de certains secteurs, dont l’agriculture ou les services.
« C’est à partir des années 70, au moment du premier choc pétrolier qui a causé une forte inflation et une hausse du chômage, que sont arrivés au pouvoir des gens comme Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni. On est alors entrés dans une ère néolibérale », recontextualise Bruno Poncelet, formateur au Centre d’Éducation Populaire André Genot (Cepag) et qui a longtemps travaillé sur les ALE.
Cette idéologie néolibérale est basée sur le libre marché, c’est-à-dire sur la croyance qu’il faut laisser le marché fonctionner tout seul. C’est la métaphore de la main invisible du marché d’Adam Smith, économiste écossais du XVIIIème siècle. Les partisans de cette théorie dénoncent notamment une trop grande intervention de l’État, le protectionnisme et les tarifs douaniers qui seraient autant d’entraves au commerce.
Se spécialiser et échanger
Derrière cette idéologie qui promeut la concurrence, il y a aussi le principe des avantages comparatifs élaboré au XIXèmesiècle par l’économiste anglais David Ricardo. Selon lui, si les États veulent s’enrichir, ils doivent se spécialiser dans les domaines où ils sont les plus concurrentiels, et importer les produits pour lesquels ils sont le moins efficaces.
« Avec l’accord UE-Mercosur, par exemple, l’idée est de dire : « Puisque le Brésil a de grands espaces et de la main-d’œuvre pas chère, il n’a qu’à faire de l’élevage. Et comme l’UE (principalement l’Allemagne) fabrique des voitures de manière compétitive (mieux, plus vite et pour moins cher) car elle a investi dans le secteur depuis longtemps, on n’a qu’à échanger des voitures contre des vaches » », dessine à gros traits Amaury Ghijselings, chargé de recherche sur la souveraineté alimentaire au CNCD-11.11.11.
« À l’époque, Ricardo considérait que le commerce devait être libre sauf avec les pays colonisés, rappelle Mathilde Dupré. Là, il était normal que la métropole extraie des ressources pour sa propre richesse et son économie. Des travaux d’historiens ont montré que dans l’exemple classique du Royaume-Uni qui avait intérêt à produire des draps et le Portugal du vin, les chiffres donnés par Ricardo étaient trompeurs. En réalité, l’Angleterre était plus productive. Et pour le Portugal, ce déficit commercial ne fonctionnait que parce que ce dernier avait accès aux ressources de ses colonies en Amérique latine et qu’il y avait des échanges inégaux. Pour beaucoup d’États, il est difficile de se développer en s’insérant dans le commerce international sans protéger certaines de leurs activités. D’autant que ce sont les pays riches qui ont d’abord établi les règles entre eux pour peu à peu inclure les pays en développement. »
« Historiquement, beaucoup de pays ont d’abord connu une phase d’enrichissement avec des règles de protection fortes et ce n’est que par la suite qu’ils se sont tournés vers le commerce international, poursuit la co-directrice de l’institut Veblen. Les ALE interdisent aujourd’hui aux pays en développement de recourir à ce même type de protection dont les pays riches ont bénéficié. Il existe peu d’exemples de grandes réussites économiques fondées sur le libre-échange. »
Pourtant, les partisans des ALE sont toujours majoritaires au sein des gouvernements européens et des institutions internationales. Et ils véhiculent l’idée que ces traités sont bénéfiques pour tout le monde.
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2. Quelles conséquences ont-ils sur l’agriculture des pays tiers ?
Si les traités de libre-échange instaurent une concurrence déloyale pour les agriculteur·ices d’ici, ils ont aussi des impacts sur les pays avec lesquels l’UE échange. La compétitivité des producteur·ices européens, subsidiés par la Politique agricole commune, en fait des concurrents imbattables sur certains marchés, ce qui a des conséquences importantes sur les filières et productions vivrières des pays tiers, en particulier les moins industrialisés.
En plus d’accroître la pauvreté des paysan·nes, elle menace la sécurité alimentaire de ces pays en augmentant leur dépendance et soutient une agro-industrie polluante. Sénégal, Pérou, Colombie… Les exemples de déstructuration du tissu agricole local ne manquent pas et sont documentés depuis longtemps par des associations comme Humundi et Oxfam.
En 2012, le Pérou concluait un ALE avec l’UE. Depuis, « la libéralisation des échanges commerciaux a des conséquences désastreuses pour 95% de paysannes et paysans péruviens qui voient arriver sur leurs marchés des produits alimentaires vendus à des prix avec lesquels ils ne peuvent pas rivaliser », rapporte Humundi.
L’UE (dont la Belgique) y exporte plus de 26.000 tonnes de pommes de terre frites surgelées par année, soit trois fois plus qu’avant l’entrée en vigueur de cet accord. Sur la même période, le prix de la pomme de terre a baissé de 20%.
La Colombie, autre « partenaire » de l’UE concernant ce produit, a imposé des droits antidumping fin 2018 sur les frites surgelées belges, allemandes et hollandaises. Ce pays voulait protéger sa filière pommes de terre. Résultat : l’UE l’a attaqué devant l’OMC et a remporté le conflit commercial. Ce sont donc nos frites européennes standardisées, surgelées et emballées dans des sachets en plastique pour parcourir la moitié de la planète qui ont encore une fois été privilégiées.
« Dans les discours des syndicats agricoles majoritaires, on entend qu’on voudrait continuer à exporter beaucoup et, en même temps, davantage protéger nos productions en restreignant les importations. En plus de ne pas être juste, cela ne fonctionne pas comme ça », avertit Mathilde Dupré.
Car même si l’UE a une balance commerciale agricole positive et qu’elle exporte donc beaucoup, ce modèle la rend aussi très dépendante des importations. « Il y a cette fausse croyance selon laquelle on serait des champions agricoles qui nourrissent le reste du monde. En réalité, on est importateurs nets de calories et de protéines », poursuit-elle.
Dans sa communication, le syndicat dominant en Wallonie n’a de cesse de pointer les exportations des autres qui ont pour effet de concurrencer nos produits locaux. Si on surfe sur sosagriculture.be, un site de la Fwa détaillant ses revendications pour améliorer le sort des agriculteur·ices wallon·nes, on peut voir que les impacts de nos exportations à nous, Européens, ne sont jamais mentionnés.
Interrogée à ce sujet, sa présidente déclare pourtant être attentive aux conséquences négatives des exportations européennes sur la souveraineté alimentaire des pays tiers. En revanche, elle n’est pas prête à tourner le dos aux échanges. « On est un tout petit pays exportateur puisqu’on a la chance d’avoir une agriculture performante. Il n’est nullement question de ne plus exporter », affirme Marianne Streel.
Dans les faits, parmi les membres de la Fwa et du Copa-Cogeca, un grand nombre est actif dans des filières exportatrices et dépend donc directement des marchés extérieurs pour écouler sa (sur)production. Mais ces exploitations sont souvent prises dans un système de compétition sur le marché international ne leur permettant même pas d’en tirer de revenu digne.
S’agissant de la filière laitière, fortement exportatrice, « il faut que les États européens, d’Afrique de l’Ouest et d’ailleurs reconstruisent des politiques commerciales, fiscales et agricoles qui protègent leurs filières agricoles – non pas pour faire grandir des champions à destination du marché mondial, mais pour consolider les revenus des agriculteurs, garantir l’accès de tous et toutes à une alimentation saine et protéger leur environnement », enjoignent une série d’ONG dans une carte blanche[1].
3. Leur abolition est-elle à l’ordre du jour ?
À l’occasion d’un Conseil européen extraordinaire, les dirigeants ont récemment débattu de l’importance de renforcer la compétitivité de l’UE. La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a mis en avant quatre grands domaines dans lesquels il conviendrait d’agir, dont le renforcement des échanges commerciaux avec le reste du monde.
« Une part importante de notre prospérité provient d’accords commerciaux. Grâce à l’accord commercial UE-Canada (AECG, ou CETA en anglais), l’année dernière, nos producteurs ont pu exporter 4,5 milliards d’euros de produits agroalimentaires, soit 53% de plus qu’avant l’accord [2]. »
Si aujourd’hui l’attention se focalise beaucoup sur le projet de traité avec les pays du Mercosur et celui récemment conclu avec la Nouvelle-Zélande, ces textes font en réalité partie d’un vaste réseau d’accords régionaux en vigueur ou en cours de négociation, dont le nombre ne fait que croître.
« Le commerce est déjà très libéralisé entre l’UE et le reste du monde, sans égard pour les impacts qu’il engendre », analyse Mathilde Dupré.
Au niveau mondial, plus de la moitié des échanges internationaux a lieu aujourd’hui dans le cadre de ces accords bilatéraux ou régionaux de commerce, dont le nombre a explosé, passant de 22 accords cumulés en vigueur en 1990, à 137 en 2005, et plus de 360 en 2023, selon l’OMC. À l’échelle européenne, l’UE a un réseau de 42 accords préférentiels avec 74 pays partenaires (35 accords avec 62 partenaires en vigueur en 2017). Les accords bilatéraux couvraient moins d’un quart du commerce international réalisé par les pays membres en 2005. En 2015, cette proportion est montée à plus d’un tiers et elle a atteint 45% en 2023.
Maxime Combes, économiste et coordinateur du collectif Stop Ceta/Mercosur, explique cette accélération par des raisons géostratégiques. « Signer de nouveaux accords permet à l’UE d’imaginer pouvoir rivaliser avec les États-Unis et la Chine sur le plan géopolitique, tout en espérant rester dans la course mondiale à l’accès aux matières premières, notamment celles jugées clés pour le verdissement de l’économie[3]. »
[1] Intitulée « Pour une PAC qui respecte ses agriculteurs et ceux d’Afrique de l’Ouest ».
[2] Sur le site de la Commission européenne : « Les dirigeants de l’UE appellent à renforcer la compétitivité de l’UE », 19 avril 2024.
[3] S. Chapelle, « La carte des accords de libre-échange signés par l’Union européenne », Campagnes solidaires, janvier 2024.
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