Au cœur du campus du Solbosch (ULB – Bruxelles), l’équipe de As Bean et de la Turbean s’active pour sensibiliser les étudiants aux enjeux des systèmes alimentaires, notamment en cuisinant des plats éthiques vendus à moins de cinq euros. Leur projet novateur allie les codes de la génération Z et ceux de la « good food » ; un mélange coloré, croquant et militant. Plongeon dans l’univers énergique de Mathilde, Rodolphe, Arthur, Romane, Nicolas et les autres.
- Jehanne Berger, journaliste
- Gaelle Henkens, photojournaliste
Un matin, sur l’avenue Paul Héger, les gens vont et viennent. À hauteur du bâtiment F1 flotte une délicieuse odeur de poireaux mijotés. C’est sûr, nous voilà à la bonne adresse : la Turbean, la cantine engagée ouverte par l’ASBL As Bean.
Une grande salle lumineuse, des meubles en palettes, des panneaux de bois didactiques pour sensibiliser aux enjeux de l’alimentation. Une pancarte : « Ici chaque ingrédient soutient une production durable et juste ».Dans les haut-parleurs, du rap. Il est 10 h. À l’arrière, dans la cuisine, Rodolphe, Nicolas et Mathilde s’affairent. « Nous trois, on forme le pôle Horeca de l’ASBL, tandis que les deux autres employés, Arthur et Romane, se chargent du pôle éducation. Et puis il y a l’équipe d’étudiants qui nous aide au quotidien et qui assure ! Notre objectif, c’est qu’il n’y ait pas de hiérarchie, ni en cuisine, ni entre nous », introduit Mathilde Wolff, 25 ans, responsable opérationnelle.
+++ Cet article a été publié dans le numéro 9 de Tchak (printemps 22)
Pablo Servigne vs sandwichs Sodexo
La cafèt est pleine à craquer. Autour des tables, les étudiants travaillent, rigolent, boivent des cappuccinos – parfois les trois en même temps. C’est la rentrée du second quadri, l’atmosphère est aux retrouvailles. Arthur Dielens, 26 ans, salue des connaissances, il est ici chez lui. Remontons le fil… De 2013 à 2018, c’est sur les bancs de l’auditoire de la faculté de bioingénieur que le jeune homme découvre les enjeux des systèmes alimentaires. « Avec Max et Romane notamment, on en discutait, on allait voir des conférences, on se prêtait des livres. » Dans leur sac à dos, l’ouvrage Nourrir l’Europe en temps de crise de Pablo Servigne ; dans leurs mains, les sandwichs de chez Sodexo aux ingrédients non sourcés. Il y a alors comme un malaise. « On a commencé à chercher une solution pour proposer de la nourriture durable et accessible aux étudiants. »
« Philosophie fast-food » pour que nos consciences soient terrassées
Extrait de Désobéissance civile, de Kenny Arkana
Au nom de la dignité humaine, nous avons dit:
ASSEZ
En 2019, avec les moyens du bord et quelques coups de pouce, sous une tonnelle, le trio organise une fois par semaine les premières ventes de repas chauds-locaux-de saison-maison à moins de 5 €. C’est la naissance de As Bean.
En février 2020, l’ULB invite la joyeuse bande à occuper le rez-de-chaussée du F1. Les jeunes relookent l’espace en cantine écolo et décontractée. Le mois suivant marque la grande ouverture. Deux jours plus tard, la crise sanitaire leur coupe les ailes. Après les montagnes russes confinement-déconfinement, en septembre 2021, la Turbean fait son véritable come-back et fonctionne depuis à plein régime.
Les clés de l’assiette écologique
Dans la cuisine, on prépare « au feeling ». Jeune trentenaire, Rodolphe De Geynst travaille dans l’Horeca depuis presque 10 ans : « Faire à manger pour des bourges, je ne trouvais pas ça très drôle. Du coup, j’ai rejoint As Bean au début du projet. » Chaque jour, lui et Nicolas improvisent des recettes en fonction de l’humeur et des aliments à disposition. Dans la chambre froide comme dans les placards, tout est bio, local et de saison. La plupart des produits sont livrés une fois par semaine par la coopérative Terroirist. « Ils collaborent en direct avec les producteurs, ils font un travail de sourcing incroyable. Pour les légumineuses, on aime bien Graines de curieux qui proposent notamment des lentilles belges. En cas de manques, on fait appel au grossiste Vajra », éclaire le cuisinier en s’essuyant les mains sur son tablier.
Ici, le principe est de respecter l’assiette écologique dont les bases sont rappelées sur une grande affiche près du comptoir : 30 grammes de légumineuses, 50 grammes de céréales, 300 grammes de légumes. Chaque assiette coûte en moyenne 2 € de matières premières, auxquelles il faut ajouter les salaires, les charges, la TVA, les frais en tous genres. « Les étudiants payent 4,60 € par plat et l’université compense la différence pour arriver à 6,50 €. C’est une manière de nous subsidier et ça nous permet de nous aligner sur les prix de la cantine Sodexo en haut », explique Mathilde face au panneau « Où va l’argent des repas ? ». Tous les jours, entre 100 et 200 portions sont préparées.
« Qu’est-ce que c’est du frekeh ? »
« C’est compliqué d’aller chercher les personnes qui ne se sentent pas concernées. On leur propose des lentilles alors qu’en face, ce sont des bouts de pizza. Sans compter les machines à crasse dans toute l’unif… Mais je pense que c’est au sein de la jeunesse qu’il y a le plus gros pouvoir d’action », analyse Mathilde. Sur la vitrine près de la caisse, un autocollant : les trois toques du label Good Food, le niveau maximum. Une belle reconnaissance pour la jeune ASBL.
Rodolphe ouvre le four : les panais rôtissent, une odeur de paprika embaume la pièce. « Quoi qu’on fasse, on y met beaucoup d’amour », dit-il en souriant. Par souci écologique, gustatif et économique, les protéines végétales sont à l’honneur. « C’est chouette de cuisiner végé. J’ai appris sur le tas et en fait c’est hyper simple et abordable, confie Nicolas Hamaide, 45 ans. J’avais un petit resto local et de saison il y a une quinzaine d’années. À l’époque, on ne parlait pas de ça. À présent, ça bouge, tant mieux ! » Depuis son engagement en septembre 2021, il a aussi été séduit par le rythme de la Turbean.
Au-dessus du comptoir, un tableau noir présente les boissons (dont les jus de l’ASBL FruitCollect) et le plat du jour. Étudiants, profs et externes : à chaque catégorie son prix. Le menu, aujourd’hui, c’est « Frekeh, haricots blancs, oignons rouges, betteraves, poireaux, panais. » Notre photographe s’exclame : « Qu’est-ce que c’est du frekeh ? ». « Du blé vert », répond Nicolas. « Les mots incompréhensibles, c’est notre spécialité », ironise Arthur.
Compost et post Insta
Presque midi. Mathilde prépare l’ouverture et installe le gros panneau qui indique le sens de la file à l’entrée : à gauche la cafèt, à droite la cantine. Fraichement diplômée, c’est pendant ses études que cette ancienne de Sciences Po découvre les monopoles et le rôle de l’agriculture dans le développement durable. «J’ai grandi avec une maman très énervée contre l’agro-industrie », précise-t-elle tout en publiant la photo du plat du jour en story Instagram. Un canal de communication essentiel à As Bean pour toucher son public cible. Sur les réseaux sociaux, l’humour et les jeux de mots sont d’ailleurs une habitude de l’équipe, qui signe ses posts avec le hashtag #PEAS.
Derrière la porte vitrée, quelques personnes s’agglutinent. C’est parti, direction le self-service ! La file s’allonge devant le « wall of fermes » qui fait la part belle aux producteurs locaux. Nicolas sert de grandes cuillerées dans des bols recyclables ou dans les récipients amenés par les clients. « On va lancer des cartes de fidélité pour encourager les gens à prendre leurs contenants », commente Mathilde avant de continuer avec un « Salut, tu veux un plat du jour ? ». « Oui, une petite portion », répond une habituée. Le prix diffère en fonction de sa faim : « petite », « moyenne » ou « grande ». Une manière ludique de responsabiliser les personnes et d’éviter le gaspillage.
Tandis que les commandes s’enchaînent, Arthur nous emmène dehors à la découverte du bac à compost, à quelques mètres du restaurant. « On l’a fabriqué nous-même. On n’a quasi aucun déchet non organique, à part les cartons de lait et ce que les gens apportent de l’extérieur dans la cafèt », explique-t-il en soulevant le couvercle en bois.
Une communication « stylée »
Retour à l’intérieur. On s’installe dans la cafèt pour déguster le frekeh. Dans les haut-parleurs, à présent, de la pop française couverte par le brouhaha. L’espace de la cantine est libre d’accès pour un max de « chill » : « On ne veut rien imposer, tant mieux si les personnes peuvent découvrir le lieu par hasard et plus tard comprendre le projet. » Les plats du jour sont en vente de 12 h à 14 h, mais de 9 h à 17 h, les clients peuvent acheter des cookies (au succès fou), des fruits à prix libre, des boissons chaudes ou consommer de l’eau gratuitement.
Dans l’étagère de documentation, des flyers qui invitent à s’engager, se former, ou soutenir des filières durables. Outre l’aspect financier, le jeune homme pointe du doigt la communication un peu « has been » du secteur comme frein à l’accessibilité. « Les dessins de petits légumes, ça n’attire pas vraiment les jeunes. Nous, on essaye de proposer une com’ stylée, des événements sympas, des soirées slam, des concerts de rap, mais aussi des conférences ou des débats. La dernière sur Jupiler a fait bouger les choses au sein de l’ULB ; c’est important de repolitiser les questions autour de l’alimentation pour ne pas cibler que l’action individuelle », ajoute Arthur entre deux bouchées.
As Bean jongle entre solutions, dénonciation, vulgarisation des savoirs et décloisonnement. Dans cet esprit, Romane, chargée du pôle éducation, réalise des bandes dessinées de sensibilisation. Elles sont consultables dans la petite bibliothèque de la Turbean ou sur les réseaux sociaux. Fouillés, sympas et engagés, ces ouvrages sont de véritables outils de prise de conscience.
Il est 13h30. Du côté de la cuisine, l’équipe écoule les derniers repas, avant de commencer à ranger, nettoyer et préparer la journée suivante. Les cookies au chocolat Terra Etica cuisent dans le four. Quid du plat de demain ? Le duo de cuistots se regarde et lève les épaules en riant. « On verra. Je sais qu’on va faire des patates et des choux », s’amuse Rodolphe en coupant des pommes de terre. Les maîtres de la cuisine au feeling, éthique et pas chère vont bientôt transmettre leur art aux étudiants lors d’ateliers. « Le but, c’est qu’ils apprennent à préparer les plats chez eux pour ne pas payer le prix de la transformation », conclut Arthur.
Turbean, Turbean, Turbean, Turbean, Turbean,