À Hébron, région vallonnée du sud de la Cisjordanie, la résistance civile à l’occupant israélien a le goût du raisin. Face à une armée et des colons de plus en plus cruels et violents, une poignée de paysans ont monté une coopérative, Al Sanabel, pour transformer une partie de leur raisin de table en jus. De quoi tirer un revenu décent de leur travail. Et survivre. Interview de Raed Abu Yussef, président de la coopérative Al Sanabel.
Sang-Sang Wu, journaliste
Cet article a été publié dans le 20° numéro de Tchak (hiver 24-25). Vous allez pouvoir le lire en accès libre. Notre objectif ? Vous faire découvrir notre projet éditorial. En fil conducteur, le monde paysan, ses luttes et sa capacité à reconstruire des filières, de la solidarité, des territoires. Celui des multinationales de l’industrie agroalimentaire aussi, qui oeuvre au statu quo. Des enquêtes, des dossiers, des portraits, des regards en lien avec l’environnement, l’économie, la consommation, la société et la santé publique.
L’optimisme de sa volonté se reflète dans ses yeux clairs et riants. Raed Abu Yussef a le verbe haut et manie l’ironie dans un français parfaitement maîtrisé. Fils et petit-fils de producteurs de raisin palestiniens, il a poussé son premier cri en Cisjordanie, là où se mène l’autre guerre d’Israël.
Harcèlement, restriction de circulation, saccages de pieds de vigne sont le triste lot quotidien de ce cultivateur de raisin. Et il n’est pas le seul (voir encadré). Ces attaques, qui ne sont pas nées avec le 7 octobre mais qui ont explosé depuis, menacent non seulement les récoltes, mais aussi la souveraineté alimentaire du peuple palestinien.
De passage en Belgique, à l’invitation de la Coordination namuroise belgo-palestinienne et de la coopérative Paysans-Artisans, celui qui est aussi président de la coopérative Al Sanabel nous a raconté le quotidien de ses compatriotes dans ce petit coin de Palestine, terre de vignes depuis quatre mille ans.
Raed Abu Yussef, dans quel contexte avez-vous cofondé la coopérative Al Sanabel ?
Nous l’avons mise sur pied juste après la deuxième intifada, le soulèvement des Palestinien·nes contre l’occupation israélienne qui a eu lieu de 2000 à 2005. À ce moment-là, les routes ont été bloquées par l’armée israélienne, ce qui rendait impossible l’accès aux marchés où les producteurs vendaient leur raisin. 60% des récoltes ont été perdus car, avec le blocage de la circulation, les fruits ont pourri dans les camions. Dans d’autres cas, les paysans ne les ont même pas cueillis. Avec une quinzaine de paysans de Halhul, au nord d’Hébron, première zone de production de raisin de table de Cisjordanie, on a alors cherché une solution pour presser le raisin abîmé et différer sa commercialisation, puisque le jus se conserve jusqu’à un an.
Les illustrations qui accompagnent cette interview sont de la dessinatrice Céline Marko, qui a été contactée par la coopérative Al Sanabel pour réaliser un roman graphique sur Raed Abu Yussef et la lutte qu’il mène en Cisjordanie. Ce projet de longue haleine est en cours de réalisation, mais l’autrice cherche des financements complémentaires pour permettre sa sortie prochainement.
Habiter en Cisjordanie occupée aujourd’hui, qu’est-ce que cela implique ?
Depuis le 7 octobre 2023, les choses sont redevenues vraiment très compliquées. Partout en Cisjordanie, l’armée israélienne a placé des barrières pour empêcher les gens de quitter leur ville ou leur village. Nous sommes comme des singes dans des cages. Les Israéliens ouvrent et ferment les frontières comme ils veulent. Ils nous envoient les informations via les réseaux sociaux : tel portail est ouvert de 7h à 9h, puis de 15h jusqu’à 17h, etc.
À quel point cette situation complique-t-elle l’activité agricole chez vous ?
Nous vendons notre raisin de table sur un marché de gros, à Halhul. On y trouve des commerçants qui viennent de Cisjordanie, de Jérusalem et, avant, de Gaza. Il y a même des Palestiniens résidant en Israël. En temps normal, les paysans vendent 60-70% de leur production là. Le reste est pressé à la coopérative. Cette année, ça a été l’inverse. Les cultivateurs n’ont quasiment rien vendu à la criée. Peu de commerçants sont allés au marché, car ils n’étaient pas sûrs de pouvoir repartir.
La Cisjordanie traverse actuellement sa plus grave crise économique : après le 7 octobre, le gouvernement israélien a annulé le permis de travail d’environ 150.000 Palestinien·nes de Cisjordanie qui avaient un emploi en Israël. Depuis, le PIB de la Cisjordanie a chuté de 22% et le chômage atteint les 30%. Cela participe-t-il aussi à la difficulté d’écouler le raisin de table ?
Comme le niveau de vie a énormément baissé, les gens préfèrent acheter de quoi nourrir les enfants. Et le raisin de table, c’est quelque part un produit de luxe. Cette situation a aussi multiplié le travail à la coopérative, puisque les paysans vendent moins de fruits. On a donc pris la décision de presser pour tout le monde, adhérent ou pas. On essaie d’être utiles. Mais la conséquence, c’est qu’on a aujourd’hui une grosse quantité de jus de raisin de l’an dernier, que l’on n’a pas encore réussi à écouler. Car comme pour le raisin, le commerce n’est plus possible.
Parce que Israël bloque l’exportation des produits agricoles ?
Oui. Avant la guerre, on a envisagé d’exporter notre jus vers les pays arabes comme la Jordanie, l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe. Mais comme ce produit magnifique était demandé dans les territoires occupés, on ne l’a pas fait en se disant que les Palestinien·nes méritaient d’en profiter, surtout que nous sommes les seuls en Palestine à produire du jus naturel sans sucre ajouté.
Comment a évolué le nombre de paysan·nes palestinien·nes en Cisjordanie ces dernières années ?
Pendant longtemps, la main-d’œuvre palestinienne a été encouragée à travailler en Israël. Et ils l’ont fait parce qu’ils étaient payés dix fois plus qu’en Cisjordanie. On a donc eu une baisse du nombre de paysans. Après le 7 octobre 2023, quand les ouvriers ont été virés, on a vu une augmentation énorme de nombre de maraîchers parce que la plupart étaient des fils de paysans. Partout on a vu pousser des tomates, des courgettes, des concombres, des choux-fleurs, etc. Mais là encore, il est difficile de les écouler.
Il existe une loi en Israël selon laquelle si une terre arable n’est pas exploitée pendant trois ans, l’État se donne le droit de la confisquer. Est-ce correct ?
C’est une ancienne loi ottomane que les Israéliens utilisent pour confisquer la terre. Aujourd’hui, des colons s’installent sur les collines et déclarent que telle terre leur appartient. Cultivée ou pas, ils s’en fichent. On est en train de nous rendre la vie impossible pour qu’on quitte la Cisjordanie. On sait que dès qu’ils en auront fini avec Gaza, ils viendront chez nous. Ils vont trouver des prétextes pour le faire, comme ils ont trouvé le 7 octobre. Les gens au pouvoir ne veulent pas de la solution à deux États. Nous, on a accepté l’existence d’Israël, mais Netanyahou [Premier ministre de l’État hébreu, NDLR] et son gouvernement d’extrême droite nationaliste le disent clairement : il faut expulser tous les Palestinien·nes de Cisjordanie.
Les colons israéliens vous ont-ils volé des terres ?
Oui, on a perdu une parcelle de 3.000 mètres carrés parce qu’ils ont construit des routes de contournement des villages palestiniens pour accéder aux colonies [illégales, selon le droit international, NDLR]. Moi, j’appelle ça les routes des colons. Et donc là, ils ont arraché nos vignes. Ils ont confisqué énormément de terres comme ça.
En Cisjordanie, même l’accès à l’eau est contrôlé par Israël. Quelles sont les restrictions qui vous sont imposées ?
Les citernes d’eau de pluie sont interdites : on ne peut pas la stocker. D’après la loi israélienne, c’est Dieu qui nous donne l’eau, elle appartient donc à l’État. Ce qu’ils disent pour justifier cette mesure, c’est que l’eau appartient à tout le monde et que personne n’a le droit de la stocker. C’est absurde : la moitié retourne à la mer, alors qu’il ne pleut pas en Palestine l’été.
Militant de longue date, vous avez été arrêté et emprisonné lors de la première intifada, à l’âge de 16 ans. Vous avez donc toujours connu l’occupation israélienne…
La guerre n’a pas commencé le 7 octobre 2023. Quand, enfant, j’allais labourer avec mon père, il y avait déjà un couvre-feu et des intimidations. Des haut-parleurs de l’armée israélienne criaient : « Rentrez chez vous. Sinon, on vous tuera ». Je me rappelle aussi ma première expérience traumatisante quand, à six ans, j’ai vu une jeune fille mourir devant mes yeux. C’est arrivé pendant une manifestation d’étudiant·es à côté de mon école. Je me souviens du sang qui sortait de sa poitrine pendant qu’elle hurlait ne pas vouloir mourir. Ces images me sont restées en tête et m’ont donné par la suite l’envie de lutter.
Vous descendez d’une lignée de cultivateurs de raisin. Quand avez-vous décidé de reprendre le flambeau ?
De 1990 à 1995, je suis allé en France pour suivre des études en ingénierie et en machinisme agricole à l’université de Montpellier, car il y avait un manque de machines en Palestine à l’époque. On ne travaillait qu’avec des animaux. C’était un travail très difficile et je me disais que si un jour je remplaçais mon père, je ferais autrement. À la reprise, j’ai replanté des variétés anciennes et adaptées à notre terroir, qui résistent à la chaleur, à la sécheresse et aux maladies.
Justement, comment le changement climatique affecte-t-il vos cultures et quelles sont vos techniques d’adaptation ?
Je cultive mon raisin à 1.000 mètres d’altitude. On n’a jamais dû arroser la vigne, alors qu’aucune goutte d’eau ne tombe du ciel de mai à novembre. Malgré ça, on a les meilleures grappes de raisin du monde. D’accord, tous les paysans disent la même chose [il rit]. On fait des labours spéciaux pour essayer de conserver un maximum d’humidité dans le sol. Mais depuis quelques années, ça ne marche plus tellement. Cet été, il a fait 40 degrés pendant au moins deux mois. Les feuilles de vigne ont brûlé et ça, c’est rare. J’ai été obligé d’acheter des voiles pour tenter de protéger les grappes.
Pourquoi n’avoir jamais envisagé de migrer et/ou de changer de métier ?
À la coopérative, on dit que cultiver, c’est résister. Quand on cultive sa terre, on la protège. C’est à nous, Palestinien·nes, de nous battre, personne ne le fera à notre place. Je suis très attaché à cette terre et je la respecte, car c’est elle qui nous a fait vivre : grâce à elle, mon père a financé les études de tous ses enfants. Je suis heureux d’être paysan. Je n’ai jamais regretté mon choix.
Pensez-vous que cet état d’esprit peut contribuer à ce que les nouvelles générations soient tentées de rester pour continuer à défendre leurs terres ?
Il faut préparer le terrain pour la génération qui prendra notre place. On voit l’importance d’encourager la jeunesse à ne pas quitter la Palestine. Vous savez, je ne suis pas nationaliste, je suis plutôt internationaliste. Je crois qu’on a le droit de vivre là où on veut. Comme le dit Mahmoud Darwich [poète palestinien, NDLR], « tous les cœurs d’hommes sont ma nationalité. Je vous laisse mon passeport ». Je suis d’accord avec lui mais ici, c’est un peu différent. Je pense qu’il faut rester pour affronter le monstre colonialiste.
Le projet de la coopérative est crucial pour l’avenir économique et social de la région. Elle regroupe 360 producteurs de raisin de table, et concerne plus largement près de 2.500 personnes. Est-ce que cette idée vous donne de la force ?
Oui, car les paysans comptent désormais sur la coopérative. Ce n’est pas le moment d’être fatigué. Il faut qu’on continue de résister, et on le fait. Notre projet est utile quand Israël bloque le commerce, les routes. Notre projet est utile quand on subit le changement climatique. Il y a trois ou quatre ans, on a perdu la moitié de notre récolte parce qu’une maladie inconnue a attaqué nos vignes. La qualité du raisin n’était pas assez bonne pour la vente. Il a fallu en presser un maximum. On va donc continuer à être utiles. Mais il faut faire attention parce qu’on sera peut-être la cible de l’armée israélienne qui attaque les projets qui contribuent à ce que les gens restent chez eux.
À l’heure où nous parlons, la coopérative est-elle stable dans son fonctionnement ?
En décembre 2022, devant une trentaine de groupes de soutien français et belges, j’ai déclaré que notre coopérative était autonome financièrement. Cette année-là, on a vendu 180.000 bouteilles. Et puis, il y a eu la guerre. Pour nous aider, des paysans bretons ont acheté des bouteilles de jus qu’on a distribuées aux Bédouins du sud d’Hébron, qui vivent dans le besoin. On va continuer à faire fonctionner la coopérative. Pas seulement nous, Palestinien·nes, mais aussi nos partenaires français et belges, paysans et militants. C’est pour ça que je suis optimiste.
D’après vous, que peuvent faire les peuples qui sont solidaires des Palestinien·nes ?
Les gens libres qui nous soutiennent voient comment on est en train de tuer l’humanité avec ce conflit. J’applaudis les manifestations, les mouvements de solidarité, le boycott des produits israéliens, etc. Bref, tout ce que les gens font pour obliger leurs gouvernements à changer. En tant que Palestinien de Cisjordanie, je trouve que c’est magnifique et que ça nous aide. Mais si vous posez cette question à une habitante de Gaza, elle vous répondra que dans l’immédiat, elle veut juste sauver son enfant. Alors, que faire pour nous ? Je crois que vous pouvez faire plein de choses, c’est à vous de décider. Mais dans tous les cas, continuez à parler de nous.
[1] Chiffres de l’Unicef, le Fonds des Nations unies pour l’enfance.
Coloniser la Cisjordanie par l’agriculture
Si le bruit de la guerre d’Israël contre la Cisjordanie est plus sourd, il n’en est pas moins alarmant. Depuis le 7 octobre 2023 et l’attaque du Hamas contre l’État hébreu qui a fait 1.300 tués, celui-ci répond par une offensive militaire brutale et aveugle sur la bande de Gaza où plus de 40.000 Palestinien·nes, dont plus de 14.000 enfants, ont déjà péri.
En Cisjordanie occupée aussi, les colons israéliens intensifient la répression. Depuis le 7 octobre, plus de 520 Palestinien·nes ont été tué·es. 2023 serait « la pire année des annales, dans ce que certains nomment « une seconde Nakba » (la catastrophe), nom donné à l’exode des Palestiniens en 1948 ».
Selon Oxfam, 63% des zones agricoles palestiniennes se trouvent dans une zone sous occupation civile et militaire israélienne. « L’année dernière, les Palestiniens de la Cisjordanie occupée, y compris Jérusalem-Est, ont été confrontés au niveau le plus élevé de violence aux mains des colons israéliens, qui ont notamment agressé physiquement des Palestiniens, incendié ou endommagé leurs biens et leurs récoltes, volé des moutons, et bloqué l’accès à leurs terres, à l’eau et aux zones de pâturage, provoquant un nombre record de Palestiniens déplacés, ces derniers étant contraints de quitter leurs habitations et leurs terres. L’année dernière, Israël a également saisi plus de terres palestiniennes qu’au cours des 30 dernières années. »
Autant de conséquences de la colonisation de la Cisjordanie par l’agriculture.