17% de mortalité dans le cheptel ovin belge, plusieurs millions d’euros de pertes pour les éleveur·euses et le secteur : tel est, pour l’heure, le bilan de la fièvre catarrhale ovine (FCO) en Belgique. Un virus pourtant connu des autorités sanitaires depuis l’automne 2023, tant il provoquait des ravages dans les pays voisins. Comment expliquer pareil fiasco ?
Paul Labourie, journaliste
Gaëlle Henkens, photo-journaliste
Cet article a été publié dans le 20° numéro de Tchak (hiver 24-25). Vous allez pouvoir en lire 30% en accès libre. Notre objectif ? Vous faire découvrir l’intérêt que représente notre projet éditorial pour vous.
En fil conducteur, une promesse: celle de répondre aux questions que vous vous posez sur votre alimentation, ceux et celles qui en sont à l’origine. D’un côté, le monde paysan et sa capacité à reconstruire des filières, de la solidarité, des territoires. De l’autre, celui des multinationales de l’industrie agroalimentaire, qui oeuvre au statu quo.
Été 2024. Lorsque Zoé Brusselmans regagne sa bergerie aux confins de Durbuy, à la clôture de la foire de Libramont, la jeune éleveuse de brebis laitières tombe des nues : son troupeau présente les symptômes de la fièvre catarrhale ovine sérotype 3 (FCO-3). Celle-là même qui s’apprête à ravager la Belgique francophone. « Je connaissais les dégâts causés par l’épidémie aux Pays-Bas, avec 25% de mortalité dans les élevages ovins, se souvient l’éleveuse. Quand j’ai vu mes brebis malades, je me suis dit : ça y est, c’est la catastrophe. »
En l’espace d’un mois, Zoé Brusselmans perd environ 15% de ses brebis. Et près de 8.000 euros, entre les factures de soins vétérinaires et les litres de lait jetés : « Ça veut dire 700 euros de salaire en moins par mois ». Pour une éleveuse installée depuis seulement deux ans, qui atteint à peine les 35.000 euros de chiffre d’affaires annuel, le gouffre est énorme.
Elle n’est pas la seule à s’effondrer. Nicolas Marchal, chargé de mission ovin-caprin au Collège des Producteurs, estime les pertes économiques pour le secteur ovin wallon à 7,7 millions d’euros et une mortalité de 17% sur l’ensemble du cheptel belge. « Nous étions pourtant témoins des ravages de la maladie aux Pays-Bas et en France, et la FCO-3 a été détectée pour la première fois sur le territoire en octobre 2023 : tout indiquait que la crise se déclencherait chez nous », déplore-t-il.
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La dépendance aux firmes pharmaceutiques
Face au virus, la vaccination est considérée par toutes les autorités sanitaires comme le seul moyen de prévention. Pourtant, la manière dont elle a été gérée et mise en place est aux sources même de l’ampleur de la crise. Dès la mise à disposition du vaccin, fin mai 2024, les éleveur·euses déploraient sa non-prise en charge financière, qui pourrait expliquer pourquoi elle n’a pas été suffisamment efficace sur le territoire, ni effectuée suffisamment en amont de la crise. En effet, les deux doses nécessitent au moins 21 jours pour garantir une protection efficace : la fenêtre temporelle était alors très réduite pour assurer une bonne couverture sur le territoire.
« Le vaccin aurait pu être payé par le Fonds sanitaire ovin, qui est financé par les cotisations annuelles des éleveurs pour les soutenir économiquement face aux crises sanitaires, mais au moment de la décision du budget en février 2024, ce vaccin n’existait pas encore : il était donc impossible de l’intégrer à ce budget », pointe Nicolas Marchal, présent lors des négociations sous l’égide du Collège des Producteurs. En effet, le sérotype 3 (soit la sous-espèce d’un virus) de la FCO étant jusqu’alors inconnu en Europe, les firmes pharmaceutiques n’avaient pas encore développé son vaccin.
La faute à qui ? Tout le monde semble se rejeter la balle. L’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS) est un autre acteur-clé du processus, dont le rôle vise à examiner les dossiers déposés par les firmes pharmaceutiques pour la mise en circulation des vaccins sur le marché national. Contacté par Tchak, l’organisme déclare avoir bien « vérifié la disponibilité des vaccins de FCO-3 dès la détection de l’épidémie en Belgique en 2023 », mais qu’aucun de ceux-ci n’était effectivement disponible début 2024, moment où la prise en charge aurait pu être rendue possible.
De son côté, Aline Van Den Broeck, porte-parole de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca), pointe une certaine dépendance aux firmes pharmaceutiques, seules décisionnaires de la production ou non d’un vaccin à grande échelle. « Les autorités belges, notamment l’AFMPS, l’Afsca et le SPF Santé publique ont cependant fait le maximum pour inciter celles-ci à développer le vaccin et à en garantir la disponibilité le plus rapidement possible », assure-t-elle.
Pour Nicolas Marchal, du Collège des producteurs, ce scénario ne tient pas vraiment la route, puisque le vaccin a finalement été disponible en mai 2024. « Mettre en circulation un vaccin demande du temps, des tests, une stratégie de production et de commercialisation : on considère qu’une entreprise a besoin de 5 à 8 mois pour y parvenir, déclare-t-il. Alors, assurer en février 2024 que le vaccin n’est pas en cours de développement et le voir arriver sur le marché trois mois plus tard, c’est tout simplement une erreur de l’AFMPS et des autorités sanitaires, qui n’ont pas suivi les firmes pharmaceutiques d’assez près. »
Une prise de conscience tardive
Malgré sa disponibilité fin mai 2024, le vaccin peine alors à trouver son chemin vers les éleveurs et éleveuses. Et là encore, difficile de s’y retrouver tant les blocages sont nombreux.
Première pierre d’achoppement ? Après la mise en circulation effective du vaccin, les lourdeurs administratives ont rendu impossible l’utilisation du Fonds sanitaire pour le financer. « Le problème, c’est qu’entre les négociations, la rédaction des traités et la mise à disposition des fonds, on a besoin de six mois pour réagir, regrette Nicolas Marchal. En dessous de ce délai, on ne sait rien faire. »
Deuxième difficulté : le timing de vaccination. « Fin mai-début juin, c’est une période chargée dans le calendrier agricole, où la plupart des élevages sont déjà en pâture, explique François Claine, vétérinaire au sein du département d’épidémiologie et d’encadrement sanitaire de l’Association régionale de santé et d’identification animales (Arsia). D’autant plus que dans le secteur ovin, les éleveurs répartissent souvent leur cheptel sur plusieurs petites parcelles, donc la vaccination peut vite représenter une très lourde charge de travail pour les éleveurs qui doivent rassembler tout le monde à l’étable. »
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Outre ces raisons logistiques, Zoé Brusselmans, éleveuse à Durbuy, déplore aussi un grand manque de communication tout au long de la progression de la FCO-3 dans les pays voisins, qui n’aurait pas permis de préparer la crise à venir en Belgique. « C’était le déni total, personne ne s’est rendu compte de l’urgence, personne ne l’a ressentie comme une maladie qui était à nos frontières et allait décimer nos troupeaux : même pendant la foire de Libramont, aucune autorité n’a alerté sur ce fléau qui allait nous frapper quelques jours plus tard. »
Même avis tranché du côté du syndicat agricole la Fugea, où Timothée Petel, porte-parole, déplore un « non-sujet total et un manque d’anticipation à tous les niveaux : nous n’avons été convoqués à aucune réunion de crise avant que ça n’explose ».
François Claine, vétérinaire, reconnaît lui aussi un manque d’efficacité dans les communications mises en route, malgré de premières alertes de l’Arsia en novembre 2023. « Nous avons dès lors averti sur le risque d’expansion de l’épidémie en Belgique, par des newsletters, des rencontres et des webinaires, mais je constate qu’au sein du monde agricole, peu d’entités ont fait écho à ce risque », fait-il remarquer.
La suite de cet article continue de décrypter comment la maladie de la langue bleue a pu impacter à ce point les éleveurs et éleveuses. Un dossier tranchant à découvrir dans notre nouveau numéro (hiver 24-25).
