Sodexo est une entreprise relativement discrète par rapport à d’autres industriels de l’agroalimentaire ou de la grande distribution. Pourtant, le groupe est en contact avec près d’un belge sur quatre au travers de la restauration collective, des titres-repas, ou de services aux entreprise. Focus sur le leader autoproclamé des « services de qualité de vie » et ses pratiques, qui rappellent parfois celles de la grande distribution.
REGARD | Romain Gelin, chercheur au GRESEA (*) | romain.gelin@gresea.be
Services aux entreprises, aux administrations (comptabilité, IT, communication, logistique, restauration collective, titres-repas, gardiennage, espaces verts, nettoyage…), gestion d’établissements pénitentiaires, de santé, scolaires, maisons de repos, bases militaires, etc… Les activités de Sodexo semblent sans limites.
Point commun : elles sont toutes le fruit du processus d’externalisation à l’œuvre depuis les années 1980. Entreprises et pouvoirs publics ont en effet sous-traité ou délégué des pans de leurs activités pour des raisons d’efficacité, de compétences, souvent pour réduire les coûts, mais aussi parce qu’il est plus facile de se séparer d’un sous-traitant lié par un contrat commercial (ou d’un contractuel) que de travailleurs avec des contrats de travail (ou de fonctionnaires). Sodexo a largement su s’adapter à ces évolutions.
Des bases pétrolières aux cantines scolaires
Créée en 1966 à Marseille par Pierre Bellon, Sodexho – SOciété D’EXploitation HÔtelière, aériennes, maritimes et terrestres – devenue Sodexo en 2008 pour en faciliter la prononciation à l’international, opère dans 67 pays. La famille fondatrice contrôle le groupe avec 42% des actions et 57% des droits de vote.
Le groupe est l’un des 25 premiers employeurs privés au monde. Il est présent en Belgique depuis 1971 où il possède six filiales. Sodexo Belgium, qui affirme servir plus de 100.000 repas quotidiens – deux fois plus que Mc Donald’s – est présent dans une trentaine d’hôpitaux, 150 maisons de repos, de nombreuses entreprises, administrations, crèches, prisons, bases militaires…
Malgré la diversification de ses activités, les « services sur site », aux entreprises et administrations, comptent pour 96% du chiffre d’affaires de Sodexo, dont une large part imputable à la restauration collective. L’activité « titres-repas » représente 4% des recettes du groupe.
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A ses débuts, Sodexo obtient des contrats de gestion de camps de ravitaillement, notamment d’installations pétrolières, minières, sur des sites isolés au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Dans les années 1980, la croissance du groupe se fait par acquisitions, à l’instar de nombreuses multinationales. Sodexo absorbe ses concurrents Tickets Restaurants et Chèques Repas, s’implante en Amérique du Nord, du Sud, en Russie et dans plusieurs pays européens. Les effectifs passent de 36.000 salariés en 1992 à 286.000 en 2000 avec le rachat de Gardner Merchant (n°1 de la restauration collective britannique), Partena (Suède) et surtout de Marriott management services (Etats-Unis).
Ces dernières années, Sodexo tente de réduire son exposition à la restauration collective avec des offres de service globales aux entreprises, plus rentables, mais aussi par des participations dans des opérateurs de click & collect, de livraison de repas, de covoiturage ou d’espaces de travail partagés. La dernière grosse acquisition est celle de Centerplate, n°4 américain sur le marché des sports et loisirs.
Une « qualité de vie » qui laisse à désirer
Sodexo s’affiche comme leader des « services de qualité de vie », un avis pas toujours partagé par les consommateurs de ses repas. En Belgique, des centaines d’écoles font appel aux services du géant de la restauration sous-traitée. Les cantines scolaires sont souvent dans le viseur des critiques, comme à Woluwe-St-Lambert, où lors d’une visite des cuisines de Sodexo en 2018, des élus communaux avaient constaté des manquements au cahier des charges, notamment pour la certification bio ou l’importation de volaille non-européenne. En 2014-2015, des élus saint-gillois avaient également permis de mettre fin au contrat de Sodexo, au profit d’un concurrent belge au cahier des charges plus strict, pour un prix moindre.
Autre exemple en France, dans les Yvelines, où Sodexo a obtenu un contrat de 7 ans pour fournir des repas à 48.000 élèves. Début 2019, les élèves et parents s’étaient plaints de la qualité des denrées, fustigeant l’écart entre l’appel d’offre qui devait encourager une nourriture locale et biologique et les plats « bas de gamme » servis aux élèves. La piètre qualité des repas de la multinationale ressort de nombreux témoignages.
«Ça a été un premier choc : il y avait un vrai décalage entre l’intitulé du menu et ce qui se trouvait sur le plateau des enfants, raconte une mère d’élèves scolarisés à Paris. L’émincé de bœuf disparaissait, remplacé par des nuggets de poulets, la salade verte de l’entrée annoncée au menu passait à la trappe et sous l’appellation flan caramel se cachait en fait un dessert industriel bourré d’additifs. Ce qui m’a le plus écœurée ? Des « allumettes végétales » immondes, baignant dans une sauce figée, qu’on a eu de la peine à identifier. »
Aux Etats-Unis, où Sodexo gère la nourriture de dizaines de campus universitaires, les mêmes critiques sont apparues, à propos de la qualité nutritionnelle des repas, de produits trop gras ou surgelés et des quantités proposées aux étudiants. Les repas sont souvent préparés dans des cuisines centrales, en fait des lieux d’assemblage de produits surgelés, ultra-transformés, contenant des additifs pour modifier le goût, la couleur ou la texture des plats, et réduire les coûts.
Une autre pratique des services de restauration collective consiste à utiliser des substituts, pour diminuer le prix des denrées. Ainsi, par exemple, le nugget ou le cordon bleu de poulet, sera constitué de peau de volaille, tandis que la farce contenue dans les paupiettes de veau ou de dinde sera composée à 30% de soja[1].
Outre ces témoignages, la firme a été éclaboussée par plusieurs scandales alimentaires. Dès 2003, Sodexo est condamnée pour tromperie et publicité mensongère sur l’origine de sa viande bovine, censée provenir de bêtes de moins de 4 ans. Les bovins retrouvés dans les assiettes en avaient le double en moyenne.
En 2010, des poulets contaminés par la bactérie listéria sont rappelés aux États-Unis, ils transitaient vers la cuisine centrale de Sodexo qui livre les repas surgelés aux bases militaires américaines. En 2012, des fraises surgelées importées de Chine dans les cantines allemandes avaient causé une vague de gastro-entérites touchant 11.200 écoliers. L’année suivante, de la viande de cheval est identifiée en Grande-Bretagne dans des pièces de bœuf. A Marseille, des vers et des chenilles avaient été retrouvés dans la nourriture destinée aux écoles primaires gérées par Sodexo.
Marges-arrières et pressions sur les fournisseurs
Pour proposer des repas à 100 millions de consommateurs chaque jour, Sodexo achète des quantités faramineuses de denrées. Publiquement, la firme ne communique que très peu sur les quantités achetées, ou sur l’identité des producteurs, sauf pour vanter un partenariat avec un petit producteur bio ou une « entreprise familiale ». En 2012, Sodexo présentait à la commune de Woluwe-Saint-Lambert la liste de ses fournisseurs en vue d’obtenir la gestion des cantines. La société affirmait alors se fournir en volaille auprès de la coopérative Coprosain, dont 11% en biologique. Contacté par la RTBF[2], le directeur de la coopérative explique ne jamais avoir fourni Sodexo en volaille, encore moins biologique, réservée aux ventes directes et dans des quantités bien moindres. Pour se donner une idée des ordres de grandeur, en 2013, Sodexo Belgium achetait 1.200 tonnes de viande porc par an : peu de chance que le tout provienne de petites exploitations familiales, durables et locales.
Dans ces conditions, le pouvoir de la multinationale est colossal pour négocier les prix. Il n’est dès lors pas étonnant de retrouver certaines pratiques de la grande distribution chez les acteurs de la restauration collective, comme celle des marges arrières. Le procédé est simple : en contrepartie des volumes achetés, le producteur est invité à rétrocéder une part du prix payé, pouvant aller jusqu’à 40% du prix de départ[3].
En 2010, aux Etats-Unis, Sodexo a accepté de payer 20 millions de dollars pour éteindre les plaintes de plusieurs districts scolaires et d’universités. Le groupe, qui réclamait des ristournes aux fournisseurs (en moyenne 14% entre 2004 et 2009), s’était engagé à en rétrocéder une partie à ses clients publics, mais les avait finalement gardés dans ses caisses. Selon le témoignage du procureur général adjoint de New York[4], les fournisseurs ne proposant pas de rabais étaient généralement exclus des listes de fournisseurs de la restauration collective.
Autre constat : les salariés en charge des achats étaient en partie évalués, et rémunérés, en fonction de la proportion d’achats dits « conformes », c’est-à-dire ceux réalisés auprès des vendeurs offrant des rabais. Comme les distributeurs, Sodexo dispose de ses propres centrales d’achat – comme Entegra par ex.- qui proposent aussi leurs services à d’autres acteurs, notamment dans l’Horeca pour gérer les achats auprès de fournisseurs, et se rémunèrent sur les rabais obtenus. Le métier d’acheteur de Sodexo et son modèle sont donc très proches de celui de la grande distribution.
Un autre moyen de pression sur les fournisseurs consiste à les mettre en concurrence avec des produits importés : « volailles d’Asie du Sud-Est, d’Amérique du Sud, porcs de Chine, fruits et légumes d’Afrique du Nord ou d’Europe du Sud »[5].
Enfin, d’autres pratiques à la limite de la malhonnêteté, ont été épinglées dans un documentaire[6] sur les cantines comme la tricherie sur les grammages (servir des steaks de 26g au lieu de 30g) – sans lien avec le programme de réduction du gaspillage du groupe – ou les changements de menus au dernier moment avec des produits de qualité moindre comme substituts. Bon appétit bien sûr!
Ententes illicites dans les titres-repas
France. Fin 2019, Sodexo est condamnée à une amende de 126 millions d’euros en compagnie de ses « concurrents », Edenred (157 millions d’€), Natixis Intertitres (83 millions d’€), et UP (45 millions d’€) pour entente illicite. Les faits portent sur la période 2002-2015. Il est reproché aux entreprises de s’être échangé des informations sur les parts de marchés, et d’avoir freiné le passage aux titres numériques, dans le but d’empêcher l’entrée de nouveaux concurrents. Trois des quatre sociétés avaient déjà été condamnées en 2001 (Accor devenu Edenred, Sodexo et Chèques Déjeuner devenu Up) pour les mêmes faits : ententes et échanges d’informations. Fin février 2020, l’autorité de la concurrence a de nouveau mené des visites et réalisé des saisies dans les entreprises du secteur, mais sans en dévoiler la teneur.
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* GRESEA : Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative
[1] Sandra Franeret, Le livre noir des cantines scolaires, 2018, Leduc.s Editions, p.85.
[2] RTBF, Questions à la Une, Nos cantines : locales et durables, vraiment ?, diffusé le 11 décembre 2019.
[3] Sandra Franeret, op.cit. p.83.
[4] New York Assistant Attorney General John Carroll, Testimony by Assistant Attorney General John F. Carroll, State of New York, before the United States Senate, Committee on Homeland Security and Government Affairs, Subcommittee on Contracting Oversight, October 5, 2011
[5] Sandra Franeret, op.cit p.84.
[6] Les casseroles de la restauration scolaire, 52 min, réal. Celine Destève, 2016