Manger bio, c’est un coût. Des consommateurs y renoncent par manque de moyens. Dans le même temps, les agriculteurs bio peinent à obtenir des prix rémunérateurs. Dans cette quadrature du cercle, un modèle émerge : celui des magasins participatifs à l’instar de BEES coop. Ici, les clients sont les propriétaires des lieux. Mais face à leur promesse de nouer des relations équitables avec les producteurs, d’aucuns restent un peu sur leur faim.
Clémence Dumont – Journaliste / clemence@tchak.be
BEES coop est un supermarché collaboratif inauguré en 2017 à Schaerbeek, le premier de ce genre dans la capitale. Inspiré par Park Slope Food Coop à New York et La Louve à Paris, il a pour but principal de rendre l’alimentation de qualité à la portée du plus grand nombre. Près de 95% des aliments qui y sont vendus sont issus de l’agriculture biologique. Sa particularité, c’est que tous les clients sont coopérateurs. Et plus encore : pour pouvoir y faire leurs courses, ils doivent y travailler 3 heures par mois. Huit salariés (6,6 équivalents temps plein) veillent tout de même à ce que la machine tourne.
➡️ Cet article en accès libre est complémentaire à notre enquête sur le cri d’alarme des producteurs bio, à lire dans le numéro 4 de Tchak!.
Ce modèle essaime en Belgique. Il retisse des liens dans les quartiers, tout en permettant de diminuer la marge sur les produits vendus. L’objectif n’est pas de générer des dividendes : les éventuels bénéfices sont réinvestis dans le projet après délibération de ses membres.
Si l’initiative de ce type de magasin émane des consommateurs, elle s’accompagne généralement d’un souci pour les producteurs. Sur son site internet, BEES coop explique ainsi donner « la priorité à des produits durables, issus d’échanges équitables. Nous privilégions les producteurs locaux, les circuits courts, les produits cultivés de manière écologique, les produits de saison, la lutte contre le gaspillage alimentaire et la réduction des emballages alimentaires via un vaste choix de produits en vrac. »
Pour autant, dans le monde paysan, BEES coop fait grincer quelques dents. Comme la plupart des magasins bio, l’enseigne se fournit à près de 80% via des grossistes, d’après Martin Raucent, l’un de ses fondateurs et travailleurs salariés.
En soi, ce n’est pas un problème. BEES coop a sélectionné quelques structures qui ont la défense des producteurs dans leur ADN comme Terra Etica ou Paysans-Artisans, des entreprises familiales comme Delibio ou encore The Food Hub, qui fournit notamment des fruits issus d’une coopérative sicilienne. Mais une grande part de l’assortiment provient d’intermédiaires dont le large catalogue ne favorise pas systématiquement les producteurs les plus écologiques, les plus soucieux de leur main-d’œuvre et/ou les plus locaux 1. Par exemple Biofresh, le plus grand distributeur bio au Benelux, ou Hygiena, qui appartient au groupe français Compagnie Biodiversité.
« On doit taper du poing sur la table »
Il est vrai que pour les produits secs, l’offre belge est limitée et, surtout pour tout ce qui est transformé, souvent très onéreuse. « Pour les produits frais, on fait un effort énorme pour privilégier les petits et moyens producteurs. C’est le cas pour au moins la moitié de nos légumes », tient à nuancer Martin Raucent.
À la satisfaction des paysans concernés ? D’après les témoignages de plusieurs producteurs qui livrent ou ont livré BEES coop en direct, l’enseigne ne semble pas toujours se rendre compte qu’elle négocie des conditions qui finissent par faire pression sur les prix et le temps de travail. Or il faut savoir que le référentiel des prix alimentaires dans nos sociétés est tel que, même en circuit court, les producteurs bio ont tendance à se sous-payer 2. Ils ne comptent pas leurs heures pour des salaires dérisoires. En Wallonie, un maraîcher bio sur petite ou moyenne surface gagne entre 7 et 10,50 euros brut de l’heure 3.
« Avec la BEES coop, cela ne se passe pas super bien. Je n’ai pas envie de les critiquer parce que j’aime bien leurs valeurs. Je pense que la situation va s’améliorer, mais il faudrait que je prenne le temps de leur parler », explicite un producteur.
Un autre partage le même malaise : « Au moins ici, on a des interlocuteurs à qui parler. Si on tape du poing sur la table pour dire qu’on n’en peut plus, ils écoutent. Mais on sent que ce n’est pas naturel pour eux. »
Sarah Potvin, co-fondatrice de La Finca, est plus catégorique. Pour elle, les magasins participatifs, c’est « un modèle égoïste au service du portefeuille du consommateur ». Elle n’a collaboré que quelques mois avec BEES coop car ses légumes ont été jugés trop chers. « Ils ne se vendaient pas », justifie Martin Raucent…
La Finca, ferme coopérative basée à Wezembeek-Oppem, a fait de la rémunération digne de tous ceux qui y travaillent l’une de ses priorités. Pour y parvenir, elle a ouvert ses propres canaux de distribution avec deux épiceries et un restaurant. Les produits de la maison y côtoient ceux de la coopérative Agricovert et d’autres petits producteurs. Quelques gros intermédiaires comme Biofresh ou Interbio fournissent une partie des denrées, mais uniquement en dernier recours.
+++ A lire aussi | Agricovert, la coopérative qui valorise le bio équitable
Aujourd’hui, c’est le Bab’l Market, nouveau magasin participatif à Stockel inspiré de BEES coop, qui risque de faire concurrence à La Finca. Sarah Potvin trouve insensé que la Région bruxelloise ait offert 75.000 euros de subsides à ce projet sans prendre la peine d’étudier si le modèle atteint ses objectifs.
« Avec l’explosion des chaînes bio, on a de plus en plus de mal à justifier nos prix. Et voilà maintenant qu’une partie de la population pense sauver l’agriculture avec des supermarchés coopératifs qui ne réunissent que des consommateurs et dont le dénominateur commun est la recherche, à tout prix, d’une alimentation de qualité moins chère ! »
« Ici à Kraainem, un magasin de vrac qui revend nos légumes n’a pas renouvelé le contrat d’une employée à cause de l’ouverture du Bab’l Market, poursuit Sarah Potvin. Pour moi, c’est de la concurrence déloyale : les prix des supermarchés coopératifs sont le résultat d’un modèle qui évite massivement la mise à l’emploi. Je suis convaincue que l’impact global est négatif. »
En quête de mixité sociale
L’agricultrice ne manque pas d’arguments, partagés par d’autres acteurs de l’alimentation bio qui ont préféré garder l’anonymat : ce type de magasin crée peu d’emplois et donc finance peu la sécurité sociale – le fondement de la solidarité dans nos sociétés européennes -, sans pour autant soutenir les paysans nettement mieux que d’autres enseignes bio et sans (encore ?) atteindre son objectif d’accessibilité.
Une étude de l’ULB menée en partenariat avec BEES coop le concède : en 2018, les observations sur le terrain montraient que « seuls ceux qui ont l’habitude de s’approvisionner en produits labellisés et/ou dans des commerces spécialisés trouvent les prix de BEES coop à leur portée pour des achats réguliers »[4]. Depuis, BEES coop a étoffé son offre pour y ajouter un peu plus de références à bas prix. Cependant, malgré beaucoup d’efforts pour toucher tous les habitants, sa clientèle n’est toujours pas le reflet de son quartier cosmopolite.
Ce n’est pas qu’une question de prix. Des freins culturels sont en jeu. Pour certains, il est d’ailleurs un peu vain de vouloir attirer les personnes les plus fragilisées vers des systèmes alimentaires alternatifs si celles-ci ne sont pas à la base du projet.
« De l’avis de chercheurs, de professeurs, de médiateurs sociaux, c’est aux personnes précarisées à initier un projet de transition alimentaire, à garder la paternité de ce projet et à l’ouvrir à d’autres classes sociales au moment où elles décideront d’une mixité sociale », peut-on lire dans une étude du Centre permanent pour la citoyenneté et la participation (CPCP)[5].
« Il n’y a pas que des hauts revenus chez nous. Et on a une forte mixité intergénérationnelle, défend Martin Raucent. On n’attire pas encore tous les publics mais l’exemple de Park Slope Food Coop à New York montre que c’est un travail de longue haleine pour y parvenir. » Dans un souci d’inclusion, ce supermarché participatif de Brooklyn s’est ouvert à plus de produits non issus de l’agriculture biologique. Une orientation qui fait débat entre les membres de BEES coop.
Des valeurs contradictoires
Au cours de notre enquête sur les producteurs bio, plusieurs fournisseurs et magasins alternatifs nous ont fait part de cette réflexion : « Nous au moins, on finance des emplois de qualité. Avoir un boulot mal payé puis faire ses courses pas cher à la BEES coop, c’est ça le modèle de société ? »
Actuellement, les supermarchés participatifs captent des consommateurs plutôt sensibilisés à la cause paysanne qui délaissent d’autres initiatives de soutien sans être bien conscients des différences pour les producteurs, regrettent-ils aussi. Lors de l’ouverture de BEES coop, des GASAP[6] environnants ont perdu jusqu’à la moitié de leurs abonnés, selon Laurence Lewalle, la coordinatrice du réseau.
Martin Raucent entend ces critiques mais, pour lui, elles passent à côté de l’essence du projet. « Toutes les grandes décisions sont discutées en assemblée générale. Chaque membre a son mot à dire. À la différence de la plupart des magasins, le but de BEES coop n’est pas de faire fructifier du capital. Notre modèle amène à questionner le rapport au travail. On s’inscrit dans une perspective de réduction du temps de travail, ce qui peut contribuer à une diminution du chômage. Les emplois que l’on crée sont de qualité et on ne recourt pas aux jobs étudiants, qui financent très peu la sécurité sociale mais sont très courants dans les magasins. »
« L’effet indirect, difficile à quantifier, est réel. Des emplois qui sont généralement locaux et dans des filières d’avenir sont rendus plus pérennes grâce à nous », assure Martin Raucent, qui précise que de nombreux autres systèmes alimentaires alternatifs comptent sur des bénévoles. Pour les maraîchers qui livrent en direct, « des engagements garantissant un revenu stable sont en préparation », insiste-t-il.
En attendant, il y a cette réalité : ce sont les clients de BEES coop qui ont la main et, ici comme dans la plupart des magasins bio, les produits bio de type industriel s’y vendent deux à trois fois plus que les équivalents agroécologiques plus chers[7].
« Notre projet est un casse-tête parce qu’on doit trouver un équilibre entre des valeurs contradictoires. On sera toujours tiraillé entre l’accessibilité et le soutien aux producteurs, reconnaît Martin Raucent. On essaye de proposer plusieurs choix aux consommateurs. Mais à un moment, les familles doivent pouvoir manger ! »
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[1] Sur l’intérêt des grossistes et leur évolution, lire le chapitre 2 de l’enquête sur les producteurs bio publiée dans le numéro 4 de Tchak!.
[2] Voir par exemple l’étude « Cosyfood » : https://www.cocreate.brussels/projet/cosyfood/resultats-de-recherche.
[3] Chiffres indicatifs issus de la thèse d’Antoinette Dumont dont on peut trouver un résumé dans le numéro 39 de la revue « Itinéraires Bio » (2018) : https://www.biowallonie.com/wp-content/uploads/2018/03/Brochure-A4-Itineraire-BIO-39-web-DEF.pdf
[5] Karin Dubois, « Les magasins coopératifs et participatifs ne sont pas une solution à la précarité alimentaire à moins que… », CPCP, analyse n°396, 2020 (http://www.cpcp.be/wp-content/uploads/2020/02/magasins-participatifs-cooperatifs-2.pdf)
[6] Groupes d’achats solidaires de l’agriculture paysanne.
[7] D’après les calculs effectués par Martin Raucent pour quatre types de produits : cookies, miel, passata de tomates et lardons. « Les légumes pas lavés ou moches, ça ne marche pas », constate-t-il également.